Henri Lacordaire, une personnalité catholique majeure du XIXème siècle
Henri Lacordaire (1802-1861) – le père Lacordaire – est aujourd’hui quelque peu oublié. En un siècle où l’on n’enseigne plus Napoléon, on enseigne encore moins le père Lacordaire. C’est un grand tort, dans les deux cas. En effet, le père Lacordaire est une des personnalités catholiques majeures du XIXème siècle en France. Il a en particulier restauré l’ordre des dominicains, ou prêcheurs, dans notre pays. L’ordre des dominicains est l’ordre de religieux mendiants fondé par saint Dominique de Guzman (1170-1221) ; il se consacre particulièrement à la prédication itinérante. Les dominicains ne sont pas des moines au sens strict, et suivent la règle de saint Augustin, complétée par saint Dominique. La plus grande gloire de l’ordre dominicain est saint Thomas d’Aquin (1225-1274), penseur catholique probablement indépassable.
L’ordre dominicain avait été aboli, comme tous les autres ordres religieux en France, par la Révolution en 1790-91. Le père Lacordaire a possédé un don certain pour l’éloquence sacrée ; il a été très demandé par tous les diocèses de France, après ses grands succès des conférences de Carême à Notre-Dame de Paris (les premières ont eu lieu en 1835). Le père Lacordaire a rencontré beaucoup d’oppositions, extérieures à l’Eglise, car les anticléricaux détestent particulièrement les ordres religieux, et intérieures à l’Eglise, du fait de rivalités entre ordres, querelles doctrinales, réglementaires, ou tout simplement humaines. Diriger un ordre (ou plus exactement sa branche française) même renaissant, ne comptant donc que quelques dizaines de membres, n’était pas chose facile. Le père Lacordaire n’a pas été forcément sans faiblesses personnelles, éventuellement doctrinales – on peut au moins poser la question – ou politiques – assurément –, même s’il ne faut certainement et surtout pas croire toutes les calomnies, parfois infâmes, répandues contre lui tout au long de sa vie.
Que penser du père Lacordaire, de son action et de l’homme ?
L’auteur de cette biographie, Anne Philibert, est une historienne professionnelle, universitaire et agrégée. Elle possède parfaitement son sujet, et son époque. Elle maîtrise l’aspect essentiel de l’histoire religieuse, et les croyances de l’Eglise catholiques. Elle manifeste un biais favorable pour son personnage, mais elle se montre remarquablement honnête tout au long de son ouvrage.
Un jeune prêtre talentueux, mais dans le sillage de Lamennais
Le père Lacordaire vient d’une famille de moyenne bourgeoisie bourguignonne. D’où des erreurs courantes forçant le trait sur sa richesse ou sa pauvreté, exagérées dans les deux sens. Le milieu de sa jeunesse a été fort peu pieux, et il s’est converti jeune adulte. Ordonné prêtre en 1827, il sert dans le diocèse de Paris, avant de devenir religieux. Pur intellectuel, peu fait pour la gestion d’une paroisse, il a été aumônier de diverses institutions, de couvents de dames ou d’enfants et d’adolescents. Il a été tenté très tôt de rejoindre les Jésuites, ordre « intellectuel » rétabli en France dans les années 1820. Or, les Jésuites sont particulièrement honnis des militants antichrétiens. Beaucoup de catholiques, de sensibilité gallicane, ne les apprécient pas non plus. Il y a eu une part de provocation, de provocation pieuse, dans cette idée. Il ne l’a pas poursuivie, pour des questions de différence de spiritualités avant tout, et quelques déceptions personnelles.
L’abbé Lacordaire a suivi durant deux ans (1830-1832) l’abbé Lamennais (1782-1854) et Montalembert – dont l’amitié, malgré des hauts et des bas, lui restera acquise –, et leur journal l’Avenir (1830-1831). L’abbé Lamennais avait été une figure très populaire du catholicisme en France sous la Restauration, avec une sensibilité ultramontaine affirmée. Mais il a suivi une pente toujours plus audacieuse, celle du catholicisme libéral, sinon progressiste, prônant la conciliation entre l’esprit du monde moderne et le catholicisme, et allant jusqu’à prôner la séparation volontaire de l’Eglise et de l’Etat. Orgueilleux, l’abbé Lamennais a poursuivi sa trajectoire jusqu’à de franches hérésies, un schisme, puis l’apostasie complète, tombant dans le scepticisme sinon l’athéisme, et ce de façon parfaitement publique et revendiquée. L’abbé Lacordaire, lui, s’est soumis aux censures du pape, portant sur des motifs de doctrine, exprimées dans l’Encyclique Mirari Vos de 1832.
Le père Lacordaire, restaurateur des dominicains en France
Ce choc de l’apostasie de Lamennais a amené son ami Lacordaire à faire très attention au respect du dogme catholique. Cet échec de la mouvance du catholicisme libéral l’a poussé à se retirer dans des monastères dominicains italiens (à partir de 1836, et surtout 1839-1841), à étudier rigoureusement la doctrine catholique et les constitutions dominicaines.
Avec patience et sens des réalités, il a tenté, puis réussi, la restauration des dominicains en France, à partir de 1843. Il a su accepter avec humilité les rebuffades, les échecs, les méfiances, souvent sinon toujours injustes, résultant de la trajectoire erratique de Lamennais. Il a toujours veillé à maintenir de bons rapports avec les évêques, a essayé de maintenir un équilibre réaliste du point de vue financier entre les donations et ressources prévues avec les dépenses prévisibles. Il a su établir d’abord des maisons, puis des couvents, à Paris, Nancy, Chalais (près de Grenoble), Saint-Maximin, Bordeaux, Toulouse.
La biographie d’Anne Philibert rappelle toutes les querelles de personnes, incessantes. Il est difficile de concilier science, foi, énergie, sans exaltation. Trouver des dominicains correspondant à cet idéal n’est pas évident. Le père Lacordaire, à rebours des idées de son temps, a tenu à rétablir la dureté du XIIIème siècle, avec des levers nocturnes, des mortifications sévères toute l’année. Il s’est lui-même énormément mortifié, demandant régulièrement à se faire flageller par ses frères, comportement très moqué au XIXème siècle et peu compréhensible aujourd’hui, mais effectivement conforme à la lettre de saint Dominique.
Une tentation libérale persistante ?
Le père Lacordaire a soutenu la Monarchie de Juillet (1830-1848), puis la Deuxième République (1848-1852) ; il est resté dans une sourde opposition sur l’essentiel de l’Empire (1852-1870). On ne saurait nier un tempérament libéral en politique, des déclarations parfois imprudentes, comme la revendication d’un « socialisme chrétien ». Un excellent prêtre peut se tromper en politique.
Plus grave, n’y aurait-il pas aussi un libéralisme doctrinal sur le plan religieux ? Des réminiscences de l’enseignement de « Lamennais première manière », suivant l’expression de l’époque, auraient-elles surnagé ? A défaut de doctrine erronée, a subsisté un tempérament optimiste, sinon libéral, certain, une volonté généreuse, avec par exemple une vision des Anglicans comme de bons catholiques qui s’ignoreraient.
Anne Philibert met l’accent sur les fausses prophéties
Il faut faire la part des illusions du temps, dont une crédulité envers des prophéties erronées sur une conversion imminente de l’Angleterre, ou le retour à un christianisme ardent de l’Europe… Elles ont hélas été démenties radicalement par les faits. Une des grandes qualités du travail de Madame Philibert est de rappeler le rôle essentiel de ces fausses prophéties, souvent occultées par les hagiographes contemporains, tant elles paraissent contraire à la logique d’individus intégrés à tort ou à raison dans un mouvement précurseur d’un christianisme « moderne ».
Henri Lacordaire, une personnalité catholique majeure du XIXe siècle français
Avec toutes ses qualités, et ses défauts, le père Lacordaire est une des figures majeures du catholicisme en France. Sa foi ne fait aucun doute, même s’il a été perméable aux idées de son temps. L’on est en droit de lui préférer Bossuet, mais le restaurateur des dominicains en France ne saurait être réduit à n’avoir été qu’un précurseur d’un christianisme « moderne », compréhensif et peu exigeant, ce qui tient largement du contresens.
Le livre de Madame Philibert, remarquablement précis, honnête, est donc indiscutablement à lire.
Octave Thibault
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