Découverte d’un texte proto-massorétique (500 AD)
by areopage on octobre 27th, 2015
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C’est une découverte historique. Un témoin du texte biblique, vieux de 1500 ans, vient d’être mis au jour. D’après l’Autorité des Antiquités Israéliennes (IAA) :
this is the most ancient scroll from the five books of the Hebrew Bible to be found since the Dead Sea scrolls, most of which are ascribed to the end of the Second Temple period (first century BCE-first century CE)
A vrai dire la découverte a été faite il y a une quarantaine d’années dans une arche sainte de la synagogue d’Ein Gedi, mais comme le rouleau en question est entièrement carbonisé, son déchiffrement n’a pu intervenir que récemment, grâce à de nouvelles techniques informatiques permettant de réaliser une copie numérique 3D haute résolution du rouleau, puis… le dérouler virtuellement (source). Wow !
Or les premiers mots déchiffrés révèlent les huit premiers versets du premier chapitre du Lévitique. C’est donc un chaînon important dans l’histoire du texte de la Bible hébraïque qui va pouvoir être étudié, et c’est en cela que la découverte est réellement exceptionnelle. Jusqu’à présent le texte le plus ancien de la Bible hébraïque (si l’on excepte les témoins indirects comme les amulettes de Ketef Hinnom, -VII) se trouvait dans les manuscrits de la mer Morte (-II/I). Puis, c’est le néant. Un vide immense jusqu’aux IXe/Xe s. avec les manuscrits de la Genizah du Caire, et les codices médiévaux.
Le problème avec les manuscrits de la mer Morte, c’est qu’ils sont de nature différente. Certains sont les témoins de retouches ou recensions. Dans de nombreux cas, leur orthographe a été retouchée, spécialement avec un large emploi des mères de lecture (cf. Roberts 1951 : 15-19). Dans d’autres cas, leur texte est identique au texte « massorétique » – on les nomme alors témoins proto-massorétiques. Selon le décompte d’Emmanuel Tov, 48% des textes trouvés à Qumrân sont conformes au texte « massorétique » tel qu’on le connaît, 11% s’apparentent au Pentateuque samaritain, 2% à la Septante et 39% sont dits « non alignés » (Tov 2012 : 108).
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Au-delà des différences orthographiques, celles qui sont les plus significatives sont de nature théologique. Il y en a peu, mais elles sont significatives. Elles intéressent surtout la chronologie, comme on peut s’en convaincre en comparant par exemple le texte de Genèse 11.13 (non attesté à Qumrân) dans le TM et la LXX (cf. Hendel 1998 : 146).
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Si l’on regarde de plus près, le texte massorétique conduit à une aberration : le Déluge aurait eu lieu en -2390, autrement entre les IVe et Ve dynasties égyptiennes, qui non seulement ne parlent pas d’un cataclysme de ce genre, mais surtout lui survivent… Si au contraire on retient le texte de la Septante, une date bien plus crédible émerge : -3170. En l’occurrence, il n’est pas anodin que la chronologie du NT soit celle de la Septante (Luc 3.36).
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Sur ce point et un certain nombre d’autres, je ne puis que vous renvoyer aux importantes études de G. Gertoux, Dating the Biblical Chronology (p.7) et Dating the Deluge (p.55).
Ceci étant dit, revenons à notre rouleau du VIe s. Il n’est pas vocalisé et, pour autant qu’on puisse en juger sur la copie d’écran reproduite plus haut, ne porte aucun signe d’activité massorétique. Cependant on le classera volontiers dans la catégorie texte « massorétique », alors que l’activité proprement dite des Massorètes n’a démarré que vers les VIe/VIIe s. pour s’étaler jusqu’au XIe s. C’est curieux et cela tient à l’histoire de la transmission du texte telle que les savants la reconstituent actuellement. C’est un peu complexe, mais cela vaut la peine de s’y intéresser. Je vous livre déjà une brève histoire de cette transmission.
pdf Fontaine, Une brève histoire de la transmission du texte de la Bible hébraïque (2015)
C’est un extrait d’un document à paraître sur l’histoire du nom divin. Ce qu’il faut retenir, c’est que le sujet n’est pas clos et qu’il est sujet à des ajustements au fur et à mesure des découvertes ou études particulières. On peut cependant se risquer à la trame suivante :
Depuis l’époque de la Grande Assemblée, des générations de copistes se succèdent et produisent des exemplaires de la Loi d’excellente qualité.
Mais l’accès au texte est peu répandu, et les exemplaires confinés à l’enceinte du Temple, sous l’égide de la caste en place, celle des sadducéens.
Pour autant qu’on puisse en juger, durant la période du Second Temple le texte de la Bible hébraïque se diversifie : motivations eschatologiques et messianiques poussent certains groupes à fonder leurs communautés, et à s’isoler. Ainsi en est-il du groupe connu sous le nom d’esséniens, qui rejettent tant les sadducéens détenteurs du pouvoir, que les pharisiens, jugés sans doute encore trop mous.
Il n’est pas possible de préciser dans quelle mesure les copies produites par ces groupes sectaires témoignent du texte pré-existant. En tout cas on peut supposer que ces groupes sont à l’origine de la diversification du texte ; à tout le moins, ils ont accentué le phénomène.
La datation prend toute son importance lorsqu’on réalise que d’un côté les textes découverts à Qumrân, à dater avant 70 AD, sont très divers, tandis que de l’autre, les textes trouvés dans le désert de Juda, à dater après la chute du Temple, sont monolithiques – comme si une activité recensionnelle avait pris place et figé un texte seul au « détriment » des autres ; ou alors qu’un texte en particulier a été choisi pour être préservé.
Avec la disparition du Temple, il n’y a plus de caste susceptible de préserver, sans grand changement, un texte normatif (en payant des scribes professionnels rattachés au Temple). Le flambeau est repris par ceux qui ont survécu au désastre, à savoir les pharisiens. Ces pharisiens se structurent autour d’une yeshiva à Yabné : ainsi le rabbinisme naît et le texte biblique est corrigé puis standardisé.
Avant la guerre des Juifs contre les Romains, le texte biblique était donc un texte qu’on pourrait nommer sadducéen (ordinairement appelé proto-massorétique par les savants, mais le terme prête à confusion), puis, après la guerre, ce texte devient pharisien ou rabbinique. Des témoignages explicites invitent à étudier la Torah sur des exemplaires corrigés.
Comme l’explique Tov (in Schenker et Hugo 2005 : 118):
Les qumraniens n’étaient pas tenus de respecter les règles de copie en vigueur dans les cercles proches du Temple. Cela est indiqué non seulement par l’absence de ce type d’exemplaires exacts à Qumran [i.e. protomassorétiques], mais aussi par la variété textuelle ainsi que le grand nombre de corrections, de pratiques orthographiques et morphologiques nouvelles que présentent les textes de Qumran
D’un autre côté, les exemplaires trouvés sur les autres sites, auprès de communautés dépendantes du Temple, est explicable de la même manière:
Le fait de dupliquer ou de corriger à partir d’un exemplaire modèle a eu pour conséquence de conserver ce texte dans les exemplaires dits exacts qui furent utilisés partout en Israël. On retrouve ce type textuel dans des textes du désert de Juda, dans les citations de la littérature rabbinique, la plupart des Targumim et plus tard dans les manuscrits médiévaux. Par conséquent, nous suggérons d’indentifier les textes exacts proto-massorétiques trouvés dans le désert de Juda aux ‘rouleaux corrigés’ mentionnés dans la littérature rabbinique.
Si l’on en croit cette analyse, et les faits me paraissent partiellement aller en ce sens, ce qui est « proto-massorétique » témoigne en fait d’un texte « sadducéen » – c’est-à-dire précédant les corrections opérées vers 90/100 AD. Cependant, c’est sans doute édulcorer l’expression « rouleaux corrigés » que penser qu’on peut tirer un trait direct entre les textes proto-massorétiques et les textes rabbiniques corrigés. A mon sens la lignée est bien directe comme le propose Tov – à l’exception toutefois des corrections théologiques provoquées par l’émergence du christianisme. Il serait en effet naïf de croire que les rabbins ont figé le texte, sans aucune visée théologique (cf. Bodi 2007 ; voir supra ma Brève histoire p.2 note 18).
Aux endroits sensibles comme ceux qui intéressent la chronologie, et donc le messianisme, la Vorlage de la Septante est conforme à ce texte proto-massorétique. Au contraire, les corrections opérées subséquemment par les pharisiens et leur lignée, et qui ont généralisé une forme de texte ensuite appelée massorétique – en réalité les Massorètes n’ont fait qu’éditer scrupuleusement ce texte sans le toucher, ou si peu -, ont produit un texte corrigé, expurgé de certains traits gênants, ce dont témoignent des auteurs comme Justin.
Que sur des points si cruciaux les auteurs du Nouveau Testament aient choisi un texte cohérent – qui précisément s’écarte des aberrations chronologiques « massorétiques » – est proprement fascinant, et ne peut que conforter notre confiance dans leur inspiration.
From → critique textuelle, hébreu biblique, paléographie, papyrolo
by areopage on octobre 27th, 2015
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C’est une découverte historique. Un témoin du texte biblique, vieux de 1500 ans, vient d’être mis au jour. D’après l’Autorité des Antiquités Israéliennes (IAA) :
this is the most ancient scroll from the five books of the Hebrew Bible to be found since the Dead Sea scrolls, most of which are ascribed to the end of the Second Temple period (first century BCE-first century CE)
A vrai dire la découverte a été faite il y a une quarantaine d’années dans une arche sainte de la synagogue d’Ein Gedi, mais comme le rouleau en question est entièrement carbonisé, son déchiffrement n’a pu intervenir que récemment, grâce à de nouvelles techniques informatiques permettant de réaliser une copie numérique 3D haute résolution du rouleau, puis… le dérouler virtuellement (source). Wow !
Or les premiers mots déchiffrés révèlent les huit premiers versets du premier chapitre du Lévitique. C’est donc un chaînon important dans l’histoire du texte de la Bible hébraïque qui va pouvoir être étudié, et c’est en cela que la découverte est réellement exceptionnelle. Jusqu’à présent le texte le plus ancien de la Bible hébraïque (si l’on excepte les témoins indirects comme les amulettes de Ketef Hinnom, -VII) se trouvait dans les manuscrits de la mer Morte (-II/I). Puis, c’est le néant. Un vide immense jusqu’aux IXe/Xe s. avec les manuscrits de la Genizah du Caire, et les codices médiévaux.
Le problème avec les manuscrits de la mer Morte, c’est qu’ils sont de nature différente. Certains sont les témoins de retouches ou recensions. Dans de nombreux cas, leur orthographe a été retouchée, spécialement avec un large emploi des mères de lecture (cf. Roberts 1951 : 15-19). Dans d’autres cas, leur texte est identique au texte « massorétique » – on les nomme alors témoins proto-massorétiques. Selon le décompte d’Emmanuel Tov, 48% des textes trouvés à Qumrân sont conformes au texte « massorétique » tel qu’on le connaît, 11% s’apparentent au Pentateuque samaritain, 2% à la Septante et 39% sont dits « non alignés » (Tov 2012 : 108).
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Au-delà des différences orthographiques, celles qui sont les plus significatives sont de nature théologique. Il y en a peu, mais elles sont significatives. Elles intéressent surtout la chronologie, comme on peut s’en convaincre en comparant par exemple le texte de Genèse 11.13 (non attesté à Qumrân) dans le TM et la LXX (cf. Hendel 1998 : 146).
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Si l’on regarde de plus près, le texte massorétique conduit à une aberration : le Déluge aurait eu lieu en -2390, autrement entre les IVe et Ve dynasties égyptiennes, qui non seulement ne parlent pas d’un cataclysme de ce genre, mais surtout lui survivent… Si au contraire on retient le texte de la Septante, une date bien plus crédible émerge : -3170. En l’occurrence, il n’est pas anodin que la chronologie du NT soit celle de la Septante (Luc 3.36).
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Sur ce point et un certain nombre d’autres, je ne puis que vous renvoyer aux importantes études de G. Gertoux, Dating the Biblical Chronology (p.7) et Dating the Deluge (p.55).
Ceci étant dit, revenons à notre rouleau du VIe s. Il n’est pas vocalisé et, pour autant qu’on puisse en juger sur la copie d’écran reproduite plus haut, ne porte aucun signe d’activité massorétique. Cependant on le classera volontiers dans la catégorie texte « massorétique », alors que l’activité proprement dite des Massorètes n’a démarré que vers les VIe/VIIe s. pour s’étaler jusqu’au XIe s. C’est curieux et cela tient à l’histoire de la transmission du texte telle que les savants la reconstituent actuellement. C’est un peu complexe, mais cela vaut la peine de s’y intéresser. Je vous livre déjà une brève histoire de cette transmission.
pdf Fontaine, Une brève histoire de la transmission du texte de la Bible hébraïque (2015)
C’est un extrait d’un document à paraître sur l’histoire du nom divin. Ce qu’il faut retenir, c’est que le sujet n’est pas clos et qu’il est sujet à des ajustements au fur et à mesure des découvertes ou études particulières. On peut cependant se risquer à la trame suivante :
Depuis l’époque de la Grande Assemblée, des générations de copistes se succèdent et produisent des exemplaires de la Loi d’excellente qualité.
Mais l’accès au texte est peu répandu, et les exemplaires confinés à l’enceinte du Temple, sous l’égide de la caste en place, celle des sadducéens.
Pour autant qu’on puisse en juger, durant la période du Second Temple le texte de la Bible hébraïque se diversifie : motivations eschatologiques et messianiques poussent certains groupes à fonder leurs communautés, et à s’isoler. Ainsi en est-il du groupe connu sous le nom d’esséniens, qui rejettent tant les sadducéens détenteurs du pouvoir, que les pharisiens, jugés sans doute encore trop mous.
Il n’est pas possible de préciser dans quelle mesure les copies produites par ces groupes sectaires témoignent du texte pré-existant. En tout cas on peut supposer que ces groupes sont à l’origine de la diversification du texte ; à tout le moins, ils ont accentué le phénomène.
La datation prend toute son importance lorsqu’on réalise que d’un côté les textes découverts à Qumrân, à dater avant 70 AD, sont très divers, tandis que de l’autre, les textes trouvés dans le désert de Juda, à dater après la chute du Temple, sont monolithiques – comme si une activité recensionnelle avait pris place et figé un texte seul au « détriment » des autres ; ou alors qu’un texte en particulier a été choisi pour être préservé.
Avec la disparition du Temple, il n’y a plus de caste susceptible de préserver, sans grand changement, un texte normatif (en payant des scribes professionnels rattachés au Temple). Le flambeau est repris par ceux qui ont survécu au désastre, à savoir les pharisiens. Ces pharisiens se structurent autour d’une yeshiva à Yabné : ainsi le rabbinisme naît et le texte biblique est corrigé puis standardisé.
Avant la guerre des Juifs contre les Romains, le texte biblique était donc un texte qu’on pourrait nommer sadducéen (ordinairement appelé proto-massorétique par les savants, mais le terme prête à confusion), puis, après la guerre, ce texte devient pharisien ou rabbinique. Des témoignages explicites invitent à étudier la Torah sur des exemplaires corrigés.
Comme l’explique Tov (in Schenker et Hugo 2005 : 118):
Les qumraniens n’étaient pas tenus de respecter les règles de copie en vigueur dans les cercles proches du Temple. Cela est indiqué non seulement par l’absence de ce type d’exemplaires exacts à Qumran [i.e. protomassorétiques], mais aussi par la variété textuelle ainsi que le grand nombre de corrections, de pratiques orthographiques et morphologiques nouvelles que présentent les textes de Qumran
D’un autre côté, les exemplaires trouvés sur les autres sites, auprès de communautés dépendantes du Temple, est explicable de la même manière:
Le fait de dupliquer ou de corriger à partir d’un exemplaire modèle a eu pour conséquence de conserver ce texte dans les exemplaires dits exacts qui furent utilisés partout en Israël. On retrouve ce type textuel dans des textes du désert de Juda, dans les citations de la littérature rabbinique, la plupart des Targumim et plus tard dans les manuscrits médiévaux. Par conséquent, nous suggérons d’indentifier les textes exacts proto-massorétiques trouvés dans le désert de Juda aux ‘rouleaux corrigés’ mentionnés dans la littérature rabbinique.
Si l’on en croit cette analyse, et les faits me paraissent partiellement aller en ce sens, ce qui est « proto-massorétique » témoigne en fait d’un texte « sadducéen » – c’est-à-dire précédant les corrections opérées vers 90/100 AD. Cependant, c’est sans doute édulcorer l’expression « rouleaux corrigés » que penser qu’on peut tirer un trait direct entre les textes proto-massorétiques et les textes rabbiniques corrigés. A mon sens la lignée est bien directe comme le propose Tov – à l’exception toutefois des corrections théologiques provoquées par l’émergence du christianisme. Il serait en effet naïf de croire que les rabbins ont figé le texte, sans aucune visée théologique (cf. Bodi 2007 ; voir supra ma Brève histoire p.2 note 18).
Aux endroits sensibles comme ceux qui intéressent la chronologie, et donc le messianisme, la Vorlage de la Septante est conforme à ce texte proto-massorétique. Au contraire, les corrections opérées subséquemment par les pharisiens et leur lignée, et qui ont généralisé une forme de texte ensuite appelée massorétique – en réalité les Massorètes n’ont fait qu’éditer scrupuleusement ce texte sans le toucher, ou si peu -, ont produit un texte corrigé, expurgé de certains traits gênants, ce dont témoignent des auteurs comme Justin.
Que sur des points si cruciaux les auteurs du Nouveau Testament aient choisi un texte cohérent – qui précisément s’écarte des aberrations chronologiques « massorétiques » – est proprement fascinant, et ne peut que conforter notre confiance dans leur inspiration.
From → critique textuelle, hébreu biblique, paléographie, papyrolo