ISLAM SPIRITUEL ET DÉFIS CONTEMPORAINS
"On doit pouvoir se dire Français et musulman"
Matthieu Stricot - publié le 05/10/2015
En France, conservateurs et laïcistes ne cessent de véhiculer une image négative de la religion musulmane. Comment contrer cette stigmatisation ? Lors d’un colloque organisé le 29 septembre dernier par l’ONG internationale Aisa (1) à la Maison de l’Unesco, à Paris, une table ronde était consacrée à l’islam en France. Virginie Larousse, Sadek Sellam, Bariza Khiari et Edwy Plenel (2) ont rappelé que les musulmans, présents dans l’Hexagone depuis plus d’un siècle, peuvent et doivent participer à la construction de notre démocratie.
© DR
© DR
« Les médias nous donnent l’impression d’un islam incompatible avec la République et nuisible au vivre-ensemble », constate Virginie Larousse, rédactrice en chef du Monde des Religions. La présidente de la séance consacrée à l’islam en France, le 29 septembre dernier, lors du colloque L’islam spirituel et les défis contemporains, organisé par l’ONG Aisa à la Maison de l’Unesco à Paris, interpelle : « L’islam ne se réduit pas au radicalisme. Il suffit de s’intéresser à des penseurs médiévaux, comme Al-Ghazâlî, ou plus contemporains, comme l’émir Abd-el-Kader et Mohamed Iqbal, qui ont promu la tolérance et le respect de toute personne, quelles que soient leur religion, leur origine ou leur culture. »
L’histoire de l’islam en France ne date pas d’aujourd’hui. L’arrivée en France en 1847 de l’émir Abd el-Kader, en tant que prisonnier, a marqué les esprits. « Lorsqu’il s’installe avec sa suite de 77 personnes à Amboise, il dirige la prière et l’abattage rituel lui-même », raconte Sadek Sellam, historien de l’islam contemporain. Une pratique religieuse qui n’est pas incompatible avec la citoyenneté, puisqu’en le libérant, Napoléon III lui permet de voter au plébiscite de 1852. De plus, un érudit de Blois lui ayant rendu visite rédige un article qui fascinera la jeunesse catholique de l’époque.
La présence significative de musulmans à Paris débute à la fin de la politique des Tanzimat (1839-1876) dans l’Empire ottoman : lorsque le sultan Abdülhamid II arrive au pouvoir, il met fin à la monarchie constitutionnelle. « Les intellectuels modernistes attachés à cette politique ont pour la plupart émigré en France. » La création du Comité pour la construction d’une mosquée à Paris, en 1895, marque une date charnière. C’est aussi l’année du lancement de la Revue de l’islam, qui ouvre notamment ses colonnes à des intellectuels bilingues d’Alger. En outre, l’arrivée au Parlement du docteur Philippe Grenier, député converti à l’islam, en tenue traditionnelle algérienne, défraie la chronique.
Islam ouvrier et mysticisme
La Première Guerre mondiale inaugure l’arrivée d’un islam ouvrier en France. Dans les usines, les immigrés musulmans remplacent les Français partis sur le front. Au combat, les généraux n’hésitent pas à demander aux cheikhs de « délivrer une fatwa pour affirmer que le vrai djihad, c’était dans l’armée française et non du côté des Allemands à l’action psychologique redoutable, alliés avec le Califat ottoman », rappelle Sadek Sellam.
Dans l’entre-deux guerres, des confréries s’installent à Paris. En 1923, des travailleurs immigrés demandent un lieu pour effectuer l’abattage rituel. À partir de 1936, l’islam réformé s’organise, avec l’ouverture d’une trentaine de cercles de conférences. L’idéal sublime du cheikh algérien soufi Ahmad Al-Alawi trouve sa place dans les milieux ouvriers, prônant un islam tolérant et ouvert, imprégné de culture religieuse mystique. « À la fin des prières Tarawih, ces ouvriers invoquaient la bénédiction de la Torah, des Évangiles et du Coran », observe l’historien. Un islam humaniste qui pourrait aujourd’hui servir de base pour une plate-forme éducative.
« Choc des ignorances »
Comment est-on passé de cet islam spirituel ouvert aux craintes d’aujourd’hui ? Pour Bariza Khiari, sénatrice de Paris, cela résulte d’un choc des ignorances : « Les intégristes réduisent l’islam à un juridisme sans fondement, et l’utilisent pour commettre des actes de violence. En face, les tenants du “Choc des civilisations” en profitent pour développer leur discours de haine. »
L’ancienne vice-présidente du Sénat accuse les obscurantistes de vouloir devenir « les seuls défenseurs de l’islam. Ils ne supportent pas les femmes, l’ordre et la liberté. Mon islam, c’est celui qui respecte la vie et se base sur la vocation spirituelle ». Adepte du soufisme, Bariza Khiari défend ce courant qui « s’appuie en grande partie sur le Coran et les textes scripturaires. L’initiation, sous la conduite d’un cheikh, travaille sur l’expression, l’illusion et le symbole ».
Les soufis, qui insistent sur la pratique intérieure de la foi, ne souscrivent pas à la politisation de la religion. Ils favorisent le questionnement et l’ouverture aux autres. Alors que la société est soûlée de débats sur la visibilité des religions, et de l’islam en particulier, la sénatrice regrette que « des fondamentalistes multiplient, souvent par provocation, les manifestations d’appartenance. Des gens sont ainsi parfois plus attachés à leurs signes extérieurs qu’à leur foi ».
En l’occurrence, le soufisme s’inscrit dans une pratique sécularisée, et dans le respect des lois du pays d’accueil. « En France, il ne saurait y avoir d’incompatibilité entre l’islam et la République, car la laïcité n’est pas le rejet des religions, mais bien cet espace de concorde qui nous permet de vivre ensemble au-delà de nos différences. Ainsi, je me définis comme farouchement républicaine et sereinement musulmane. »
Appelant à une refondation de la pensée islamique pour lutter contre l’endoctrinement aliénant, Bariza Khiari ne nie pas l’image négative des populations musulmanes véhiculée dans la classe politique et les médias : « La droite conservatrice n’aime pas les immigrés ; et la gauche, née d’un combat contre l’Église, n’aime pas les croyants. Les médias audiovisuels, quant à eux, ne montrent l’islam que dans sa radicalité et sa médiocrité. »
Le poète andalou Ibn Arabi prévenait : « Les hommes sont les ennemis de ce qu’ils ignorent. » La connaissance n’a d’utilité que si on la partage. Pour lutter contre les crispations, la sénatrice de Paris appelle les « musulmans de France à se mettre face à leurs responsabilités en combattant l’intégrisme, en favorisant l’éducation des jeunes, en privilégiant la citoyenneté à l’identité ».
« Toutes les croyances ont droit à la reconnaissance »
Edwy Plenel la rejoint sur ce point : « On doit pouvoir se dire Français et musulman. Pas l’un sans l’autre. » Et de rappeler que la France est un « pays fait d’immigration, avec un peuple multiculturel ». Le président du site d’information Mediapart rappelle que « la démocratie, ce n’est pas seulement le droit de vote. C’est aussi la liberté d’expression, le droit à l’information, le respect de la diversité, donc des minorités ».
Le journaliste dénonce « les racistes et islamophobes qui refusent la diversité, et brandissent, tel un crucifix face à Satan, le mot “communautarisme” ». Il s’attaque aussi au « laïcisme sectaire qui remonte à plus de deux siècles, et s’oppose à la promesse de la loi de 1905 ». Cette loi tient un principe d’égalité : « toutes les croyances sont égales et ont droit à la reconnaissance. » C’est une loi de liberté : « Certains affirment que la religion doit se cantonner à la sphère privée. C’est faux. Les processions religieuses sont légales, comme il est permis de manifester pour défendre sa retraite ou soutenir les Palestiniens. » Quant à la fraternité, elle s’incarnait en 1905 « dans le christianisme social, beaucoup plus impliqué vers l’autre que la République qui écrasait la société d’une chape de plomb ».
Au fond, la question n’est pas musulmane, mais française. « Dans mon livre Pour les musulmans, je ne m’apitoie pas sur des victimes. C’est une main tendue vers les musulmans pour qu’ils affirment une citoyenneté active. » Pour Edwy Plenel, la stigmatisation est un danger à combattre ensemble. Afin de réunir les citoyens, il « n’oppose pas politique et spiritualité. L’idéal démocratique a besoin de transcendance ».
(1) Colloque L’islam spirituel et les défis contemporains, organisé par AISA (Association internationale soufie Alâwiyya), les 28 et 29 septembre.
(2) Virginie Larousse, rédactrice en chef du Monde des Religions, Sadek Sellam, historien de l’islam contemporain, Bariza Khiari, sénatrice de Paris et Edwy Plenel, journaliste et président du site d’information Mediapart.