REGARD PHILOSOPHIQUE
Les sages sont-ils parfaits ? Cessons de rêver la sagesse
André Comte-Sponville - publié le 27/08/2015
Philosophe. Il est l'auteur d'un Dictionnaire philosophique (nouvelle édition revue et augmentée, PUF, 2013).
Les stoïciens, qui parlaient si bien de la sagesse, doutaient qu'aucun sage ait jamais existé. Sage prudence. Salutaire lucidité. La sagesse est un idéal ; or aucun idéal n'existe. « La justice n'existe pas, disait Alain ; c'est pourquoi il faut la faire. » La sagesse n'existe pas, dirai-je pareillement ; c'est pourquoi il faut y tendre. La sagesse, soit. Mais les sages ? Plusieurs, historiquement, ont passé pour tels. Socrate, Diogène ou Épicure, en Occident ; le Bouddha, Lao-tseu ou Confucius en Orient. D'autres, aujourd'hui, se voient attribuer ce titre, davantage qu'ils ne le revendiquent eux-mêmes. On a pu lire, dans les pages qui précèdent, le portrait de certains d'entre eux. Ceux-là existent bien. Ce ne sont pas des idéaux, mais des êtres de chair et de sang, avec ce que cela suppose de finitude, de contingence, de petitesse parfois. On aurait tort de s'en offusquer. « La sagesse ne force pas nos conditions naturelles », observait Montaigne. Et d'ajouter : « Tant sage qu'il voudra, mais enfin c'est un homme : qu'est-il plus caduc, plus misérable et plus de néant ? » La sagesse, dès qu'elle s'incarne, cesse d'être un absolu. On est plus ou moins sage, et on l'est d'autant plus, peut-être, qu'on sait ne l'être pas totalement. Le Monde des Religions prit légitimement le parti, dans ce dossier, de n'évoquer que des personnalités vivantes. J'ignore tout de la plupart d'entre elles, dont le nom même m'était parfois inconnu. On se doute que je ne me prononcerai pas sur le degré de sagesse, réelle ou prétendue, de tel ou tel. Au reste, qui le peut ? Leurs proches ? Leurs disciples ? Peut-être, s'ils ne sont pas aveuglés par l'amour, la dévotion ou le transfert. Et à quoi bon ? La sagesse n'est pas une compétition, qu'il faudrait gagner, ni un palmarès, qui aurait ses nominés et oscarisés. Pour ma part, je n'ai jamais eu le sentiment de rencontrer un sage. Il m'est arrivé quelquefois de côtoyer des gens qu'on me donnait pour tels : ils me laissèrent plutôt réticent qu'enthousiaste. C'est peut-être que les humains me touchent par leurs blessures, par leurs failles, par leur fragilité avouée, plus que par leur force ou plénitude supposées. Parmi les morts, en revanche, et sans remonter loin dans le passé, il m'est arrivé de découvrir, par les livres qu'ils ont écrits ou qu'on leur a consacrés, certains maîtres spirituels qui m'ont semblé mériter ce beau titre de sage. Trois surtout m'importent et m'éclairent : Prajnânpad, Krishnamurti, Etty Hillesum. Maîtres de vie, de lucidité, d'amour, d'ailleurs singulièrement décapants, et c'est la seule sagesse qui vaille. Encore convient-il de ne pas les idolâtrer. « Svâmi Prajnânpad était-il parfait ? », se demande l'un de ses meilleurs commentateurs (Daniel Roumanoff). Je m'étonne qu'on se pose la question, tant la réponse est évidemment non. De fait, le même disciple reconnaît que s'interroger sur le degré de perfection de celui qu'il tient pour son maître n'a que peu d'intérêt ; ce qui compte, ce n'est pas « ce qui le sépare de la perfection, mais la perfection qu'il exprime ». On peut en dire autant de tout sage, quel qu'il soit. Nul d'entre eux n'est parfait, si l'on entend par là qu'il serait sans défauts. Mais tous nous disent quelque chose sur la perfection d'être homme ou femme. Par exemple Prajnânpad : « Qu'est-ce qu'un homme réalisé ? C'est un homme qui boit, qui mange, qui fait l'amour et qui est parfaitement satisfait. » La sagesse est simple comme bonjour, et c'est pourquoi elle est si difficile. Il suffit de souffrir de la faim pour être malheureux. Mais la satiété n'a jamais suffi au bonheur de quiconque. Ne faisons pas de la sagesse un absolu, qui nous en séparerait. Apprenons plutôt à vivre un peu mieux, à agir et à aimer un peu plus. Cessons de rêver la sagesse : c'est un premier pas vers elle.
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