REGARD PHILOSOPHIQUE
De l'ironie à l'humour Rire des autres ou de soi ?
André Comte-Sponville - publié le 25/06/2015
Philosophe. Il est l'auteur d'un Dictionnaire philosophique (nouvelle édition revue et augmentée, PUF, 2013).
Ne confondons pas l'humour et l'ironie. Ce sont deux formes de comique, mais qui se distinguent par leur orientation. L'ironie rit des autres. C'est pourquoi elle est une arme, et redoutable souvent. Voyez Voltaire ou Charlie Hebdo. L'humour rit de tout, y compris de celui qui en fait. C'est en quoi il désarme et apaise. Voyez Raymond Devos ou Woody Allen.
La frontière, entre ces deux formes de comique, est bien sûr floue, poreuse, fluctuante. Il arrive à Voltaire de se moquer aussi de soi, et c'était le cas également, avant qu'on les assassine, de Cabu ou Wolinski. La différence d'orientation n'en demeure pas moins. L'ironie est transitive (au sens grammatical du terme) : elle porte sur un objet extérieur. L'humour est réflexif : il s'inclut lui-même dans le rire qu'il suscite. L'ironie est critique ; l'humour, débonnaire. L'ironie méprise, exclut, condamne. L'humour pardonne ou comprend. L'ironie blesse. L'humour soigne ou libère.
Si l'on accepte cette distinction, qui est traditionnelle, on comprend que beaucoup de nos humoristes, ou qui se décrètent tels, sont en vérité des ironistes : ils rient moins souvent d'eux-mêmes que des autres, moins souvent de l'humanité en général (dont ils font partie) que de leurs adversaires en particulier. C'est assurément leur droit, et une partie sans doute de leur fonction. La démocratie suppose le désaccord, le conflit, les combats d'idées. Comment l'ironie n'y aurait-elle pas sa part ? Un sketch ou une caricature ne tiennent pas lieu d'arguments. Mais valent mieux, toutefois, que la violence ou le terrorisme.
Aucun tyran n'accepte qu'on se moque de lui. Cela dit assez la grandeur de l'ironie, son utilité, sa nécessité en toute démocratie. Car la tyrannie toujours menace, fût-elle celle du nombre ou des experts, de l'opinion publique ou des puissants, du populisme ou des notables. Le droit de rire de tout fait partie des droits de l'homme.
Il convient pourtant de ne pas prendre ce rire lui-même trop au sérieux, ce qui serait manquer d'humour, ni de prétendre dissoudre en lui toute différence de valeur, ce qui serait trahir jusqu'à l'ironie. Si tout se vaut, rien ne vaut : ce n'est plus ironie mais dérision, plus démocratie mais nihilisme. L'ironie est une arme, disais-je. Encore faut-il que quelque chose vaille la peine qu'on se batte. L'humour libère. Encore faut-il qu'on préfère la liberté à l'esclavage.
C'est ce qui me rend souvent dubitatif devant la place exorbitante que nos comiques tendent à occuper, dans tant d'émissions de radio ou de télévision. Leur cible préférée ? Les hommes politiques, quel que soit le parti dont ils se réclament. Révolte des faibles contre les puissants ? C'était vrai du temps des cabarets ; ce n'est l'est plus guère aujourd'hui, à l'ère de la télévision et d'Internet : nos dirigeants, dans la société médiatique qui est la nôtre, ont de moins en moins de pouvoir ; nos comiques, de plus en plus. Et quel mépris, chez la plupart de ceux-ci, quelle morgue, quelle vulgarité ! Moins d'humour que d'ironie ; moins d'ironie que de dérision. Qu'on ait le droit de rire de tout, c'est entendu. Mais faut-il pour autant tenir le rire pour la seule idéologie acceptable, se résigner au règne délétère de la raillerie généralisée ? Ce comique-là, loin de protéger la démocratie, ne cesse de l'affaiblir, sur l'air du « tous pourris » ou du « tous nuls ». Comment réhabiliter la politique, comme c'est de plus en plus urgent, en crachant perpétuellement sur ceux qui la font ?
On se moque aussi des croyants, bien souvent, et cela me laisse tout aussi réservé. Apprends à rire de toi, de ta foi ou de ton athéisme, plutôt que de la religion des autres !