Les accusations de dérives sectaires contre les témoins de Jéhovah à l’épreuve du droit
Davy, février 2015
Publié le 22 février 2015 - Modifié le 7 mars 2015
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Les juges français et européens ont régulièrement été confrontés à des accusations de dérives sectaires portées à l’encontre des témoins de Jéhovah pour leur refuser le bénéfice de droits fondamentaux ou pour empêcher l’exercice de leurs libertés de culte et de conscience. S’ils ont souvent éludé la question en rappelant que les droits et libertés s’appliquent à tous sans distinction sur des considérations religieuses, ces magistrats ont parfois dû contrôler que ces citoyens ne génèrent pas un trouble à l’ordre public et que leurs pratiques ne relèvent pas de dérives sectaires qui pourraient justifier des restrictions à leurs activités.
Le Conseil de l’Europe recadre la politique antisectes
En règle générale, les instances européennes expriment des avis équilibrés au sujet du phénomène sectaire, grâce au consensus qui peut ressortir des législations nationales et expériences administratives tirées des États membres du Conseil de l’Europe dans leur ensemble. La France se comporte plutôt en mauvais élève, en obtenant la huitième position au classement des violations de la Convention européenne des droits de l’homme en 2013 avec 36 condamnations. S’expliquant dans le cadre de l’interdiction légale du voile intégral dans l’espace public français, qui a été examinée par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, Me Patrice Spinosi critique le comportement de la France : « Alors que la CEDH assure un seuil minimum de libertés fondamentales, la réaction en France est toujours la même : “Nous n’avons pas de leçon à recevoir, le pays des droits de l’homme c’est nous !” Nous avons notre vision des droits de l’homme et elle est aujourd’hui dépassée, passée au tamis d’autres États qui ne sont pas de petites démocraties [1]. »
L’adoption de la résolution sur « La protection des mineurs contre les dérives sectaires [2] » par l’Assemblée parlementaire en avril 2014 est assez significative sur le décalage entre l’approche politique française du phénomène sectaire et celle de nos voisins européens. À la suite d’une proposition de résolution intitulée « La protection des mineurs contre l’influence des sectes » déposée par plusieurs membres de l’assemblée en avril 2011, la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme a chargé le député français Rudy Salles de préparer un rapport devant aboutir à un projet de résolution et à un autre de recommandation. Dans son avis du 31 mars 2014, la Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable a estimé souhaitable que ce rapport, tout comme la résolution et la recommandation proposées, « établissent un lien plus étroit entre les normes européennes et les situations de vie des enfants, et situent la problématique dans un contexte social et politique plus large ».
Contrairement au gouvernement français qui met toujours en avant les dangers attribués aux mouvements sectaires et qui feint d’ignorer les discriminations subies par leurs membres, la résolution adoptée prend en considération les dérives dans les deux sens : l’Assemblée parlementaire déclare effectivement être « particulièrement préoccupée par la protection des mineurs, notamment ceux qui appartiennent à des minorités religieuses y compris les sectes », mais elle ajoute dans le même paragraphe qu’elle « condamne l’intolérance et la discrimination à l’encontre des enfants pour des motifs de religion ou de croyance, en particulier dans le système éducatif ». Loin de stigmatiser les différences des minorités confessionnelles, la résolution encourage plus volontiers un véritable esprit de tolérance : « Le Conseil de l’Europe a toujours promu une culture du “vivre ensemble” et l’Assemblée s’est exprimée à plusieurs reprises en faveur de la liberté de pensée, de conscience et de religion ainsi qu’en faveur des groupes religieux minoritaires. » Le dernier paragraphe est très clair : « L’Assemblée invite les États membres à veiller à ce qu’aucune discrimination ne soit autorisée en raison du fait qu’un mouvement est considéré ou non comme une secte, à ce qu’aucune distinction ne soit faite entre les religions traditionnelles et des mouvements religieux non traditionnels, de nouveaux mouvements religieux ou des “sectes” s’agissant de l’application du droit civil et pénal, et à ce que chaque mesure prise à l’encontre de mouvements religieux non traditionnels, de nouveaux mouvements religieux ou de “sectes” soit alignée sur les normes des droits de l’homme telles qu’elles sont consacrées par la Convention européenne des droits de l’homme et d’autres instruments pertinents protégeant la dignité inhérente à tous les êtres humains et l’égalité de leurs droits inaliénables. »
En revanche, le projet de recommandation qui devait suggérer au Comité des ministres « de réaliser une étude visant à mesurer la réalité du phénomène sectaire touchant les mineurs au niveau européen », « de mettre en place un groupe de travail chargé d’échanger entre les États membres des informations relatives aux dérives sectaires touchant les mineurs » et « d’œuvrer à une meilleure coopération au plan européen pour mettre en place des actions communes de prévention et de protection des mineurs contre les dérives sectaires », n’a pas emporté l’adhésion des parlementaires. Le recalage de ce texte rend manifeste que les membres du Conseil de l’Europe ne partagent pas globalement la vision alarmiste de groupes politiques sous l’influence de lobbies antisectes, notamment en France, qui exagèrent le danger des sectes et entreprennent tout une série de mesures pour lutter contre un problème surestimé, sans jamais tenir compte des dérives conduisant à la stigmatisation de minorités inoffensives.
« S’agissant du groupement des Témoins de Jéhovah, la jurisprudence de la Cour européenne contribue, par de nombreux arrêts, à désarmer les critiques à l’emporte-pièce parfois formulées par les partisans de la stigmatisation de tout groupement religieux non-traditionnel [3] », remarque le professeur Gérard Gonzalez. Auteur d’une thèse de doctorat publiée sous le titre La Convention européenne des droits de l’homme et la liberté de religions [4], il a dressé en 2011 le bilan des 33 affaires soumises par la dénomination chrétienne ou l’un de ses membres devant la Cour européenne des droits de l’homme : sur les 18 arrêts prononcés, 15 ont conclu à une violation de la Convention européenne ; dans sept autres affaires, la cour a entériné un accord amiable ; sept décisions d’irrecevabilité et une partiellement recevable (qui s’est conclue ultérieurement par la condamnation de l’État français en juin 2011) ont été rendues. L’apport de cette jurisprudence dans la défense des libertés religieuses en général et dans l’intégration de ce culte minoritaire en particulier est ainsi soulignée dans la Revue trimestrielle des droits de l’homme : « Le fer de lance de la promotion de la liberté européenne de religion a longtemps été le groupement des Témoins de Jéhovah. Ses membres ont remporté plusieurs succès devant la Cour européenne, après lui avoir donné l’occasion de se prononcer pour la première fois en 1993, sur cette liberté jusque là “potiche” de la Convention. Le groupement lui-même peut se targuer de quelques arrêts favorables qui ont contribué à favoriser sa banalisation dans le paysage religieux européen [5]. »
Certes, les magistrats de la juridiction siégeant à Strasbourg ne sont pas parfaitement hermétiques aux préjugés. Comme l’a révélé l’arrêt Ismailova c. Russie rendu le 29 novembre 2007 à seulement quatre voix contre trois, ils laissent de temps à autres des a priori sur l’appartenance religieuse des requérants influencer leurs décisions. Professeur de droit public à l’Université de Savoie, Petr Muzny démontre dans une analyse fine des faits réels et de la pertinence des arguments retenus qu’il y a eu une différence de traitement entre les deux parents : « Les qualités du père ont été valorisées, ses défauts niés, tandis que les qualités de la mère ont été passées sous silence et ses défauts aggravés. L’appréciation a donc été à sens unique [6]. » Il relève notamment que les attestations en faveur de la mère témoin de Jéhovah et sa demande de procéder à une enquête sociale ont été écartées d’office, alors que les témoignages à son encontre (déposés essentiellement par les parents de son conjoint, dont l’impartialité devrait logiquement être mise en doute) ont été utilisés sans aucun recul. Son métier d’institutrice n’a même pas servi à évaluer sa capacité à éduquer ses propres enfants. Le fait que le père n’ait pas cherché à voir ses enfants durant une année entière, ni contribué à ses obligations alimentaires durant tout ce temps, qu’il soit absent six mois par an pour exercer son activité de pêcheur en confiant l’éducation de ses enfants à ses parents : tout cela n’a pas été pris en compte. Ce juriste, qui regrette que la méthodologie adoptée dans l’affaire Palau-Martinez c. France n’ait pas été mise en œuvre dans ces circonstances similaires, rappelle toute l’importance de respecter l’obligation d’une appréciation in concreto : « Les faits, toujours les faits, rien que les faits, car les faits sont têtus, ils ne mentent pas. Les déterminer, les vérifier, les évaluer, pour que le juge demeure en phase avec la réalité. Perdre de vue ce fondamental et le jugement prend le risque de dévisser dans la sphère idéelle du préconçu [7]. »
Hormis cette note qui conclut fort justement qu’« oublier ce jugement spécieux est donc bien la seule chose dont il convient de se rappeler », cet arrêt adopté à une faible majorité n’a pas été mentionné dans la presse juridique. Pourtant, tandis que l’arrêt Palau-Martinez contre France rendu en 2005 a dû attendre cinq ans avant d’être évoqué dans une publication de la Miviludes [8], celle-ci s’est empressée de se référer à cet arrêt controversé dans son Rapport 2008, affirmant qu’il « retient l’attention [9] ». La mise en garde du professeur Petr Muzny dans le Recueil Dalloz n’était donc pas dénuée de fondement : « La Cour est un modèle et les normes qu’elle produit ont un effet précédentiel inégalé. Cet arrêt constitue donc un message lancé à l’adresse des juges, des avocats, des fonctionnaires et des citoyens du Conseil de l’Europe, suivant lequel il y a en leur sein près de deux millions de personnes, membres d’un groupement religieux minoritaire aux enseignements prétendument nocifs dont il convient de se méfier et qu’il faudrait, partant, garder à l’oeil. C’est donc attiser le feu d’une persécution religieuse qui n’avait certainement pas besoin de cet arrêt pour d’ores et déjà produire ses effets. Et pour ceux qui penseraient que ces pauvres illuminés de Témoins de Jéhovah qui, au contraires des tziganes, ne savent même pas danser, méritent bien ce châtiment, il suffit de rappeler que lorsqu’un modèle d’intolérance est lâché, on ne sait jamais où il peut s’arrêter [10]. »