Jean-Yves Mollier ressuscite l'incroyable abbé Bethléem. Ce croisé de l'ordre moral fut un censeur exalté de la littérature et des illustrés de l'entre-deux-guerres.
Voilà un prêtre qui a le sens du happening. Nous sommes au début de 1927 sur les Champs-Elysées. Le géant en soutane s'approche d'un kiosque et, comme pris de folie, se met à lacérer, sous les yeux des passants, des journaux aux titres aussi coquins que Paris-Flirt ou Frou-Frou. L'abbé Louis Bethléem son vrai nom, qui ferait presque croire à la prédestination patronymique est un soldat de l'ordre moral qui ne connaît que deux ennemis : la littérature et les illustrés, le pédéraste Gide et Mickey, ce diablotin aux oreilles rondes. Quarante ans durant, il va les combattre, exerçant une influence considérable dans les familles chrétiennes françaises, laquelle lui vaudra ce compliment du pape Pie X : "Opus mirificum" (oeuvre magnifique).
C'est ce prêtre au tempérament de feu que ressuscite le grand spécialiste de l'édition Jean-Yves Mollier, dans un ouvrage étonnant. Louis Bethléem naît en 1869 dans une famille de cultivateurs de pommes de terre d'Hazebrouck. Vocation précoce, ordination en 1894, avant d'officier au Cateau et à Lille. Dans l'ambiance hystérique née de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'abbé Bethléem a tôt fait d'identifier le ferment de la décadence des moeurs : la "mauvaise" littérature. En 1904, il publie son best-seller : Romans à lire et romans à proscrire, la bible des bons pères de famille et des directeurs d'écoles catholiques.
Notre abbé de choc y dénonce les "gredins des lettres", tels Zola et sa "rhétorique de l'égout" ou George Sand la "communiste", sans oublier Sigmund Freud. La rubrique "Romans honnêtes qui peuvent être lus sans danger par des jeunes gens ou jeunes filles sagement formés" recommande Charles Dickens et la Bibliothèque rose. Léon Bloy fait remarquer qu'il suffit de prendre le contre-pied de la "bêtise" de l'abbé pour découvrir de bons livres. Plus expéditifs, des surréalistes comme Desnos vont briser quelques statuettes de saints place Saint-Sulpice pour répondre à ses lacérations de journaux... Même François Mauriac, dans La Littérature et le péché, finit par prendre ses distances avec ce prélat qui voudrait l'empêcher de fouiller les affres du Mal.
C'est que l'influence de notre critique en soutane est considérable après sa réception privée par Pie X, en 1912. Il aura même l'honneur d'être cité dans une encyclique. On l'aura deviné, l'abbé Bethléem n'est pas exactement un chrétien de gauche. Il croiserait plutôt dans les parages d'un Maurras ou d'un Drumont. Avec le Front populaire, il se découvre une nouvelle cause : la lutte contre la "nudité" sur les plages, obligeant des communes à construire des cabines de bain ! Sa chance, si l'on ose dire, sera de mourir en août 1940, lui évitant toute collusion avec un régime qui allait méthodiquement appliquer son rêve d'ordre moral.
Sa dernière victime : le colonel Moutarde
Sa dernière croisade, il l'aura réservée aux "illustrés", accusés de pervertir la jeunesse. Sa bête noire, ce sont les Pieds Nickelés. D'ailleurs et cette dernière partie de l'ouvrage de Mollier est passionnante , l'abbé allait connaître une formidable victoire posthume avec le vote de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. C'est à la suite de cette législation que Lucky Luke sera contraint de cacher ses revolvers ! Et, on l'ignore souvent, que le Cluedo fut un temps rejeté par les autorités. Le colonel Moutarde et le Dr Olive furent les ultimes victimes de l'abbé Bethléem.
La Mise au pas des écrivains. L'impossible mission de l'abbé Bethléem au XXe siècle, par Jean-Yves Mollier. Fayard, 512 p., 25€
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