Les catholiques sont-ils les nouveaux exclus de la société?
JEAN-LOUIS SCHLEGEL, SOCIOLOGUE DES RELIGIONS
Juifs, musulmans, bouddhistes… feraient l’objet d’attentions multiples de la part des pouvoirs publics. Et non les catholiques. Un leurre, selon le sociologue Jean-Louis Schlegel*.
Certains catholiques se sentent mal aimés. Ils comparent leur situation au sort fait aux juifs et aux musulmans. Ces derniers leur semblent bénéficier d’attentions multiples dont eux sont privés. Des évêques, comme celui de de Gap et d’Embrun, Jean-Michel di Falco, ont relayé ce message. Ces catholiques pensent que le gouvernement, et d’abord le Président, non seulement ne les aiment pas, mais les discriminent, les ignorent, les méprisent, font des lois antichrétiennes…
Les Femen et leurs seins nus sont devenus pour certains une véritable obsession après la simulation d’un avortement dans l’église de la Madeleine à Paris – une profanation qui, selon eux, n’a pas reçu, ou pas assez vite, les condamnations sans équivoque qui s’imposaient de la part des responsables socialistes. Partout, ils voient à l’œuvre le « deux poids deux mesures » : pas de pitié pour Dieudonné et ses spectacles antisémites, mais liberté de jouer Golgota Picnic. Ne parlons pas des caricatures du Christ et de la dérision antichrétienne au quotidien. Ils se souviennent que les responsables politiques ont défendu comme un seul homme Charlie Hebdo après les caricatures du prophète Mahomet. Les mêmes n’oublient pas de dénoncer l’interdiction de crèches de Noël, de galettes des rois dans les écoles, de sonneries de cloches… par des administrations, des mairies et des tribunaux.
Loin de moi l’idée de dénier la souffrance de ces catholiques, leur sentiment d’injustice, leur impression d’être méprisés. Loin de moi l’idée de dire qu’ils ont tout faux. Mais ils ne voient pas qu’ils confirment ou appellent implicitement de leurs vœux ce vers quoi on s’achemine à grands pas : une « communauté catholique », comme disent déjà les médias, traitée de plus en plus comme les autres « communautés » – juive, musulmane, protestante aussi ou bouddhiste – établies sur le sol français.
Les politiques ont juste un peu de retard pour penser à manifester à ce groupe aussi leur sympathie au moment des fêtes et leurs condoléances lors de coups durs, mais cela viendra. En attendant, comme les communautés minoritaires, la catholique devra en rabattre sur la prétention à influencer encore la vie publique. D’une certaine manière, la célèbre audition à égalité de six représentants des cultes à l’Assemblée nationale, en novembre 2012, pour dire leur opinion sur le projet de loi Taubira, était symbolique – de façon caricaturale – de l’évolution en cours (et désastreuse en l’occurrence pour les religions, nonobstant la médiocrité des réponses politiques ce jour-là).
Non pas qu’il n’y ait plus aucune spécificité « communautaire », qui explique à l’occasion des politiques différentes : ainsi, l’antisémitisme après la Shoah n’a plus le même sens qu’auparavant et justifie une attention propre envers les juifs de la part des pouvoirs publics ; les difficultés de l’intégration des musulmans, socialement discriminés et stigmatisés, appellent des signes de reconnaissance de la part de l’État, etc. Et les chrétiens, dira-t-on, quelle est leur spécificité ? Me vient à l’esprit la réponse du père au fils aîné dans la parabole du Fils prodigue. À ce fils aîné, qui se prévaut d’être là depuis tant d’années sans avoir jamais fait d’histoires mais aussi sans avoir jamais reçu le moindre chevreau « pour festoyer avec mes amis », le père répond : « Toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi… » (Luc 15,29-31).
Les catholiques français oublient en effet trop souvent, ou ne voient plus, tant ils leur paraissent naturels et légitimes ou tant le majoritaire a du mal à se mettre à la place du minoritaire, leurs avantages de « premiers nés » : la présence considérable dans la République, la place immense de la tradition catholique dans la culture, dans les références spatio-temporelles, dans le langage quotidien… et même dans la laïcité républicaine. Certes, il y a les vieilles rancœurs historiques, mais la République a considéré jusqu’à présent que les catholiques y étaient tellement inclus qu’elle n’avait pas à leur donner des preuves d’amour et d’estime.
Mais il se peut, en effet, que la société moderne avance à ce point sans les catholiques que, orphelins ou veufs d’un monde qui n’existe plus, ils s’en sentent exclus, « exculturés » comme dit la sociologue Danièle Hervieu-Léger. Ils dénoncent alors, comme en ce moment, la méchanceté d’ennemis au-dedans et au-dehors. Un examen de conscience sérieux n’est pas leur affaire. Cela fait plus de bien de se compter parmi les victimes et les résistants d’une société désolée et désolante. L’adversité favorise la cohésion, l’identité, les rangs resserrés. Sauf que c’est un leurre : pour la cause de l’Évangile, ce ne sont pas les ennemis, repérés, repérables, bien visibles, qui sont la difficulté, mais l’immense continent des indifférents de la « périphérie », ceux qu’un certain François de Rome évoque si souvent.
*Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, éditeur, a récemment dirigé avec Denis Pelletier A la gauche du Christ, chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, ouvrage collectif (Seuil, 2012).
JEAN-LOUIS SCHLEGEL, SOCIOLOGUE DES RELIGIONS
Juifs, musulmans, bouddhistes… feraient l’objet d’attentions multiples de la part des pouvoirs publics. Et non les catholiques. Un leurre, selon le sociologue Jean-Louis Schlegel*.
Certains catholiques se sentent mal aimés. Ils comparent leur situation au sort fait aux juifs et aux musulmans. Ces derniers leur semblent bénéficier d’attentions multiples dont eux sont privés. Des évêques, comme celui de de Gap et d’Embrun, Jean-Michel di Falco, ont relayé ce message. Ces catholiques pensent que le gouvernement, et d’abord le Président, non seulement ne les aiment pas, mais les discriminent, les ignorent, les méprisent, font des lois antichrétiennes…
Les Femen et leurs seins nus sont devenus pour certains une véritable obsession après la simulation d’un avortement dans l’église de la Madeleine à Paris – une profanation qui, selon eux, n’a pas reçu, ou pas assez vite, les condamnations sans équivoque qui s’imposaient de la part des responsables socialistes. Partout, ils voient à l’œuvre le « deux poids deux mesures » : pas de pitié pour Dieudonné et ses spectacles antisémites, mais liberté de jouer Golgota Picnic. Ne parlons pas des caricatures du Christ et de la dérision antichrétienne au quotidien. Ils se souviennent que les responsables politiques ont défendu comme un seul homme Charlie Hebdo après les caricatures du prophète Mahomet. Les mêmes n’oublient pas de dénoncer l’interdiction de crèches de Noël, de galettes des rois dans les écoles, de sonneries de cloches… par des administrations, des mairies et des tribunaux.
Loin de moi l’idée de dénier la souffrance de ces catholiques, leur sentiment d’injustice, leur impression d’être méprisés. Loin de moi l’idée de dire qu’ils ont tout faux. Mais ils ne voient pas qu’ils confirment ou appellent implicitement de leurs vœux ce vers quoi on s’achemine à grands pas : une « communauté catholique », comme disent déjà les médias, traitée de plus en plus comme les autres « communautés » – juive, musulmane, protestante aussi ou bouddhiste – établies sur le sol français.
Les politiques ont juste un peu de retard pour penser à manifester à ce groupe aussi leur sympathie au moment des fêtes et leurs condoléances lors de coups durs, mais cela viendra. En attendant, comme les communautés minoritaires, la catholique devra en rabattre sur la prétention à influencer encore la vie publique. D’une certaine manière, la célèbre audition à égalité de six représentants des cultes à l’Assemblée nationale, en novembre 2012, pour dire leur opinion sur le projet de loi Taubira, était symbolique – de façon caricaturale – de l’évolution en cours (et désastreuse en l’occurrence pour les religions, nonobstant la médiocrité des réponses politiques ce jour-là).
Non pas qu’il n’y ait plus aucune spécificité « communautaire », qui explique à l’occasion des politiques différentes : ainsi, l’antisémitisme après la Shoah n’a plus le même sens qu’auparavant et justifie une attention propre envers les juifs de la part des pouvoirs publics ; les difficultés de l’intégration des musulmans, socialement discriminés et stigmatisés, appellent des signes de reconnaissance de la part de l’État, etc. Et les chrétiens, dira-t-on, quelle est leur spécificité ? Me vient à l’esprit la réponse du père au fils aîné dans la parabole du Fils prodigue. À ce fils aîné, qui se prévaut d’être là depuis tant d’années sans avoir jamais fait d’histoires mais aussi sans avoir jamais reçu le moindre chevreau « pour festoyer avec mes amis », le père répond : « Toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi… » (Luc 15,29-31).
Les catholiques français oublient en effet trop souvent, ou ne voient plus, tant ils leur paraissent naturels et légitimes ou tant le majoritaire a du mal à se mettre à la place du minoritaire, leurs avantages de « premiers nés » : la présence considérable dans la République, la place immense de la tradition catholique dans la culture, dans les références spatio-temporelles, dans le langage quotidien… et même dans la laïcité républicaine. Certes, il y a les vieilles rancœurs historiques, mais la République a considéré jusqu’à présent que les catholiques y étaient tellement inclus qu’elle n’avait pas à leur donner des preuves d’amour et d’estime.
Mais il se peut, en effet, que la société moderne avance à ce point sans les catholiques que, orphelins ou veufs d’un monde qui n’existe plus, ils s’en sentent exclus, « exculturés » comme dit la sociologue Danièle Hervieu-Léger. Ils dénoncent alors, comme en ce moment, la méchanceté d’ennemis au-dedans et au-dehors. Un examen de conscience sérieux n’est pas leur affaire. Cela fait plus de bien de se compter parmi les victimes et les résistants d’une société désolée et désolante. L’adversité favorise la cohésion, l’identité, les rangs resserrés. Sauf que c’est un leurre : pour la cause de l’Évangile, ce ne sont pas les ennemis, repérés, repérables, bien visibles, qui sont la difficulté, mais l’immense continent des indifférents de la « périphérie », ceux qu’un certain François de Rome évoque si souvent.
*Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, éditeur, a récemment dirigé avec Denis Pelletier A la gauche du Christ, chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, ouvrage collectif (Seuil, 2012).