Peut-on encore parler de Dieu?
Frédéric Lenoir - publié le 01/01/2011
Lorsque l’on posa la question à Albert Einstein : « Croyez-vous en Dieu ? », il répondit : « Dites-moi ce que vous entendez par Dieu, et je vous dirai si j’y crois ! » Son interlocuteur resta coi. Et pour cause ! Lorsque l’on dit « Dieu », de quel Dieu parle-t-on ? Du Dieu auquel les Aztèques sacrifiaient des enfants ? Du Dieu personnel de la Bible qui parle à Moïse et aux prophètes ? Du Dieu de Spinoza qui s’identifie à la nature ? Du Grand Horloger de Voltaire ? Même au sein d’une tradition comme le christianisme, les visages de Dieu sont innombrables : quoi de commun entre le Père aimant de Jésus, « qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants » et le père Fouettard du XIXe siècle qui, par la voix de nombreux clercs, menace le moindre pécheur du feu éternel ? Entre le Dieu de mère Teresa, au nom duquel elle a donné sa vie au service des plus démunis, et celui du Grand Inquisiteur, qui était persuadé d’être son plus fidèle serviteur en condamnant au bûcher les hérétiques ?
Face aux égarements de la religion, les « maîtres du soupçon » vont développer une critique radicale de Dieu et de la foi. Dénoncée comme une aliénation intellectuelle par Auguste Comte, comme une aliénation anthropologique par Ludwig Feuerbach, comme une aliénation économique par Karl Marx et comme une aliénation psychique par Sigmund Freud, la foi en Dieu est perçue par les principaux penseurs de la fin du XIXe siècle comme la survivance infantile d’un besoin de sécurité qui empêche l’homme d’atteindre sa pleine stature. Les événements dramatiques du XXe siècle vont aussi porter un coup fatal à l’idée biblique du Dieu bon et tout-puissant. Comment peut-on encore croire à ce Dieu providentiel, qui prend soin de chaque homme, après les cinquante millions de morts des deux guerres mondiales ? Après les dizaines de millions de morts du goulag ? Après Hiroshima ? Après Auschwitz ? « Dieu est mort au bout de la corde d’un bourreau à Auschwitz », dira Elie Wiesel pour expliquer la perte de sa foi après avoir traversé l’horreur des camps de concentration.
Peut-on encore parler de Dieu au début du XXIe siècle ? Dieu est-il encore croyable ? Certains philosophes juifs et chrétiens, tels Emmanuel Lévinas ou Paul Ricœur, ont tenté de redessiner la figure possible de Dieu dans notre postmodernité. Car, comme l’a souligné Hannah Arendt, « ce n’est certainement pas que Dieu est mort, car on en sait aussi peu là-dessus que sur son existence […] mais c’est sans doute que la façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne : si quelque chose est mort, ce ne peut être que la manière traditionnelle de le penser ». Ainsi, la plupart des auteurs « croyants » contemporains et postérieurs de la Seconde Guerre mondiale soulignent la nécessité de repenser Dieu non plus comme le « Tout-puissant », mais comme le « non-puissant », celui qui se laisse clouer sur la croix, celui qui s’efface devant la liberté humaine. « Dieu est impuissant et faible dans le monde. Et ainsi seulement il est avec nous et nous aide », écrit Dietrich Bonhoeffer peu de temps avant d’être tué par les nazis, faisant ainsi écho aux propos d’Etty Hillesum.
Mais la manière qui m’apparaît aujourd’hui la plus juste pour un croyant de parler de Dieu…est d’en parler le moins possible. De revenir à la position apophatique de nombreux mystiques de toutes les religions, qui rappellent que la seule chose qu’on peut dire de Dieu, c’est ce qu’il n’est pas. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’étonnante prière de Maître Eckart qui demande à Dieu…de le débarrasser de Dieu ! S’ils veulent rendre Dieu croyable dans notre monde désenchanté, plus que d’en parler, les croyants doivent surtout vivre une expérience intérieure transformante et en témoigner par une vie joyeuse et aimante. Car en fin de compte, « seul l’amour est digne de foi », écrivait le grand théologien Hans Urs von Balthasar.
Retrouvez bientôt l'édito de Frédéric Lenoir dans sa version filmée
http://www.lemondedesreligions.fr/chroniques/editorial/peut-on-encore-parler-de-dieu-01-01-2011-1080_161.php
Frédéric Lenoir - publié le 01/01/2011
Lorsque l’on posa la question à Albert Einstein : « Croyez-vous en Dieu ? », il répondit : « Dites-moi ce que vous entendez par Dieu, et je vous dirai si j’y crois ! » Son interlocuteur resta coi. Et pour cause ! Lorsque l’on dit « Dieu », de quel Dieu parle-t-on ? Du Dieu auquel les Aztèques sacrifiaient des enfants ? Du Dieu personnel de la Bible qui parle à Moïse et aux prophètes ? Du Dieu de Spinoza qui s’identifie à la nature ? Du Grand Horloger de Voltaire ? Même au sein d’une tradition comme le christianisme, les visages de Dieu sont innombrables : quoi de commun entre le Père aimant de Jésus, « qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchants » et le père Fouettard du XIXe siècle qui, par la voix de nombreux clercs, menace le moindre pécheur du feu éternel ? Entre le Dieu de mère Teresa, au nom duquel elle a donné sa vie au service des plus démunis, et celui du Grand Inquisiteur, qui était persuadé d’être son plus fidèle serviteur en condamnant au bûcher les hérétiques ?
Face aux égarements de la religion, les « maîtres du soupçon » vont développer une critique radicale de Dieu et de la foi. Dénoncée comme une aliénation intellectuelle par Auguste Comte, comme une aliénation anthropologique par Ludwig Feuerbach, comme une aliénation économique par Karl Marx et comme une aliénation psychique par Sigmund Freud, la foi en Dieu est perçue par les principaux penseurs de la fin du XIXe siècle comme la survivance infantile d’un besoin de sécurité qui empêche l’homme d’atteindre sa pleine stature. Les événements dramatiques du XXe siècle vont aussi porter un coup fatal à l’idée biblique du Dieu bon et tout-puissant. Comment peut-on encore croire à ce Dieu providentiel, qui prend soin de chaque homme, après les cinquante millions de morts des deux guerres mondiales ? Après les dizaines de millions de morts du goulag ? Après Hiroshima ? Après Auschwitz ? « Dieu est mort au bout de la corde d’un bourreau à Auschwitz », dira Elie Wiesel pour expliquer la perte de sa foi après avoir traversé l’horreur des camps de concentration.
Peut-on encore parler de Dieu au début du XXIe siècle ? Dieu est-il encore croyable ? Certains philosophes juifs et chrétiens, tels Emmanuel Lévinas ou Paul Ricœur, ont tenté de redessiner la figure possible de Dieu dans notre postmodernité. Car, comme l’a souligné Hannah Arendt, « ce n’est certainement pas que Dieu est mort, car on en sait aussi peu là-dessus que sur son existence […] mais c’est sans doute que la façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne : si quelque chose est mort, ce ne peut être que la manière traditionnelle de le penser ». Ainsi, la plupart des auteurs « croyants » contemporains et postérieurs de la Seconde Guerre mondiale soulignent la nécessité de repenser Dieu non plus comme le « Tout-puissant », mais comme le « non-puissant », celui qui se laisse clouer sur la croix, celui qui s’efface devant la liberté humaine. « Dieu est impuissant et faible dans le monde. Et ainsi seulement il est avec nous et nous aide », écrit Dietrich Bonhoeffer peu de temps avant d’être tué par les nazis, faisant ainsi écho aux propos d’Etty Hillesum.
Mais la manière qui m’apparaît aujourd’hui la plus juste pour un croyant de parler de Dieu…est d’en parler le moins possible. De revenir à la position apophatique de nombreux mystiques de toutes les religions, qui rappellent que la seule chose qu’on peut dire de Dieu, c’est ce qu’il n’est pas. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’étonnante prière de Maître Eckart qui demande à Dieu…de le débarrasser de Dieu ! S’ils veulent rendre Dieu croyable dans notre monde désenchanté, plus que d’en parler, les croyants doivent surtout vivre une expérience intérieure transformante et en témoigner par une vie joyeuse et aimante. Car en fin de compte, « seul l’amour est digne de foi », écrivait le grand théologien Hans Urs von Balthasar.
Retrouvez bientôt l'édito de Frédéric Lenoir dans sa version filmée
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