LES ANIMAUX DANS LES TRADITIONS SPIRITUELLES
Les bêtes, ces âmes sœurs
Jean-Philippe de Tonnac - publié le 24/06/2011
De la Grèce antique et l’égypte pharaonique au monde indien actuel, la relation de l’homme à l’animal est marquée par un sentiment de parenté, de proximité, qui implique le respect de toutes les espèces vivantes. L’expérience spirituelle reste indissociable de la non-violence à l’égard des animaux.
Imaginons, par-delà les anachronismes, un Indien jaïn, un égyptien sujet de Pharaon, un Grec influencé par Pythagore et un naturaliste héritier des Lumières commentant la crucifixion de l’homme Dieu. « Pour qui le Christ est-il venu ?, demande le Grec. Est-il venu aussi pour les animaux, les poissons ? » Question dérangeante dans la mesure où les réponses, en fonction du rapport que nous établissons avec le monde animal, ne vont jamais de soi.
Si une partie du monde grec antique parie, en effet, sur une oikeiôsis, une parenté entre le monde humain et le monde animal, il circonscrit pourtant celui-ci aux bêtes vivant sur la Terre. Ces clivages n’ont aucune pertinence pour le jaïn, méticuleux défenseur de toutes les formes de vie, non plus pour l’égyptien pour qui le poisson est le hiéroglyphe du corps humain. La question n’est pas innocente si on se souvient que les lettres du mot poisson en grec (ichtus) servaient à désigner parmi les premiers chrétiens tenus au secret le Sauveur (Iêsoûs Khristòs Theoû Huiòs Sôtêr, « Jésus Christ fils de Dieu Sauveur »). Pour qui Jésus, sur sa croix, est-il mort ?
« Considérons les 67 000 espèces décrites par Cark von Linné au XVIIIe siècle, dit le scientifique, et demandons-nous à qui profite le crime. Parmi les grandes familles du vivant, les chrétiens ne retiennent que les vertébrés, parmi ceux-ci les seuls mammifères, plus restrictif encore les primates et, parmi ceux-ci, la famille des hominidés laquelle abrite le genre homo qui compte, comme chacun sait, l’espèce homo sapiens, dont nous sommes. -Mais qui est ce “nous” ?, demande l’Indien. -Jésus s’incarne en homo sapiens et parle donc aux seuls homo sapiens, rétorque le naturaliste. -Pourquoi seulement ceux-là ?, s’étonne l’égyptien. -Parce que Dieu a créé homo sapiens à son image (Genèse 1, 27). Les autres Terriens n’ont pas été invités à participer de sa ressemblance. Le salut ne les concerne pas. » Le Grec, le jaïn, l’égyptien restent sans voix.
Si les Pères de l’église se sont employés à fonder théologiquement la discrimination, les arguments avancés n’ont pas annihilé le questionnement au sein des familles chrétiennes. Le théologien et psychanalyste jungien Eugen Drewermann le résume ainsi : « Toute théologie chrétienne semble reposer sur ce présupposé : nous, les représentants de l’espèce homo sapiens sapiens, représentons le sommet « indépassable » de toutes les possibilités de développement de l’évolution. Et pour quelle raison ? Parce que le Christ est apparu seulement dans cette espèce. » Pourtant, explique-t-il, en l’état actuel de l’évolution, « nous sommes bien plus près des animaux que du pressentiment de l’humain que nous portons en nous ».
Chasse, don et contre-don
Pourquoi ne pas imaginer que le Christ, à l’image de Vishnou dans le monde hindou, ne revienne dans une forme qui ne soit pas humaine ? L’Indien acquiesce. La conclusion revient au scientifique, citant le protestant Théodore Monod, lui-même naturaliste : « Le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue. » Au regard de l’histoire profonde, la mise à l’index du règne animal dans son ensemble au profit exclusif d’homo sapiens sapiens fait l’effet d’une parenthèse et semble procéder de cette « haine de l’origine » dont parle le psychanalyste Daniel Sibony à propos de l’antisémitisme. C’est donc cette oikeiôsis grecque, cette parenté qui justifierait à la fois une proximité ou une confusion, et une volonté de sécession de la part d’une espèce que l’évolution ou que Dieu aurait doté d’une capacité d’abstraction, de synthèse et d’association. Elle seule.
La manière dont les religions de la préhistoire et les grands systèmes de croyance qui les ont prolongées questionnent la relation homme-animal nous offre pourtant une tout autre perspective. Comme les autres mammifères, homo erectus manifeste une curiosité pour ses « semblables » avec lesquels il partage un même territoire et qu’il chasse. La chasse désigne un système complexe de don et contre-don à l’intérieur duquel le chasseur - qui peut devenir le chassé - se trouve contraint à la préservation des grands équilibres dont sa survie dépend.
La consommation de la chair animale lui pose peut-être alors autant de problèmes « métaphysiques » qu’à nous qui nous trouverions en situation de manger de la chair humaine. Par la chair et le sang ingérés, le chasseur s’approprie en effet aussi la force vitale et l’esprit de sa proie. Une subtile dialectique s’instaure entre l’acte de tuer et le respect de celui qu’on s’incorpore. « L’application du concept dualiste dans la relation homme-animal, écrit Emmanuel Anati, professeur de paléoethnologie, trouve un prolongement dans les visions totémiques de la nature, encore actuelles chez certaines populations tribales, principalement en Afrique centrale, en Sibérie et en Amérique du Sud, où subsiste l’identification totémique de l’homme et d’un animal spécifique. » L’opposition du bison (symbole féminin) et du cheval (masculin), récurrente dans l’art pariétal du sud de la France, rendrait parfaitement compte de cette obsession de la préservation d’une homéostasie originelle.
Cette mesure qu’homo erectus, puis homo sapiens, mettent dans l’acte prédateur imprègne toute la pensée religieuse des sociétés qui voient le jour au néolithique. Dans la répartition des êtres entre le visible et l’invisible, les animaux ne sont assignés à aucune résidence et participent de la globalité des échanges. Il n’existe ainsi aucune différence essentielle entre ces trois sortes de vivants que sont les dieux, les hommes et les animaux, si ce n’est dans leurs modalités d’incarnation. De cette promiscuité, la théorie de la transmigration va tirer ses arguments essentiels.
Antiracisme et antispécisme
Dans l’espace occidental, c’est le monde égyptien qui postule d’une manière exemplaire l’immortalité des animaux, au même titre que celle des hommes, et apparie leur destinée dans une élaboration eschatologique sans équivalent. Le statut des animaux dissuade qu’on vienne à leur manquer de respect et si c’est le cas, c’est la balance de Maat qui détermine la gravité des actes dont ils ont été victimes et la sanction qu’elle induit. L’éthique égyptienne pousse même le raffinement jusqu’à imaginer que l’animal lui-même puisse accuser l’être humain. Dans une inscription trouvée sur une tombe royale, on prend soin de signaler qu’il n’a été reçu aucune plainte d’une oie ou d’un bœuf contre Pharaon.
La philosophe élisabeth de Fontenay rappelle que, d’après Hérodote, les Grecs ont bien hérité la croyance en la transmigration de l’âme des Égyptiens. C’est d’abord un souci de piété et de pureté qui détermine certains philosophes à refuser la consommation de la chair animale. « Une filiation s’atteste de Platon à Plotin, de Plotin à Porphyre, de Porphyre à Jamblique, et de proche en proche, s’établit une relation de plus en plus forte à l’ascétisme - exercice en vue de la pureté, gage de l’union avec la transcendance - et l’abstinence de nourriture carnée. »
Renonçant à la consommation de viande afin de mettre en adéquation régime alimentaire et exigence spirituelle, ils n’ont pourtant pas encore à cœur la mise à mort des bêtes. C’est avec Théophraste (mort vers 288 avant notre ère) et, plus tard, avec Plutarque (mort vers 125), que la philosophie grecque atteint pour la première fois la pitié. à ceux qui rudoient, tuent et consomment les animaux, elle oppose le modèle proprement hellénique de l’homme doux et humain. La philanthrôpia s’étend désormais à tout le genre humain, y compris aux Barbares considérés jusque-là comme des « quasi animaux privés du vrai langage qu’est la langue grecque » ; mais elle ne laisse pas non plus les animaux hors de son champ. Selon Élisabeth de Fontenay, « on peut dire que, chez Théophraste, l’antiracisme et l’antispécisme ne font qu’un ». La question de la pitié et de l’amour pour les animaux à laquelle parviennent péniblement les philosophes grecs restera pour le pasteur Wilfred Monod la véritable énigme de l’évolution. Animal qui a trahi ses semblables, l’homme conserve pourtant de ses origines cette cruauté qui caractérise de part en part le règne du vivant. Si le Créateur n’a pas eu à cœur d’épargner à ses créatures la souffrance, où trouve alors origine ce sentiment de pitié pour le semblable (l’humain) et, plus improbable encore, le dissemblable (ou le semblable refoulé, l’animal) ?
L’idée de « non-nuisance »
L’ahimsa indien (« non-violence », « respect de la vie »), cœur battant des métaphysiques hindoue, jaïne et bouddhique est formulé explicitement pour la première fois dans les Upanishads. Le concept cherche à traduire l’idée de « non-nuisance » de la part de ceux qui, par instinct, par nécessité de survie, ont agi par la violence. Si le végétarisme strict qui en découle n’est en rien obligatoire dans le système social indien, il apparaît pourtant bien comme indissociable d’une stricte observance du principe du respect universel. Parce que l’ahimsa est le préalable à toute question spirituelle, et non pas une manière d’ersatz comme l’ont pensé les philosophes de l’Occident, il est le premier des cinq renoncements auxquels le yogi accepte de se soumettre.
De la même manière qu’on n’imaginerait pas assumer de hautes charges dans la cité si on n’était pas, peu ou prou, maître de ses instincts, l’Inde dit que l’expérience spirituelle est indissociable de la volonté de préserver, jusqu’aux plus infimes, les représentants de la vie.
Essayiste et éditeur, Jean-Philippe de Tonnac a codirigé une encyclopédie des savoirs et des croyances sur La Mort et l’immortalité (avec Frédéric Lenoir, Bayard, 2004) et a dirigé le Dictionnaire universel du pain (Robert Laffont, 2010).
La révélation d’Albert Schweitzer
La personnalité d’Albert Schweitzer, à la fois théologien protestant, médecin, musicien, organiste, philosophe, orientaliste, prix Nobel de la paix, s’éclaire par cet événement fondateur survenu au Gabon à l’époque où il dirigeait l’hôpital à Lambaréné qu’il avait fondé en 1913. Cherchant à saisir les principes d’une éthique universelle, il a soudain cette révélation de ce qu’il nommera plus tard « respect de la vie ». Il comprend que l’éthique telle que l’Occident la comprend se trouve confinée dans la relation de l’homme avec l’homme : « L’homme n’est moral que lorsque la vie en soi, celle de la plante et de l’animal aussi bien que celle des humains, lui est sacrée, et qu’il s’efforce d’aider dans la mesure du possible toute vie se trouvant en détresse » (Ma vie et ma pensée, 1931).
http://www.lemondedesreligions.fr/mensuel/2011/48/les-betes-ces-ames-soeurs-24-06-2011-1651_179.php
Les bêtes, ces âmes sœurs
Jean-Philippe de Tonnac - publié le 24/06/2011
De la Grèce antique et l’égypte pharaonique au monde indien actuel, la relation de l’homme à l’animal est marquée par un sentiment de parenté, de proximité, qui implique le respect de toutes les espèces vivantes. L’expérience spirituelle reste indissociable de la non-violence à l’égard des animaux.
Imaginons, par-delà les anachronismes, un Indien jaïn, un égyptien sujet de Pharaon, un Grec influencé par Pythagore et un naturaliste héritier des Lumières commentant la crucifixion de l’homme Dieu. « Pour qui le Christ est-il venu ?, demande le Grec. Est-il venu aussi pour les animaux, les poissons ? » Question dérangeante dans la mesure où les réponses, en fonction du rapport que nous établissons avec le monde animal, ne vont jamais de soi.
Si une partie du monde grec antique parie, en effet, sur une oikeiôsis, une parenté entre le monde humain et le monde animal, il circonscrit pourtant celui-ci aux bêtes vivant sur la Terre. Ces clivages n’ont aucune pertinence pour le jaïn, méticuleux défenseur de toutes les formes de vie, non plus pour l’égyptien pour qui le poisson est le hiéroglyphe du corps humain. La question n’est pas innocente si on se souvient que les lettres du mot poisson en grec (ichtus) servaient à désigner parmi les premiers chrétiens tenus au secret le Sauveur (Iêsoûs Khristòs Theoû Huiòs Sôtêr, « Jésus Christ fils de Dieu Sauveur »). Pour qui Jésus, sur sa croix, est-il mort ?
« Considérons les 67 000 espèces décrites par Cark von Linné au XVIIIe siècle, dit le scientifique, et demandons-nous à qui profite le crime. Parmi les grandes familles du vivant, les chrétiens ne retiennent que les vertébrés, parmi ceux-ci les seuls mammifères, plus restrictif encore les primates et, parmi ceux-ci, la famille des hominidés laquelle abrite le genre homo qui compte, comme chacun sait, l’espèce homo sapiens, dont nous sommes. -Mais qui est ce “nous” ?, demande l’Indien. -Jésus s’incarne en homo sapiens et parle donc aux seuls homo sapiens, rétorque le naturaliste. -Pourquoi seulement ceux-là ?, s’étonne l’égyptien. -Parce que Dieu a créé homo sapiens à son image (Genèse 1, 27). Les autres Terriens n’ont pas été invités à participer de sa ressemblance. Le salut ne les concerne pas. » Le Grec, le jaïn, l’égyptien restent sans voix.
Si les Pères de l’église se sont employés à fonder théologiquement la discrimination, les arguments avancés n’ont pas annihilé le questionnement au sein des familles chrétiennes. Le théologien et psychanalyste jungien Eugen Drewermann le résume ainsi : « Toute théologie chrétienne semble reposer sur ce présupposé : nous, les représentants de l’espèce homo sapiens sapiens, représentons le sommet « indépassable » de toutes les possibilités de développement de l’évolution. Et pour quelle raison ? Parce que le Christ est apparu seulement dans cette espèce. » Pourtant, explique-t-il, en l’état actuel de l’évolution, « nous sommes bien plus près des animaux que du pressentiment de l’humain que nous portons en nous ».
Chasse, don et contre-don
Pourquoi ne pas imaginer que le Christ, à l’image de Vishnou dans le monde hindou, ne revienne dans une forme qui ne soit pas humaine ? L’Indien acquiesce. La conclusion revient au scientifique, citant le protestant Théodore Monod, lui-même naturaliste : « Le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue. » Au regard de l’histoire profonde, la mise à l’index du règne animal dans son ensemble au profit exclusif d’homo sapiens sapiens fait l’effet d’une parenthèse et semble procéder de cette « haine de l’origine » dont parle le psychanalyste Daniel Sibony à propos de l’antisémitisme. C’est donc cette oikeiôsis grecque, cette parenté qui justifierait à la fois une proximité ou une confusion, et une volonté de sécession de la part d’une espèce que l’évolution ou que Dieu aurait doté d’une capacité d’abstraction, de synthèse et d’association. Elle seule.
La manière dont les religions de la préhistoire et les grands systèmes de croyance qui les ont prolongées questionnent la relation homme-animal nous offre pourtant une tout autre perspective. Comme les autres mammifères, homo erectus manifeste une curiosité pour ses « semblables » avec lesquels il partage un même territoire et qu’il chasse. La chasse désigne un système complexe de don et contre-don à l’intérieur duquel le chasseur - qui peut devenir le chassé - se trouve contraint à la préservation des grands équilibres dont sa survie dépend.
La consommation de la chair animale lui pose peut-être alors autant de problèmes « métaphysiques » qu’à nous qui nous trouverions en situation de manger de la chair humaine. Par la chair et le sang ingérés, le chasseur s’approprie en effet aussi la force vitale et l’esprit de sa proie. Une subtile dialectique s’instaure entre l’acte de tuer et le respect de celui qu’on s’incorpore. « L’application du concept dualiste dans la relation homme-animal, écrit Emmanuel Anati, professeur de paléoethnologie, trouve un prolongement dans les visions totémiques de la nature, encore actuelles chez certaines populations tribales, principalement en Afrique centrale, en Sibérie et en Amérique du Sud, où subsiste l’identification totémique de l’homme et d’un animal spécifique. » L’opposition du bison (symbole féminin) et du cheval (masculin), récurrente dans l’art pariétal du sud de la France, rendrait parfaitement compte de cette obsession de la préservation d’une homéostasie originelle.
Cette mesure qu’homo erectus, puis homo sapiens, mettent dans l’acte prédateur imprègne toute la pensée religieuse des sociétés qui voient le jour au néolithique. Dans la répartition des êtres entre le visible et l’invisible, les animaux ne sont assignés à aucune résidence et participent de la globalité des échanges. Il n’existe ainsi aucune différence essentielle entre ces trois sortes de vivants que sont les dieux, les hommes et les animaux, si ce n’est dans leurs modalités d’incarnation. De cette promiscuité, la théorie de la transmigration va tirer ses arguments essentiels.
Antiracisme et antispécisme
Dans l’espace occidental, c’est le monde égyptien qui postule d’une manière exemplaire l’immortalité des animaux, au même titre que celle des hommes, et apparie leur destinée dans une élaboration eschatologique sans équivalent. Le statut des animaux dissuade qu’on vienne à leur manquer de respect et si c’est le cas, c’est la balance de Maat qui détermine la gravité des actes dont ils ont été victimes et la sanction qu’elle induit. L’éthique égyptienne pousse même le raffinement jusqu’à imaginer que l’animal lui-même puisse accuser l’être humain. Dans une inscription trouvée sur une tombe royale, on prend soin de signaler qu’il n’a été reçu aucune plainte d’une oie ou d’un bœuf contre Pharaon.
La philosophe élisabeth de Fontenay rappelle que, d’après Hérodote, les Grecs ont bien hérité la croyance en la transmigration de l’âme des Égyptiens. C’est d’abord un souci de piété et de pureté qui détermine certains philosophes à refuser la consommation de la chair animale. « Une filiation s’atteste de Platon à Plotin, de Plotin à Porphyre, de Porphyre à Jamblique, et de proche en proche, s’établit une relation de plus en plus forte à l’ascétisme - exercice en vue de la pureté, gage de l’union avec la transcendance - et l’abstinence de nourriture carnée. »
Renonçant à la consommation de viande afin de mettre en adéquation régime alimentaire et exigence spirituelle, ils n’ont pourtant pas encore à cœur la mise à mort des bêtes. C’est avec Théophraste (mort vers 288 avant notre ère) et, plus tard, avec Plutarque (mort vers 125), que la philosophie grecque atteint pour la première fois la pitié. à ceux qui rudoient, tuent et consomment les animaux, elle oppose le modèle proprement hellénique de l’homme doux et humain. La philanthrôpia s’étend désormais à tout le genre humain, y compris aux Barbares considérés jusque-là comme des « quasi animaux privés du vrai langage qu’est la langue grecque » ; mais elle ne laisse pas non plus les animaux hors de son champ. Selon Élisabeth de Fontenay, « on peut dire que, chez Théophraste, l’antiracisme et l’antispécisme ne font qu’un ». La question de la pitié et de l’amour pour les animaux à laquelle parviennent péniblement les philosophes grecs restera pour le pasteur Wilfred Monod la véritable énigme de l’évolution. Animal qui a trahi ses semblables, l’homme conserve pourtant de ses origines cette cruauté qui caractérise de part en part le règne du vivant. Si le Créateur n’a pas eu à cœur d’épargner à ses créatures la souffrance, où trouve alors origine ce sentiment de pitié pour le semblable (l’humain) et, plus improbable encore, le dissemblable (ou le semblable refoulé, l’animal) ?
L’idée de « non-nuisance »
L’ahimsa indien (« non-violence », « respect de la vie »), cœur battant des métaphysiques hindoue, jaïne et bouddhique est formulé explicitement pour la première fois dans les Upanishads. Le concept cherche à traduire l’idée de « non-nuisance » de la part de ceux qui, par instinct, par nécessité de survie, ont agi par la violence. Si le végétarisme strict qui en découle n’est en rien obligatoire dans le système social indien, il apparaît pourtant bien comme indissociable d’une stricte observance du principe du respect universel. Parce que l’ahimsa est le préalable à toute question spirituelle, et non pas une manière d’ersatz comme l’ont pensé les philosophes de l’Occident, il est le premier des cinq renoncements auxquels le yogi accepte de se soumettre.
De la même manière qu’on n’imaginerait pas assumer de hautes charges dans la cité si on n’était pas, peu ou prou, maître de ses instincts, l’Inde dit que l’expérience spirituelle est indissociable de la volonté de préserver, jusqu’aux plus infimes, les représentants de la vie.
Essayiste et éditeur, Jean-Philippe de Tonnac a codirigé une encyclopédie des savoirs et des croyances sur La Mort et l’immortalité (avec Frédéric Lenoir, Bayard, 2004) et a dirigé le Dictionnaire universel du pain (Robert Laffont, 2010).
La révélation d’Albert Schweitzer
La personnalité d’Albert Schweitzer, à la fois théologien protestant, médecin, musicien, organiste, philosophe, orientaliste, prix Nobel de la paix, s’éclaire par cet événement fondateur survenu au Gabon à l’époque où il dirigeait l’hôpital à Lambaréné qu’il avait fondé en 1913. Cherchant à saisir les principes d’une éthique universelle, il a soudain cette révélation de ce qu’il nommera plus tard « respect de la vie ». Il comprend que l’éthique telle que l’Occident la comprend se trouve confinée dans la relation de l’homme avec l’homme : « L’homme n’est moral que lorsque la vie en soi, celle de la plante et de l’animal aussi bien que celle des humains, lui est sacrée, et qu’il s’efforce d’aider dans la mesure du possible toute vie se trouvant en détresse » (Ma vie et ma pensée, 1931).
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