En Libye, le recours à la charia semble vécu comme une solution"
La large avance des islamistes d'Ennahda aux premières élections libres en Tunisie et l'annonce d'une Constitution basée sur la charia en Libye inquiètent les spécialistes du monde arabe. Le recours à la charia menacerait-il la démocratie ? Bernard Botiveau, directeur de recherche au CNRS et à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et spécialiste du Proche-Orient contemporain, revient pour Le Point.fr sur l'histoire et les enjeux de la loi islamique.
Le Point.fr : Comment définiriez-vous la charia ?
Bernard Botiveau : C'est l'ensemble des normes et des valeurs contenues dans le message coranique. Il y a donc à la fois les dispositions, les règles, les interdits issus du Coran et de la Sunna (les dires du Prophète) et la jurisprudence (fiqh) qui en découle. En arabe, le terme renvoie à l'idée "d'ouvrir, de rendre clair". Il est cité dans le Coran pour exprimer "la voie vers Dieu". C'est dans le prolongement de cette voie immuable que se trouve le fiqh, la matière en constante évolution, qui permet aux juristes musulmans depuis le Ier siècle de l'islam (VIIe-VIIIe siècle de notre ère) de contextualiser et d'adapter les normes à des situations particulières. À chaque question précise des musulmans ou des pouvoirs en place, il a en effet fallu que les savants interprètent et transmettent des réponses en accord avec les sources révélées.
Il y a donc plusieurs interprétations possibles...
À partir du Xe siècle, on voit en effet apparaître des divergences sur le sens à donner à la loi islamique. Les courants sunnites majoritaires qui se sont transformés en écoles juridiques, les madhab, sont le malékisme, le hanafisme, le chaféisme et le hanbalisme. Même si les divergences d'interprétation de ces courants ont perduré et contribué à structurer l'islam à travers les siècles, les musulmans passent aujourd'hui outre ces différences, et se retrouvent autour de valeurs communes.
Comment est-on parvenu à une telle uniformisation ?
Jusqu'au XIXe siècle, les représentants des grandes universités islamiques ont entrepris une vaste entreprise de codification. Il fallait rassembler les normes, homogénéiser l'interprétation. C'est ainsi que l'Empire ottoman érigea le qanun, ce code de loi qui avait pour but de fixer les grands principes de la charia. Néanmoins, ces versions codifiées étaient rares et limitées jusqu'à la fin du XIXe siècle lorsque l"Empire disposa du premier grand code civil islamique, la Mejelle.
Dans quels domaines intervient la charia précisément ?
Avant les codifications des États modernes, le droit islamique résultant des interprétations de la charia organisait, à côté de normes communautaires non islamiques, la vie sociale dans son ensemble. Il fixait les normes du statut personnel et familial et s'appliquait au droit pénal comme au droit civil et aux institutions publiques. Sous la contrainte de strictes règles de preuve, la peine de mort sanctionnait par exemple l'homicide, le fouet l'adultère ou l'amputation de la main droite le vol. La répudiation était la forme normale du divorce. On tenait compte par ailleurs des normes des communautés religieuses minoritaires quant à la pratique de la religion, à l'alimentation ou à la tenue vestimentaire.
Et depuis le XIXe siècle, quelle est l'évolution de la place de la loi islamique dans les sociétés musulmanes ?
La plupart des États à majorité musulmane ont créé des systèmes judiciaires sécularisés et centralisés, qui empruntent plus ou moins largement aux codes européens. Dans ces pays, la loi islamique n'est pas remise en cause. Mais elle est encadrée. Aujourd'hui, en Égypte par exemple, le droit islamique applicable est, dans son intégralité, contenu dans les lois étatiques.
Mais à partir du moment où la charia est la source principale de la législation, ne devient-elle pas une menace pour la démocratie ?
Elle risque de la menacer, en effet. Mais, attention de ne pas tout amalgamer. Tenir compte, dans l'élaboration du droit, des principes de l'islam, ne présuppose pas pour autant l'instauration d'un système non démocratique. La charia peut être adaptée. En ce qui concerne la Tunisie, nous verrons bien ce que feront les membres d'Ennahda, mais je ne vois pas les premières victimes du régime déchu refaire spontanément les mêmes erreurs. Même si le risque d'autoritarisme sous le couvert de l'islam est bel et bien là, il pourra être contrebalancé par deux facteurs. D'une part, les multiples possibilités d'interprétation, et d'autre part, le rapport de force politique. Les partisans d'une application de la charia à la lettre devront tenir compte des forces qu'ils auront en face d'eux. On n'est pas dans l'Iran de 1979... Attendons de voir ce qu'ils ont à dire. En Libye, c'est plus complexe, car ils n'ont pas pu éviter la guerre et ses dizaines de milliers de victimes. Ce qui est compliqué, c'est que, pour beaucoup de Libyens, le recours à la charia semble aujourd'hui vécu comme une solution, et non comme un retour à un régime autoritaire...
Un régime démocratique prenant pour source principale de son droit la charia n'a-t-il jamais existé ?
C'est une question centrale. Cependant, le concept actuel de démocratie (au sens européo-américain d'État de droit libéral) est récent et il faudra voir ce que cela donnera pour des États qui sortent tout juste de leur carcan autoritaire. Cela dit, beaucoup de ces pays sont déjà passés par une phase constitutionnaliste libérale dans la première moitié du XXe siècle. C'est le cas de l'Égypte ou de l'Iran, par exemple. Il y a eu aussi des pays "musulmans", comme le Yémen du Sud ou l'Albanie, qui ont eu des régimes démocratiques au sens marxiste du terme. Ou comme la Turquie d'Atatürk qui a en quelque sorte "laïcisé" l'islam. La Turquie d'Erdogan est d'ailleurs présentée aujourd'hui comme un modèle pour le devenir des États arabes. On trouverait d'autres formules en Asie (par exemple dans l'Indonésie de Soekarno). Tout dépend donc, à mon sens, de ce qu'on entend par démocratie. L'Europe moderne, elle-même, n'a pas été exempte de régimes autoritaires et liberticides. Le référent islamique ne peut être interprété comme un obstacle a priori, sinon le développement historique n'aurait plus de sens.
http://www.lepoint.fr/societe/en-libye-le-recours-a-la-charia-semble-vecu-comme-une-solution-25-10-2011-1389005_23.php?xtor=EPR-6-[Newsletter-Quotidienne]-20111026
La large avance des islamistes d'Ennahda aux premières élections libres en Tunisie et l'annonce d'une Constitution basée sur la charia en Libye inquiètent les spécialistes du monde arabe. Le recours à la charia menacerait-il la démocratie ? Bernard Botiveau, directeur de recherche au CNRS et à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et spécialiste du Proche-Orient contemporain, revient pour Le Point.fr sur l'histoire et les enjeux de la loi islamique.
Le Point.fr : Comment définiriez-vous la charia ?
Bernard Botiveau : C'est l'ensemble des normes et des valeurs contenues dans le message coranique. Il y a donc à la fois les dispositions, les règles, les interdits issus du Coran et de la Sunna (les dires du Prophète) et la jurisprudence (fiqh) qui en découle. En arabe, le terme renvoie à l'idée "d'ouvrir, de rendre clair". Il est cité dans le Coran pour exprimer "la voie vers Dieu". C'est dans le prolongement de cette voie immuable que se trouve le fiqh, la matière en constante évolution, qui permet aux juristes musulmans depuis le Ier siècle de l'islam (VIIe-VIIIe siècle de notre ère) de contextualiser et d'adapter les normes à des situations particulières. À chaque question précise des musulmans ou des pouvoirs en place, il a en effet fallu que les savants interprètent et transmettent des réponses en accord avec les sources révélées.
Il y a donc plusieurs interprétations possibles...
À partir du Xe siècle, on voit en effet apparaître des divergences sur le sens à donner à la loi islamique. Les courants sunnites majoritaires qui se sont transformés en écoles juridiques, les madhab, sont le malékisme, le hanafisme, le chaféisme et le hanbalisme. Même si les divergences d'interprétation de ces courants ont perduré et contribué à structurer l'islam à travers les siècles, les musulmans passent aujourd'hui outre ces différences, et se retrouvent autour de valeurs communes.
Comment est-on parvenu à une telle uniformisation ?
Jusqu'au XIXe siècle, les représentants des grandes universités islamiques ont entrepris une vaste entreprise de codification. Il fallait rassembler les normes, homogénéiser l'interprétation. C'est ainsi que l'Empire ottoman érigea le qanun, ce code de loi qui avait pour but de fixer les grands principes de la charia. Néanmoins, ces versions codifiées étaient rares et limitées jusqu'à la fin du XIXe siècle lorsque l"Empire disposa du premier grand code civil islamique, la Mejelle.
Dans quels domaines intervient la charia précisément ?
Avant les codifications des États modernes, le droit islamique résultant des interprétations de la charia organisait, à côté de normes communautaires non islamiques, la vie sociale dans son ensemble. Il fixait les normes du statut personnel et familial et s'appliquait au droit pénal comme au droit civil et aux institutions publiques. Sous la contrainte de strictes règles de preuve, la peine de mort sanctionnait par exemple l'homicide, le fouet l'adultère ou l'amputation de la main droite le vol. La répudiation était la forme normale du divorce. On tenait compte par ailleurs des normes des communautés religieuses minoritaires quant à la pratique de la religion, à l'alimentation ou à la tenue vestimentaire.
Et depuis le XIXe siècle, quelle est l'évolution de la place de la loi islamique dans les sociétés musulmanes ?
La plupart des États à majorité musulmane ont créé des systèmes judiciaires sécularisés et centralisés, qui empruntent plus ou moins largement aux codes européens. Dans ces pays, la loi islamique n'est pas remise en cause. Mais elle est encadrée. Aujourd'hui, en Égypte par exemple, le droit islamique applicable est, dans son intégralité, contenu dans les lois étatiques.
Mais à partir du moment où la charia est la source principale de la législation, ne devient-elle pas une menace pour la démocratie ?
Elle risque de la menacer, en effet. Mais, attention de ne pas tout amalgamer. Tenir compte, dans l'élaboration du droit, des principes de l'islam, ne présuppose pas pour autant l'instauration d'un système non démocratique. La charia peut être adaptée. En ce qui concerne la Tunisie, nous verrons bien ce que feront les membres d'Ennahda, mais je ne vois pas les premières victimes du régime déchu refaire spontanément les mêmes erreurs. Même si le risque d'autoritarisme sous le couvert de l'islam est bel et bien là, il pourra être contrebalancé par deux facteurs. D'une part, les multiples possibilités d'interprétation, et d'autre part, le rapport de force politique. Les partisans d'une application de la charia à la lettre devront tenir compte des forces qu'ils auront en face d'eux. On n'est pas dans l'Iran de 1979... Attendons de voir ce qu'ils ont à dire. En Libye, c'est plus complexe, car ils n'ont pas pu éviter la guerre et ses dizaines de milliers de victimes. Ce qui est compliqué, c'est que, pour beaucoup de Libyens, le recours à la charia semble aujourd'hui vécu comme une solution, et non comme un retour à un régime autoritaire...
Un régime démocratique prenant pour source principale de son droit la charia n'a-t-il jamais existé ?
C'est une question centrale. Cependant, le concept actuel de démocratie (au sens européo-américain d'État de droit libéral) est récent et il faudra voir ce que cela donnera pour des États qui sortent tout juste de leur carcan autoritaire. Cela dit, beaucoup de ces pays sont déjà passés par une phase constitutionnaliste libérale dans la première moitié du XXe siècle. C'est le cas de l'Égypte ou de l'Iran, par exemple. Il y a eu aussi des pays "musulmans", comme le Yémen du Sud ou l'Albanie, qui ont eu des régimes démocratiques au sens marxiste du terme. Ou comme la Turquie d'Atatürk qui a en quelque sorte "laïcisé" l'islam. La Turquie d'Erdogan est d'ailleurs présentée aujourd'hui comme un modèle pour le devenir des États arabes. On trouverait d'autres formules en Asie (par exemple dans l'Indonésie de Soekarno). Tout dépend donc, à mon sens, de ce qu'on entend par démocratie. L'Europe moderne, elle-même, n'a pas été exempte de régimes autoritaires et liberticides. Le référent islamique ne peut être interprété comme un obstacle a priori, sinon le développement historique n'aurait plus de sens.
http://www.lepoint.fr/societe/en-libye-le-recours-a-la-charia-semble-vecu-comme-une-solution-25-10-2011-1389005_23.php?xtor=EPR-6-[Newsletter-Quotidienne]-20111026