Dans une société hypernormative, des chrétiens en quête de liberté
Chronique Le rejet de l’excès de normes de notre société serait, selon Sébastien Fath, l’une des raisons du succès des Églises évangéliques de type charismatique ou pentecôtiste qui, elles, revendiquent une certaine « liberté dans l’Esprit ».
Par Sébastien Fath, historien, chercheur au CNRS, spécialisé dans l’étude du protestantisme évangélique, le 03/03/2024 à 14:11
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Dans une société hypernormative, des chrétiens en quête de liberté
Sébastien Fath
Les protestations des agriculteurs européens contre l’excès de « paperasse » se réduisent-elles à une manipulation des syndicats de l’agro-industrie ? Une orientation néolibérale favorable à la dérégulation souffle certes sur les braises du mécontentement. Certains flairent l’opportunité pour plus de profit. Mais la clameur paysanne, excédée par le poids écrasant des formulaires et des normes, est trop assourdissante pour ne pas révéler aussi une tendance de fond : depuis les années 1980, nos sociétés dites « occidentales » se sont engagées dans une course à l’hypernormativité. Tout est prétexte à une règle, une loi ou un décret.
À lire aussiL’autorité charismatique au défi de l’IA
Dans son principe, la norme est utile. Elle participe au processus de civilisation. Elle peut permettre de contrecarrer la loi du plus fort, de réduire les abus, grâce à des critères procéduraux ou qualitatifs qui s’imposent à tous. Loin de forcément « compliquer » les choses, la norme, en principe, est là pour simplifier. Ce qui se joue aujourd’hui n’est donc pas la pertinence de la norme, mais son inflation démesurée, sur des échelles multiples.
La plupart des chrétiens n’attendent pas que leur Église en rajoute…
En trois générations, le volume de normes, dans nos activités quotidiennes (privées et professionnelles), aurait été multiplié par dix si l’on compte l’obésité croissante de nos codes juridiques ou réglementaires nationaux, mais aussi l’empilement de contraintes régionales, européennes, internationales. Le nombre de nos connexions neuronales, en revanche, ne s’est pas décuplé. D’où une charge mentale croissante, qui débouche sur des ras-le-bol sectorisés. En 2024, c’est au tour des agriculteurs. D’autres suivront.
L’âge hypernormatif a des conséquences sur le champ chrétien. Dans un scénario fonctionnaliste de la religion, les fidèles viennent chercher, dans les Églises, ce qui les aide à vivre avec les autres. Lorsque la société, menacée par l’anomie et la violence, produit trop peu de normes partagées, c’est aux religions, et notamment au christianisme, d’apporter un rééquilibrage avec une offre normative structurante, des repères pour mieux vivre : catéchismes, droit canon (dans l’Église catholique), discipline d’Église (chez les protestants) régulent l’agir individuel et posent des repères. Dans cette configuration, on se tourne vers l’Église pour « produire la norme » (1).
À lire aussiAux États-Unis, le déclin amorcé du mouvement des megachurchs
Nous vivons aujourd’hui une situation inversée. Nos sociétés occidentales sécularisées sont devenues hypernormatives. Dès lors, la plupart des chrétiens n’attendent pas que leur Église en rajoute. Ils ne sont guère demandeurs d’un surcroît de normes tatillonnes et de cadres, et prisent modérément la gymnastique d’une casuistique millimétrée. Ils plébiscitent au contraire une spiritualité nourrissant liberté, expérimentation, spontanéité et lâcher-prise. On trouve sans doute ici une des raisons de la popularité non démentie des formes charismatiques de la foi chrétienne. Ce n’est pas un hasard si les sept méga-églises évangéliques que compte la France aujourd’hui sont toutes charismatiques ou pentecôtistes, se référant en principe plus à l’Esprit (Saint) qu’à la loi et au code. Tout en offrant des cadres, ces milieux prétendent apporter une certaine « liberté dans l’Esprit », antidote à la fatigue hypernormative.
Chronique Le rejet de l’excès de normes de notre société serait, selon Sébastien Fath, l’une des raisons du succès des Églises évangéliques de type charismatique ou pentecôtiste qui, elles, revendiquent une certaine « liberté dans l’Esprit ».
Par Sébastien Fath, historien, chercheur au CNRS, spécialisé dans l’étude du protestantisme évangélique, le 03/03/2024 à 14:11
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Dans une société hypernormative, des chrétiens en quête de liberté
Sébastien Fath
Les protestations des agriculteurs européens contre l’excès de « paperasse » se réduisent-elles à une manipulation des syndicats de l’agro-industrie ? Une orientation néolibérale favorable à la dérégulation souffle certes sur les braises du mécontentement. Certains flairent l’opportunité pour plus de profit. Mais la clameur paysanne, excédée par le poids écrasant des formulaires et des normes, est trop assourdissante pour ne pas révéler aussi une tendance de fond : depuis les années 1980, nos sociétés dites « occidentales » se sont engagées dans une course à l’hypernormativité. Tout est prétexte à une règle, une loi ou un décret.
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Dans son principe, la norme est utile. Elle participe au processus de civilisation. Elle peut permettre de contrecarrer la loi du plus fort, de réduire les abus, grâce à des critères procéduraux ou qualitatifs qui s’imposent à tous. Loin de forcément « compliquer » les choses, la norme, en principe, est là pour simplifier. Ce qui se joue aujourd’hui n’est donc pas la pertinence de la norme, mais son inflation démesurée, sur des échelles multiples.
La plupart des chrétiens n’attendent pas que leur Église en rajoute…
En trois générations, le volume de normes, dans nos activités quotidiennes (privées et professionnelles), aurait été multiplié par dix si l’on compte l’obésité croissante de nos codes juridiques ou réglementaires nationaux, mais aussi l’empilement de contraintes régionales, européennes, internationales. Le nombre de nos connexions neuronales, en revanche, ne s’est pas décuplé. D’où une charge mentale croissante, qui débouche sur des ras-le-bol sectorisés. En 2024, c’est au tour des agriculteurs. D’autres suivront.
L’âge hypernormatif a des conséquences sur le champ chrétien. Dans un scénario fonctionnaliste de la religion, les fidèles viennent chercher, dans les Églises, ce qui les aide à vivre avec les autres. Lorsque la société, menacée par l’anomie et la violence, produit trop peu de normes partagées, c’est aux religions, et notamment au christianisme, d’apporter un rééquilibrage avec une offre normative structurante, des repères pour mieux vivre : catéchismes, droit canon (dans l’Église catholique), discipline d’Église (chez les protestants) régulent l’agir individuel et posent des repères. Dans cette configuration, on se tourne vers l’Église pour « produire la norme » (1).
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Nous vivons aujourd’hui une situation inversée. Nos sociétés occidentales sécularisées sont devenues hypernormatives. Dès lors, la plupart des chrétiens n’attendent pas que leur Église en rajoute. Ils ne sont guère demandeurs d’un surcroît de normes tatillonnes et de cadres, et prisent modérément la gymnastique d’une casuistique millimétrée. Ils plébiscitent au contraire une spiritualité nourrissant liberté, expérimentation, spontanéité et lâcher-prise. On trouve sans doute ici une des raisons de la popularité non démentie des formes charismatiques de la foi chrétienne. Ce n’est pas un hasard si les sept méga-églises évangéliques que compte la France aujourd’hui sont toutes charismatiques ou pentecôtistes, se référant en principe plus à l’Esprit (Saint) qu’à la loi et au code. Tout en offrant des cadres, ces milieux prétendent apporter une certaine « liberté dans l’Esprit », antidote à la fatigue hypernormative.