HÉRÉSIES À TENDANCE PAÏENNE OU GNOSTICISME
Le christianisme ayant pris naissance sur le sol du judaïsme, il était naturel que les influences juives fussent les premières à agir sur lui; voilà pourquoi les premières hérésies qui se produisirent eurent un caractère judaïsant.
Mais le christianisme ne tarda pas à se trouver en contact avec le paganisme, et il subit à son tour son influence. Aussi avons-nous à signaler, à côté des hérésies judaïsantes, des hérésies païennes ou gnostiques.
On en retrouve déjà les germes au siècle apostolique, dans ces amateurs de questions folles, de fables et de généalogies, que condamnent à plusieurs reprises les pastorales (1Tim.1.4; 6.20; 2Tim.2.14,16,23;Tite.3.9, etc.), et dans ces négateurs de Jésus-Christ venu en chair, que signale la première épître de Jean (1Jean.2.22; 4.3) et auxquels répond tout le quatrième évangile. — Cependant, ces systèmes n’apparaissent dans tout leur éclat qu’au IIe siècle.
Le nom de gnostique vient du grec γνωστίκος, du substantif γνῶσις, gnose, science. Il signifie «celui qui, possède la science des choses divines, au lieu de se borner à les croire par la foi.»
Le mot γνῶσις se rencontre dans le Nouveau Testament opposé au mot πίστις. Il désigne la connaissance réfléchie, raisonnée, approfondie, par opposition à la connaissance intuitive et non raisonnée que donne la foi. — Ainsi, Paul souhaite aux Corinthiens de grandir en toutes choses; en foi, en parole, en science, en zèle — πίστει, καὶ λόγῳ, καὶ γνώσει, καὶ πὰσῃ σπουδῇ — (2Cor.8.7). Pierre exhorte ceux à qui il écrit à ajouter à la foi la science (2Pier.1.5).
Le Gnostique est donc celui qui possède la connaissance raisonnée et scientifique des choses divines. En prenant ce nom de gnostiques, en décorant du titre de gnoses leurs systèmes, les hérétiques dont nous parlons affichaient la prétention et le caractère philosophiques de leurs enseignements. Ils prétendaient donner à leurs disciples la science adéquate et absolue de la vérité religieuse.
[Nous avons retrouvé dans la première rédaction du cours de M. Boni-fas cette discussion, supprimée plus tard par le professeur, sans doute parce que les systèmes contre lesquels elle était dirigée ont, depuis plusieurs années, perdu la faveur qui put les accueillir à leur apparition. Voici comment M. Bonifas réfutait les opinions de Matter, de Baur et de Moehler sur l’origine du gnosticisme (Réd.)
D’après Matter, c’est en Perse qu’il faudrait placer l’origine du gnosticisme. Les juifs transportés à Babylone auraient mêlé à leurs croyances les doctrines dualistes de l’Orient, et les auraient plus tard apportées à Alexandrie. La Kabbale aurait été le fruit de cette alliance du judaïsme avec l’orientalisme. — Mais, outre que l’antiquité de la Kabbale est fort contestable, cette explication ne rend pas compte de tous les faits; car le dualisme n’est pas le seul trait ni le trait dominant des systèmes gnostiques: ce qui les caractérise surtout, c’est l’émanatisme.
Baur prétend que le gnosticisme a été une philosophie de la religion, née de la comparaison dos diverses religions qui se trouvaient alors en présence. — Mais nous ne trouvons, chez les gnostiques du IIe siècle, aucune trace de ce travail critique dans lequel Baur prétend placer l’origine de leurs systèmes. Ce que nous y trouvons, au contraire, ce sont de vagues aspirations et d’aventureuses chimères, un esprit curieux et chercheur qui s’acharne après des questions insolubles, et qui mêle d’une façon étrange la religion, la philosophie et la fantaisie pure. Bien loin de faire la critique des trois grandes religions qui se partagent alors le monde, et de construire sur ce fondement une sorte de philosophie religieuse et éclectique, les gnostiques se montrent préoccupés d’un problème unique, celui qui était le thème favori des spéculations orientales et de la philosophie hellénique, le problème de l’origine du monde fini et imparfait, ou, plus spécialement encore, le problème de l’origine du mal. Comment le monde procède-t-il de Dieu? Comment la multiplicité et l’imperfection sont-elles le produit de l’être unique, immuable et parfait? D’où vient le fini? D’où vient le mal? D’où vient la matière? C’est là le problème, métaphysique plutôt que moral, qui les tourmente et pour la solution duquel ils épuisent tous les efforts de leur imagination hardie, empruntant des idées à toutes les religions et à toutes les philosophies, puisant à toutes les sources, accueillanttoutesles doctrines, et croyant s’approcher du but à mesure qu’ils compliquent davantage leurs théories et leurs systèmes. Ainsi, le parsisme avec son opposition absolue entre les puissances divines et antidivines donne aux gnostiques le dualisme; le bouddhisme, avec son développement successif du monde, parlant du Nirvana pour y retourner, à travers la multiplicité des êtres créés, leur fournit l’émanatisme.
Mœhler, au lieu d’attribuer le gnosticisme à un effort de spéculation maladive et stérile, y voit, au contraire, le résultat d’une tendance, toute pratique. C’est, selon lui, le sentiment du péché, vivement réveillé dans les consciences par le christianisme, qui provoqua les recherches spéculatives des gnostiques, et les conduisit à la théorie dualiste des deux principes. — Mais loin de venir du christianisme, le dualisme des gnostiques avait été emprunté à la spéculation orientale, au parsisme et à la religion de Zoroastre. Le christianisme leur parut être une lumière nouvelle, à l’aide de laquelle on pouvait pénétrer plus avant dans les mystérieux problèmes agités en Orient, et ils s’empressèrent de le mettre à contribution dans ce sens. Ce fut aussi aux religions orientales que les gnostiques empruntèrent la division des hommes en plusieurs classes, les pneumatiques, qui ont la connaissance supérieure et le véritable amour de Dieu, les psychiques, qui n’ont que la foi d’autorité et la religion de l’intérêt ou de la crainte, les hyliques enfin, qui sont asservis au corps et au monde de la matière, et qui sont incapables de rien comprendre au delà.
En définitive, le gnosticisme est l’un des produits de l’immense travail de fermentation et de fusion, etc. (voir la suite ci-dessus).
Je ne discuterai pas les opinions diverses qui ont été émises sur les origines du gnosticisme. Je me borne à constater qu’il fut l’un des produits de l’immense travail de fermentation et de fusion qui s’accomplit dans les idées pendant les deux premiers siècles de notre ère. C’est à ce moment que, dans certains grands centres, qui étaient comme le rendez-vous et le carrefour de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique — Alexandrie, par exemple — se rencontrèrent et se mêlèrent toutes les religions et toutes les philosophies du passé, Platon et Moïse, Homère et Zoroastre, l’hellénisme, le judaïsme et l’orientalisme. Il se produisit ainsi un vaste mouvement, à la fois philosophique et religieux, qui fut la synthèse incohérente et confuse de toute les idées qui avaient agité l’ancien monde. La philosophie judéo-alexandrine de Philon fut le premier fruit, et l’un des plus remarquables, de ce mouvement.
Puis apparut le christianisme, qui jeta dans le monde des idées et des vérités nouvelles, qui donna de nouvelle solutions aux problèmes agités par les anciennes philosophies et par les anciennes religions, et qui apporta des éléments nouveaux dans la fermentation universelle. La rencontre du christianisme avec le mouvement dont il vient d’être parlé donna naissance à deux courants d’idées contraires, entre lesquels se partagea le courant primitif:
1° Un courant de réaction et d’opposition contre le christianisme, qui produisit le néo-platonisme;
2° Un courant d’assimilation ou d’absorption, qui donna naissance au gnosticisme.
C’est là ce qui explique à la fois les ressemblances profondes qui rapprochent le néo-platonisme et le gnosticisme, et les différences qui les séparent.
A. — Les ressemblances:
a) Le même syncrétisme confus et grossier caractérise à la fois les spéculations néo-platoniciennes et les systèmes gnostiques;
b) Des deux côtés, c’est le même goût pour les symboles, les mythes, les allégories;
c) C’est le même goût aussi pour les spéculations aventureuses, pour la métaphysique subtile, pour les problèmes insolubles, — et particulièrement, pour le problème de l’origine des choses.
François Bonifas, Histoire des Dogmes de l’Église Chrétienne (ThéoTEX, 2018), 87–90.
Le christianisme ayant pris naissance sur le sol du judaïsme, il était naturel que les influences juives fussent les premières à agir sur lui; voilà pourquoi les premières hérésies qui se produisirent eurent un caractère judaïsant.
Mais le christianisme ne tarda pas à se trouver en contact avec le paganisme, et il subit à son tour son influence. Aussi avons-nous à signaler, à côté des hérésies judaïsantes, des hérésies païennes ou gnostiques.
On en retrouve déjà les germes au siècle apostolique, dans ces amateurs de questions folles, de fables et de généalogies, que condamnent à plusieurs reprises les pastorales (1Tim.1.4; 6.20; 2Tim.2.14,16,23;Tite.3.9, etc.), et dans ces négateurs de Jésus-Christ venu en chair, que signale la première épître de Jean (1Jean.2.22; 4.3) et auxquels répond tout le quatrième évangile. — Cependant, ces systèmes n’apparaissent dans tout leur éclat qu’au IIe siècle.
Le nom de gnostique vient du grec γνωστίκος, du substantif γνῶσις, gnose, science. Il signifie «celui qui, possède la science des choses divines, au lieu de se borner à les croire par la foi.»
Le mot γνῶσις se rencontre dans le Nouveau Testament opposé au mot πίστις. Il désigne la connaissance réfléchie, raisonnée, approfondie, par opposition à la connaissance intuitive et non raisonnée que donne la foi. — Ainsi, Paul souhaite aux Corinthiens de grandir en toutes choses; en foi, en parole, en science, en zèle — πίστει, καὶ λόγῳ, καὶ γνώσει, καὶ πὰσῃ σπουδῇ — (2Cor.8.7). Pierre exhorte ceux à qui il écrit à ajouter à la foi la science (2Pier.1.5).
Le Gnostique est donc celui qui possède la connaissance raisonnée et scientifique des choses divines. En prenant ce nom de gnostiques, en décorant du titre de gnoses leurs systèmes, les hérétiques dont nous parlons affichaient la prétention et le caractère philosophiques de leurs enseignements. Ils prétendaient donner à leurs disciples la science adéquate et absolue de la vérité religieuse.
[Nous avons retrouvé dans la première rédaction du cours de M. Boni-fas cette discussion, supprimée plus tard par le professeur, sans doute parce que les systèmes contre lesquels elle était dirigée ont, depuis plusieurs années, perdu la faveur qui put les accueillir à leur apparition. Voici comment M. Bonifas réfutait les opinions de Matter, de Baur et de Moehler sur l’origine du gnosticisme (Réd.)
D’après Matter, c’est en Perse qu’il faudrait placer l’origine du gnosticisme. Les juifs transportés à Babylone auraient mêlé à leurs croyances les doctrines dualistes de l’Orient, et les auraient plus tard apportées à Alexandrie. La Kabbale aurait été le fruit de cette alliance du judaïsme avec l’orientalisme. — Mais, outre que l’antiquité de la Kabbale est fort contestable, cette explication ne rend pas compte de tous les faits; car le dualisme n’est pas le seul trait ni le trait dominant des systèmes gnostiques: ce qui les caractérise surtout, c’est l’émanatisme.
Baur prétend que le gnosticisme a été une philosophie de la religion, née de la comparaison dos diverses religions qui se trouvaient alors en présence. — Mais nous ne trouvons, chez les gnostiques du IIe siècle, aucune trace de ce travail critique dans lequel Baur prétend placer l’origine de leurs systèmes. Ce que nous y trouvons, au contraire, ce sont de vagues aspirations et d’aventureuses chimères, un esprit curieux et chercheur qui s’acharne après des questions insolubles, et qui mêle d’une façon étrange la religion, la philosophie et la fantaisie pure. Bien loin de faire la critique des trois grandes religions qui se partagent alors le monde, et de construire sur ce fondement une sorte de philosophie religieuse et éclectique, les gnostiques se montrent préoccupés d’un problème unique, celui qui était le thème favori des spéculations orientales et de la philosophie hellénique, le problème de l’origine du monde fini et imparfait, ou, plus spécialement encore, le problème de l’origine du mal. Comment le monde procède-t-il de Dieu? Comment la multiplicité et l’imperfection sont-elles le produit de l’être unique, immuable et parfait? D’où vient le fini? D’où vient le mal? D’où vient la matière? C’est là le problème, métaphysique plutôt que moral, qui les tourmente et pour la solution duquel ils épuisent tous les efforts de leur imagination hardie, empruntant des idées à toutes les religions et à toutes les philosophies, puisant à toutes les sources, accueillanttoutesles doctrines, et croyant s’approcher du but à mesure qu’ils compliquent davantage leurs théories et leurs systèmes. Ainsi, le parsisme avec son opposition absolue entre les puissances divines et antidivines donne aux gnostiques le dualisme; le bouddhisme, avec son développement successif du monde, parlant du Nirvana pour y retourner, à travers la multiplicité des êtres créés, leur fournit l’émanatisme.
Mœhler, au lieu d’attribuer le gnosticisme à un effort de spéculation maladive et stérile, y voit, au contraire, le résultat d’une tendance, toute pratique. C’est, selon lui, le sentiment du péché, vivement réveillé dans les consciences par le christianisme, qui provoqua les recherches spéculatives des gnostiques, et les conduisit à la théorie dualiste des deux principes. — Mais loin de venir du christianisme, le dualisme des gnostiques avait été emprunté à la spéculation orientale, au parsisme et à la religion de Zoroastre. Le christianisme leur parut être une lumière nouvelle, à l’aide de laquelle on pouvait pénétrer plus avant dans les mystérieux problèmes agités en Orient, et ils s’empressèrent de le mettre à contribution dans ce sens. Ce fut aussi aux religions orientales que les gnostiques empruntèrent la division des hommes en plusieurs classes, les pneumatiques, qui ont la connaissance supérieure et le véritable amour de Dieu, les psychiques, qui n’ont que la foi d’autorité et la religion de l’intérêt ou de la crainte, les hyliques enfin, qui sont asservis au corps et au monde de la matière, et qui sont incapables de rien comprendre au delà.
En définitive, le gnosticisme est l’un des produits de l’immense travail de fermentation et de fusion, etc. (voir la suite ci-dessus).
Je ne discuterai pas les opinions diverses qui ont été émises sur les origines du gnosticisme. Je me borne à constater qu’il fut l’un des produits de l’immense travail de fermentation et de fusion qui s’accomplit dans les idées pendant les deux premiers siècles de notre ère. C’est à ce moment que, dans certains grands centres, qui étaient comme le rendez-vous et le carrefour de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique — Alexandrie, par exemple — se rencontrèrent et se mêlèrent toutes les religions et toutes les philosophies du passé, Platon et Moïse, Homère et Zoroastre, l’hellénisme, le judaïsme et l’orientalisme. Il se produisit ainsi un vaste mouvement, à la fois philosophique et religieux, qui fut la synthèse incohérente et confuse de toute les idées qui avaient agité l’ancien monde. La philosophie judéo-alexandrine de Philon fut le premier fruit, et l’un des plus remarquables, de ce mouvement.
Puis apparut le christianisme, qui jeta dans le monde des idées et des vérités nouvelles, qui donna de nouvelle solutions aux problèmes agités par les anciennes philosophies et par les anciennes religions, et qui apporta des éléments nouveaux dans la fermentation universelle. La rencontre du christianisme avec le mouvement dont il vient d’être parlé donna naissance à deux courants d’idées contraires, entre lesquels se partagea le courant primitif:
1° Un courant de réaction et d’opposition contre le christianisme, qui produisit le néo-platonisme;
2° Un courant d’assimilation ou d’absorption, qui donna naissance au gnosticisme.
C’est là ce qui explique à la fois les ressemblances profondes qui rapprochent le néo-platonisme et le gnosticisme, et les différences qui les séparent.
A. — Les ressemblances:
a) Le même syncrétisme confus et grossier caractérise à la fois les spéculations néo-platoniciennes et les systèmes gnostiques;
b) Des deux côtés, c’est le même goût pour les symboles, les mythes, les allégories;
c) C’est le même goût aussi pour les spéculations aventureuses, pour la métaphysique subtile, pour les problèmes insolubles, — et particulièrement, pour le problème de l’origine des choses.
François Bonifas, Histoire des Dogmes de l’Église Chrétienne (ThéoTEX, 2018), 87–90.