Atlantico : La France fait face à de très mauvaises récoltes de blé, en 2024. Les estimations provisoires du ministère de l'agriculture font état d'un recul de la production céréalière de 10 millions de tonnes par rapport à l'an dernier. Il s'agirait de la pire année en quatre décennies. Faut-il craindre pour la sécurité alimentaire française à court ou moyen terme ? Quid du temps long ?
Denis Beauchamp : L'année dernière, la production à été relativement bonne, la France finit donc avec des stocks supérieurs à la moyenne qui pourront compenser une petite partie du manque de cette année. De plus, habituellement, la France exporte la moitié de son blé. Cette année, même si les récoltes ont étés très mauvaises, le tonnage exporté sera réduit, mais il en restera encore assez pour couvrir les besoins des Français. Cela constitue cependant une alerte à prendre très au sérieux pour l'avenir.
Bruno Parmentier : À court ou à moyen terme, non, évidemment. Notons, pour commencer, que l’on peut garder – et que l’on exporte aussi, mécaniquement. Par conséquent, la question de la sécurité alimentaire se pose dans le cadre d’une crise de la récolte à échelle mondiale. A priori, ce n’est pas le cas en l’état : quand il fait mauvais temps chez nous, il peut tout à fait faire beau ailleurs, dans le Middle West, en Inde ou en Chine par exemple. La Chine, premier producteur mondial, produit 5 fois plus que nous, et l’Inde quatre fois plus, même s’ils interviennent peu sur le marché mondial car ils consomment tout ce qu’ils produisent. Si plusieurs régions productrices sont touchées la même année, le danger, cela va sans dire, est plus important. Pour autant, il faut aussi tenir compte du fait que le monde dispose d’un peu de temps devant lui : nous stockons environs 5 à 6 mois de réserve, si l’on prend en compte l’ensemble des silos de la planète. Il faudrait une succession de crises graves avant que nous ne commencions à en voir le fond, donc.
A court comme à moyen terme, ce à quoi il faut potentiellement s’attendre, c’est une variation du prix mondial des céréales. Celui-ci, c’est une évidence, dépend beaucoup des disponibilités. La guerre en Ukraine en a fait la démonstration indéniable à ses débuts ; d’autant que le nombre de pays exportateurs de blé – c’est-à-dire ceux dont la production excède la demande intérieure – ne sont pas nombreux. On compte environ 80 pays qui importent du blé dans le monde pour une petite dizaine d’exportateurs, selon les années. Parmi eux figurent les Etats-Unis, le Canada, la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne, occasionnellement l’Argentine et, évidemment la France. Dès lors, quand l’un de ces pays peine à fournir sa part, ses clients se tournent vers la concurrence. C’est bien pour cela que le début de la guerre en Ukraine a engendré une crise gigantesque : le blé ukrainien était bloqué et nous ne voulions pas, collectivement, acheter du blé russe. Résultat des courses, les cours ont flambé.
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La France, rappelons-le, est un très grand pays producteur de blé. C’est ici que l’on trouve les champs les plus productifs au monde. Nous produisons, en moyenne, trois fois plus de blé que ce que nous mangeons. Un tiers est consacré à l’alimentation (on parle ici de pain, de nouilles, de crêpes, de couscous, etc), un autre est dédié à l’alimentation des animaux d’élevage. Le dernier tiers est exporté, le plus souvent vers l’Europe du Sud (l’Espagne notamment, mais pas seulement), ainsi que vers le Maghreb ou l’Afrique noire. Dès lors, et compte tenu de la réalité de notre production, quand la récolte française diminue, ce ne sont pas les Français ou leurs animaux qui sont menacés : ce sont les pays qui importent notre blé qui en payent le prix lourd. Le risque pèse donc davantage sur l’Espagne, le Maroc, le Sénégal ou l’Egypte, par exemple, s’ils ne peuvent pas non plus se tourner vers d’autres producteurs comme l’Ukraine, par exemple. Mais, heureusement, l’Ukraine a réussi à éloigner le danger de circulation en mer noire et pourra exporter sa production cette année.
Dans cette équation, c’est donc le niveau final de la récolte mondial qui permettra de déterminer s’il y a un risque pour la sécurité alimentaire.
Si la récolte mondiale est bonne mais que la récolte française ne l’est pas, ce sera la double peine pour nos céréaliers : ils devront alors composer avec un prix du grain assez faible, tout en en ayant assez peu à vendre eux même. En cas de pénurie mondiale, en revanche, cela sera dur pour le consommateur mais l’agriculteur pourra tirer son épingle du jeu.
Les estimations provisoires du ministère, vous l’avez dit, font état d’un recul de 10 millions de tonnes de blé par rapport à l’an dernier. C’est énorme. Pour en prendre la pleine mesure, il faut réaliser que la récolte française oscille généralement entre 30 et 40 millions de tonnes. Il nous manque donc un tiers de la récolte. C’est la plus grande baisse depuis 40 ans, peu ou prou. Cela ne veut pas dire que c’est la seule année de mauvaise récolte que nous avons connu depuis, par exemple les intempéries nous ont également affecté en 2016 et 2020, mais force est de constater que le choc est important.
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Sur le long terme, il est plus difficile de répondre. Cela dépendra notamment de comment se dérouleront les années à venir. Nous ne savons rien de ce que sera l’année prochaine. Ce que l’on peut toutefois affirmer, c’est que le réchauffement climatique risque de rendre plus commune les années atypiques et compliquées. Il y a donc un véritable risque à ce sujet. Et puisque la France, en matière de productivité du blé, est la nation la plus avancée, elle est aussi la nation la plus sensible à ce genre d’intempéries. Nous sommes en mesure de récolter 8 tonnes de blé à l’hectare en moyenne. Il y a 60 ans, nous n’en récoltions que 2,5 tonnes. Un tel progrès nécessite une agriculture particulièrement industrialisée, ce qui n’est pas sans présenter un certain nombre de désavantages comme une hyperspécialisation qui flirte souvent avec la monoculture.
De plus, parce que nous produisons autant, tout changement se voit beaucoup. Les Etats-Unis ou l’Ukraine produisent deux fois moins que la France à l’hectare. Passer de 5 tonnes à quatre sur un hectare ça reste discret. Tomber de 8 à 5 comme c’est notre cas, cela se voit plus.
A quoi sont dues ces mauvaises récoltes ? Quelle est la part de conjoncture... et dans quelle mesure faut-il craindre qu'elle devienne, un jour, structurelle ?
Denis Beauchamp : Il y a eu, depuis les semis de l'automne, une conjonction exceptionnelle d'évènements météo : des pluies en abondance, un temps froid, un manque de luminosité : tout cela a fortement réduit le potentiel de production, mais cela à également favorisé le développement de maladies qui ont fortement fait baisser la production , alors que les moyens de lutte phytosanitaires sont chaque année plus limités. C'est donc un événement conjoncturel, mais le changement climatique nous mettra forcément face à des excès très variés, opposés d'une année sur l'autre, qui fragiliseront les productions agricoles.
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Bruno Parmentier : L’agriculture, comprenons-nous bien, est une activité à risque. Quand on sème, on a aucune idée du temps qu’il fera au moment de la récolte. Certaines années, il fait trop chaud, et la récolte n’est pas bonne. Quand la période est trop sèche, c’est un autre problème. Et quand, comme c’est le cas cette année, le temps est trop humide, le blé a tendance à pourrir. Certains champs n’ont pas pu être semés, parce qu’ils étaient inondés et c’est pour cela que nous faisons aujourd’hui face à une récolte historiquement mauvaise.
La culture du blé, en France, a cela de particulier qu’il s’agit d’une céréale qui a historiquement été au cœur de notre alimentation. Toutes les terres bonnes pour le blé ont été semées de blé. Celles qui ne l’étaient pas sont, pour l’essentiel, devenues des vignes. La vigne est plus simple à cultiver, du fait de sa racine plus profonde. Les terres de Champagne, pour ne citer qu’elles, n’étaient pas bonnes pour le blé. C’est pourquoi on y a historiquement cultivé des vignes et on a fait du champagne. Mais maintenant on a réussi à tirer 8 tonnes de blé sur ces terres caillouteuses !
Seulement, voilà : comme nous l’avons précédemment évoqué, notre agriculture est aujourd’hui hyper-spécialisée. On fait du blé sur du blé, d’année en année, ce qui a tendance à appauvrir les terres et contraint à l’utilisation d’engrais qui polluent les sols et les eaux. La monoculture, par ailleurs, a tendance à favoriser la prolifération de maladies et bestioles en tout genre qui s’attaquent aux plantes et il devient donc nécessaire d’utiliser sans cesse plus d’insecticides ou d’herbicides. Notre spécialisation, à laquelle nous devons notre incroyable productivité, induit donc des faiblesses de plus en plus importantes. Et puisque la machine est réglée au millimètre près, la moindre sortie de route se fait sentir potentiellement très fort.
Est-il possible de minimiser les risques à l'avenir, sans nécessairement mettre à mal la productivité française en matière agricole ?
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Denis Beauchamp : S'il n'y a pas de solution miracle, il faudra à l'avenir, conjointement avec une grande sobriété, mettre en place tous les systèmes possible pour conserver l'eau excédentaire comme cette année, afin de l'utiliser les années ou elle manquera. Rappelons que nous sortons de deux années de sécheresse, et que cela ne manquera pas de revenir. De même, il faut accentuer la recherche par tous les moyens afin de mettre au point des variétés qui soient capables de résister aux excès du froid, du chaud, du manque d'eau comme de l'excès de pluie, ainsi que des maladies : c'est un défi vital pour l'ensemble de la société Française. Il faut également poursuivre la recherche sur les moyens de lutte phytosanitaire, afin que leur interdiction ou limitation ne conduise pas à une baisse structurelle de production agricole, qui pourrait se révéler dramatique.
Bruno Parmentier : L’agriculture est particulièrement sensible aux variations climatiques. Partant de là, et compte tenu de ce que nous avons pu évoquer précédemment, il me paraît compliqué de faire beaucoup mieux que ce que nous faisons aujourd’hui. Toujours est-il que certains points méritent d’être discutés. Ainsi, la gestion de l’eau va être un problème majeur du XXIè siècle. Le trop d’eau est déjà un problème majeur, le pas assez d’eau l’est davantage encore. Il va probablement falloir envisager d’investir en agroécologie, apprendre à drainer les champs et faire des canaux de dérivation, par exemple. C’est un point sur lequel la France pèche considérablement aujourd’hui. A l’inverse, il faudra installer des systèmes d’irrigation dans la moitié nord de la France, ce qui était inutile jusqu’à maintenant. Il va aussi falloir planter davantage d’arbres. Il n’y en a presque plus entre Paris et Reims par exemple, parce que l’on a expliqué au paysan que l’arbre était son ennemi. C’est d’une folie absolue : l’arbre protège du vent, emmagasine ou absorbe l’humidité, empêche le ravinement, héberge les animaux auxiliaires de cultures qui nous débarrassent des prédateurs… Il est urgent de replanter.
Enfin, il faut aussi se tourner du côté de la génétique. Peut-être pourra-t-on produire des variétés de blés qui sont moins sensibles aux intempéries. Il faut aussi envisager le mélange, dans un seul champ, des céréales et des légumineuses.
Quel sera l'impact concret sur les producteurs céréaliers, les éleveurs et, en dernière ligne, les consommateurs ?
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Denis Beauchamp : Pour le consommateur, je ne pense pas que les conséquences soient vraiment visibles: par chance, au niveau mondial, la production de céréale reste suffisante cette année , ce qui a empêché les prix de remonter, même en France. En revanche, les producteurs de céréales vont être lourdement impactés puisqu'il y a à la fois moins de tonnage à vendre et avec des prix bas. Le revenu tiré de la vente de leur production ne couvrira donc pas les frais engagés pour les cultures. De même, les éleveurs sont bien souvent producteurs de céréales eux aussi afin de nourrir leurs bêtes. Avec moins de production, ils peuvent être contraints d'en acheter à l'extérieur, ce qui va fortement augmenter leurs charges alors que les prix de vente n'augmentent pas. Cette campagne 2024/2025 risque d'être la pire que l'agriculture aie connu depuis bien longtemps, avec toutes les conséquences que cela peut impliquer.
Bruno Parmentier : Le prix de la baguette ne va pas augmenter, si c’est ce qui vous inquiète. Et pour cause ! Il faut bien comprendre que le prix du blé ne représente pas grand chose dans le prix final de la baguette. Il s’agit d’un bien artisanal. Pour avoir une baguette chaude à 7h du matin, il faut que quelqu’un se lève à 3h du matin (par exemple), fasse venir ses salariés sur le coup de 5h tandis que son épouse (par exemple, encore une fois) ouvre la boutique pour 7h. Celle-ci, bien souvent, est située en centre-ville là où le loyer est cher et ce pain, cela va sans dire, est passé par un four. Le prix de l’énergie, du travail ou du loyer pèsent finalement bien plus lourd, sur l’euro final qu’il faudra débourser pour acheter sa baguette, que le prix du blé. En moyenne, il ne représente que 5 à 8% de celui-ci. Autant dire, donc, que la baguette n’est pas particulièrement sensible aux augmentations de tarifs du blé. La nouille, en revanche, essuie beaucoup plus le choc : il s’agit cette fois d’un bien industriel, ce qui signifie que le coût du travail est moins élevé, de même que celui du loyer (puisqu’elle est généralement produite à la campagne). Forcément, la nouille (et particulièrement la nouille premier prix) coûtera donc d’autant plus cher que le cours du blé augmente. Il en va de même pour celui de la viande, puisque l’essentiel des animaux d’élevage sont nourris au blé et que 70% du coût final du cochon, c’est bien ce qu’il a avalé au cours de sa vie.
N’oublions pas non plus le sous-produit du blé qu’est la paille. Très utilisée par les éleveurs pour leurs animaux, qui sont d’ailleurs souvent contraints d’en acheter, elle est aussi impactée par les mauvaises récoltes de blé. Pour la plupart des éleveurs, c’est donc un double problème : acheter de la paille coûte cher, acheter du grain coûte d’autant plus cher que l’on en a produit moins. En l’état, me semble-t-il, il y a donc lieu d’être inquiet pour la santé financière de nos éleveurs, même si cette année mauvaise en paille va être bonne en foin. Davantage que pour les céréaliers, en tout cas, dont les revenus, lissés sur 5 ans, sont loin d’être mauvais ; mais il est normal et humain qu’ils demandent des subventions supplémentaires les mauvaises années ; reste à voir s’il est légitime de les leur accorder à tous.