[size=48]"En Pologne, l'Eglise n'est plus intouchable"
De notre envoyé spécial Clément Daniez, avec Anna Husarska,publié le 24/11/2018 à 07:00
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Place Pilsudski, la croix géante érigée en hommage au pape Jean-Paul II, le 20 novembre 2018. Près de 40 % des Polonais ont une opinion "mauvaise" ou "très mauvaise" de leur Eglise.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
Trois hommes plus vraiment jeunes font la fête, reprennent en choeur un morceau de rock chrétien et enchaînent les vodkas sans les compter. Un enfant vient interrompre leur beuverie débridée au milieu de la nuit : l'un de ces curés est sollicité en urgence pour administrer une extrême-onction. Dès les premières minutes de projection, le film Kler ("clergé") ne ménage personne. En Pologne, il fait mouche : avec plus de 5 millions d'entrées en un mois et demi, c'est le troisième plus grand succès cinématographique depuis la fin du communisme.
LIRE AUSSI >> Pologne: le dur combat des femmes contre l'interdiction de l'IVG
Le succès du cinéaste Wojciech Smarzowski ne tombe pas du ciel. L'Eglise polonaise n'est plus aussi inattaquable qu'avant la mort de son héros, le pape Jean-Paul II, en 2005. "De notre point de vue, c'est un film documentaire", précise, dans un café du centre de Varsovie, Marek Lisinski, abusé à 13 ans par un prêtre. Le président de l'association N'ayez pas peur - célèbre phrase de Karol Wojtyla - a été consulté au moment de l'écriture du scénario. "A sa demande, j'ai rencontré le cinéaste en 2014, raconte ce vitrier de profession. Je lui ai exposé mon histoire et celles d'autres victimes. Toutes les scènes de pédophilie sont inspirées de faits réels, comme celles où un petit garçon se retrouve au lit avec un prêtre, ou celle d'une victime venue chercher réparation à l'évêché." Pour tout réconfort, celui-ci n'a droit qu'à une sorte d'interrogatoire mené par plusieurs prêtres, qui nient sa souffrance et le menacent de représailles.
Le 7 octobre dernier, une dizaine de jours après la sortie nationale du film, l'association N'ayez pas peur a piloté la première marche jamais organisée pour dénoncer la pédophilie au sein de l'Eglise polonaise : 200 personnes ont arpenté les rues de la capitale et brandi devant l'archevêché des pancartes où l'on pouvait lire "Nous en avons assez de la lâcheté du clergé" et "Pédophiles en prison". Sur une banderole, une carte représentant la Pologne était piquée de croix noires symbolisant chaque ville ou chaque village où des cas de pédophilie commis par des membres du clergé ont été signalés. La version multimédia de la même carte se trouve sur le site de l'association.
Le film "Kler" est le troisième plus grand succès cinématographique depuis la fin du communisme.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
Cette manifestation et le succès de Kler ont entraîné une recrudescence de signalements d'abus sexuels par des prêtres. "Depuis la première du film, 300 personnes se sont manifestées pour raconter leur histoire, confie le placide Marek Lisinski. Toutes tiennent à figurer sur notre carte des abus. 300, c'est autant que durant les cinq premières années d'existence de l'association. Le premier contact commence souvent par un mail très court : "Je suis victime d'un prêtre pédophile." J'y réponds en expliquant à la personne qu'elle peut nous faire confiance et lui propose de nous parler par téléphone ou de vive voix. Ensuite, j'expose les solutions qui existent, comme prendre un avocat. J'explique à mes interlocuteurs qu'ils ne sont pas seuls et que ce qui leur est arrivé n'est pas leur faute. Moi-même, à 50 ans, je vois toujours un psychiatre, parce que le petit Marek en moi se sent coupable de ce qui s'est passé."
Combien de cas ont déjà donné lieu à des procès ? Selon l'association, il y en a en aurait une soixantaine, dont certains pour possession de matériel pédopornographique. Marek Lisinski s'est livré à un calcul personnel pour estimer la partie immergée de l'iceberg : "Il y a eu six prêtres pédophiles à l'évêché d'Opole. Sachant qu'il y a 41 diocèses en Pologne, cela en ferait 246 à l'échelle de la Pologne, pour plus de 1500 victimes si chacun a commis sept crimes ou agressions. Mais je suis convaincu qu'on est en dessous du compte."
Marek Lisinski, président de l'association N'ayez pas peur. 9 novembre 2018.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
"Il n'y a aucune raison de penser que la Pologne est différente de l'Allemagne ou des Etats-Unis, abonde Misza Tomaszewski, jeune rédacteur en chef du magazine Kontakt, attaché au Club de l'intelligentsia catholique. Nous avons seulement connaissance d'une poignée de cas. Il y en a forcément plus." Pour sa part, Marcin Przeciszewski, doute que la vague soit aussi importante qu'ailleurs. "Sous le communisme, il n'y avait pas de pensionnats d'éducation, qui servent de cadre à de nombreux abus, argumente le président de l'Agence d'information catholique (KAI), fondée en 1993 par l'épiscopat. De plus, la révolution sexuelle, qui a fait sauter les verrous intérieurs et désinhibé certains pédophiles, est arrivée tardivement en Pologne."
Silencieuse depuis la sortie du film, la Conférence des évêques y a fait écho, lundi 19 novembre, en demandant "pardon à Dieu, aux victimes d'abus sexuels, à leurs familles [...] pour toutes les blessures infligées [...] par des prêtres". Elle a rappelé qu'un délégué était chargé dans chaque diocèse de collecter les informations sur les cas d'abus sexuels et d'apporter une aide aux victimes et à leurs familles, en respectant l'obligation de transmettre les cas "confirmés [...] au Saint-Siège et au parquet".
Un tel dispositif a en effet été mis en place en 2014 par le prêtre Adam Zak. Coordinateur de la protection des enfants et des jeunes auprès de l'épiscopat, ce dernier est par ailleurs chargé de la formation des personnels du clergé sur ces problématiques au sein de l'académie Ignatianum de Cracovie. "Les diocèses ont presque tous publié le contact de leur délégué sur leur site Internet, assure-t-il. Aussi, depuis 2001, les prélats ont compris que muter un prêtre pédophile d'une paroisse à une autre ne résout rien. Enfin, le pape François impose la plus grande sévérité pour de tels agissements."
De son côté, la justice n'hésite plus à reconnaître la part de responsabilité des institutions. La cour d'appel de Poznan a ainsi condamné le 2 octobre dernier une congrégation à payer 1 million de zlotys (240 000 euros) et une rente à vie à une jeune femme victime d'abus sexuels répétés. Alors que 27 % des Polonais avaient une opinion "mauvaise" ou "très mauvaise" de leur Eglise ces dernières années, et jusqu'à septembre, le baromètre de l'institut CBOS a révélé qu'en octobre, juste après la sortie de Kler, elle était dorénavant supérieure de dix points.
55 % des plus de 40 ans vont à la messe chaque dimanche en Pologne, mais dans la tranche des plus jeunes, ils ne sont que 26 %.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
La multiplication des scandales pédophiles à l'étranger, à l'instar de celui qui a provoqué la démission retentissante de tout l'épiscopat chilien, n'est pas de nature à redorer le blason de l'institution. Un rapport du procureur de Pennsylvanie (Etats-Unis), publié en août, fait état de 300 "prêtres prédateurs" ayant abusé de plus de 1 000 enfants au cours des dernières décennies. En Irlande, cet autre grand pays catholique du Vieux Continent, le pape François a demandé, cet été, le pardon de Dieu devant des centaines de milliers de fidèles pour les agressions sexuelles commises par des membres du clergé. Depuis 2002, plus 14 500 personnes se sont déclarées victimes de tels abus sur l'île. En septembre, l'Eglise catholique allemande a reconnu que des milliers d'enfants avaient été les cibles d'ecclésiastiques pédophiles. Récemment, le Vatican a prévenu que la lutte contre les abus sur les enfants devait constituer "la priorité".
"Le seuil critique a été dépassé, estime le théologien Stanislaw Obirek, ancien jésuite et victime de prêtres dans sa jeunesse. Il y avait déjà eu un livre en 2013 sur les abus sexuels dans l'Eglise de Pologne, Ayez Peur (non traduit), par un journaliste néerlandais installé ici, Ekke Overbeek, ainsi que le scandale du nonce polonais en République dominicaine arrêté pour pédophilie, Jozef Wesolowski. L'Eglise polonaise et ses prêtres étaient intouchables, le succès de Kler montre que ce n'est plus le cas."
Stanislaw Obirek voit un signe de changement dans le succès de Kler.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
Dans les années 1980, alors que la loi martiale du régime communiste muselait la contestation sociale portée par le syndicat Solidarnosc, l'Eglise s'est imposée comme l'ultime refuge encore disponible pour résister à l'autoritarisme. "Au coeur de la société, elle a créé un environnement de liberté en soutenant toutes les initiatives sociales, culturelles et politiques, se souvient Konstanty Gebert, journaliste dans des revues clandestines alors attachées à Solidarnosc. Elle y a gagné un crédit de confiance immense. Mais, depuis 1989, elle a gaspillé ce capital."
Une autre séquence de Kler égratigne cette image d'une Eglise irréprochable forgée dans son engagement en faveur de la liberté. Elle met en scène les souvenirs d'un enfant de choeur, l'un des personnages principaux du film. Il nous apprend que son violeur était une figure importante de la lutte contre le régime communiste et que son église accueillait des militants de Solidarnosc.
Le film de Wojciech Smarzowski n'est pas la seule oeuvre récente aussi scandaleuse qu'anticléricale. Présenté au premier semestre 2017 au théâtre Powszechny de Varsovie, Klatwa ("malédiction"), librement adaptée d'une pièce éponyme de 1899 du dramaturge Stanislaw Wyspianski, est une suite de scènes chocs émaillées de monologues. Pendant l'une d'elles, une comédienne suce le sexe proéminent, vêtu d'un préservatif, d'une statue en plâtre grandeur nature de Jean-Paul II, l'un de ses discours servant de toile sonore - "tu vas aimer le bon Dieu avec toute ton âme". La même statue est ensuite affublée d'une pancarte "défenseur des pédophiles" et d'un noeud de pendu.
Misza Tomaszewski, rédacteur en chef du magazine "Kontakt" : "Il n'y a aucune raison de penser que la Pologne est différente de l'Allemagne ou des Etats-Unis."
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
Pendant plusieurs semaines, des catholiques intégristes et des ultranationalistes ont manifesté devant le théâtre pour dénoncer une pièce blasphématoire qui outrage la Pologne. "Tous les employés ont reçu des menaces de mort, témoigne Mateusz Wegrzyn, porte-parole de cette institution reconnue sur la scène contemporaine. La plus grande protestation a rassemblé plus de 2000 personnes et mobilisé 300 policiers. Ce jour-là, de l'acide a été jeté devant l'entrée, sans faire de victimes. Par ailleurs, nous avons installé un détecteur de métaux." Après quarante représentations à guichets fermés, cette dernière précaution sera sans doute de mise lors des huit prochaines représentations, en janvier.
Projeté dans la plupart des cinémas de Pologne, Kler n'a pas provoqué de telles manifestations. Mais il suscite des réactions aussi violentes. "Ce film est une saloperie, une offense pour le clergé, s'indigne Barbara, une vieille dame interrogée à la sortie de la messe. Je ne l'ai pas vu, mais on m'a raconté. La pédophilie, cela dépend de la mentalité des gens. Il y a moins de cas ici, en Pologne, car nous, les Polonais, nous faisons mieux la différence entre le bien et le mal." Dans l'hebdomadaire conservateur Do Rzeczy,Piotr Semka s'inquiète, lui, de "scènes [de Kler] qui vont revenir dans le subconscient au moment de décider de l'inscription d'un enfant dans une école catholique, d'un vote au conseil municipal pour donner ou pas un terrain pour la construction d'une église ou lors de débats sur l'élimination de l'enseignement religieux dans les écoles".
De notre envoyé spécial Clément Daniez, avec Anna Husarska,publié le 24/11/2018 à 07:00
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Place Pilsudski, la croix géante érigée en hommage au pape Jean-Paul II, le 20 novembre 2018. Près de 40 % des Polonais ont une opinion "mauvaise" ou "très mauvaise" de leur Eglise.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
Corruption, alcool et pédophilie: un film à succès confronte la Pologne aux péchés de sa puissante Eglise, treize ans après la mort du pape Jean-Paul II.
Trois hommes plus vraiment jeunes font la fête, reprennent en choeur un morceau de rock chrétien et enchaînent les vodkas sans les compter. Un enfant vient interrompre leur beuverie débridée au milieu de la nuit : l'un de ces curés est sollicité en urgence pour administrer une extrême-onction. Dès les premières minutes de projection, le film Kler ("clergé") ne ménage personne. En Pologne, il fait mouche : avec plus de 5 millions d'entrées en un mois et demi, c'est le troisième plus grand succès cinématographique depuis la fin du communisme.
LIRE AUSSI >> Pologne: le dur combat des femmes contre l'interdiction de l'IVG
Le succès du cinéaste Wojciech Smarzowski ne tombe pas du ciel. L'Eglise polonaise n'est plus aussi inattaquable qu'avant la mort de son héros, le pape Jean-Paul II, en 2005. "De notre point de vue, c'est un film documentaire", précise, dans un café du centre de Varsovie, Marek Lisinski, abusé à 13 ans par un prêtre. Le président de l'association N'ayez pas peur - célèbre phrase de Karol Wojtyla - a été consulté au moment de l'écriture du scénario. "A sa demande, j'ai rencontré le cinéaste en 2014, raconte ce vitrier de profession. Je lui ai exposé mon histoire et celles d'autres victimes. Toutes les scènes de pédophilie sont inspirées de faits réels, comme celles où un petit garçon se retrouve au lit avec un prêtre, ou celle d'une victime venue chercher réparation à l'évêché." Pour tout réconfort, celui-ci n'a droit qu'à une sorte d'interrogatoire mené par plusieurs prêtres, qui nient sa souffrance et le menacent de représailles.
"Le petit Marek en moi se sent coupable de ce qui s'est passé"
Le 7 octobre dernier, une dizaine de jours après la sortie nationale du film, l'association N'ayez pas peur a piloté la première marche jamais organisée pour dénoncer la pédophilie au sein de l'Eglise polonaise : 200 personnes ont arpenté les rues de la capitale et brandi devant l'archevêché des pancartes où l'on pouvait lire "Nous en avons assez de la lâcheté du clergé" et "Pédophiles en prison". Sur une banderole, une carte représentant la Pologne était piquée de croix noires symbolisant chaque ville ou chaque village où des cas de pédophilie commis par des membres du clergé ont été signalés. La version multimédia de la même carte se trouve sur le site de l'association.
Le film "Kler" est le troisième plus grand succès cinématographique depuis la fin du communisme.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
Cette manifestation et le succès de Kler ont entraîné une recrudescence de signalements d'abus sexuels par des prêtres. "Depuis la première du film, 300 personnes se sont manifestées pour raconter leur histoire, confie le placide Marek Lisinski. Toutes tiennent à figurer sur notre carte des abus. 300, c'est autant que durant les cinq premières années d'existence de l'association. Le premier contact commence souvent par un mail très court : "Je suis victime d'un prêtre pédophile." J'y réponds en expliquant à la personne qu'elle peut nous faire confiance et lui propose de nous parler par téléphone ou de vive voix. Ensuite, j'expose les solutions qui existent, comme prendre un avocat. J'explique à mes interlocuteurs qu'ils ne sont pas seuls et que ce qui leur est arrivé n'est pas leur faute. Moi-même, à 50 ans, je vois toujours un psychiatre, parce que le petit Marek en moi se sent coupable de ce qui s'est passé."
"On est en dessous du compte"
Combien de cas ont déjà donné lieu à des procès ? Selon l'association, il y en a en aurait une soixantaine, dont certains pour possession de matériel pédopornographique. Marek Lisinski s'est livré à un calcul personnel pour estimer la partie immergée de l'iceberg : "Il y a eu six prêtres pédophiles à l'évêché d'Opole. Sachant qu'il y a 41 diocèses en Pologne, cela en ferait 246 à l'échelle de la Pologne, pour plus de 1500 victimes si chacun a commis sept crimes ou agressions. Mais je suis convaincu qu'on est en dessous du compte."
Marek Lisinski, président de l'association N'ayez pas peur. 9 novembre 2018.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
"Il n'y a aucune raison de penser que la Pologne est différente de l'Allemagne ou des Etats-Unis, abonde Misza Tomaszewski, jeune rédacteur en chef du magazine Kontakt, attaché au Club de l'intelligentsia catholique. Nous avons seulement connaissance d'une poignée de cas. Il y en a forcément plus." Pour sa part, Marcin Przeciszewski, doute que la vague soit aussi importante qu'ailleurs. "Sous le communisme, il n'y avait pas de pensionnats d'éducation, qui servent de cadre à de nombreux abus, argumente le président de l'Agence d'information catholique (KAI), fondée en 1993 par l'épiscopat. De plus, la révolution sexuelle, qui a fait sauter les verrous intérieurs et désinhibé certains pédophiles, est arrivée tardivement en Pologne."
Silencieuse depuis la sortie du film, la Conférence des évêques y a fait écho, lundi 19 novembre, en demandant "pardon à Dieu, aux victimes d'abus sexuels, à leurs familles [...] pour toutes les blessures infligées [...] par des prêtres". Elle a rappelé qu'un délégué était chargé dans chaque diocèse de collecter les informations sur les cas d'abus sexuels et d'apporter une aide aux victimes et à leurs familles, en respectant l'obligation de transmettre les cas "confirmés [...] au Saint-Siège et au parquet".
La responsabilité des institutions
Un tel dispositif a en effet été mis en place en 2014 par le prêtre Adam Zak. Coordinateur de la protection des enfants et des jeunes auprès de l'épiscopat, ce dernier est par ailleurs chargé de la formation des personnels du clergé sur ces problématiques au sein de l'académie Ignatianum de Cracovie. "Les diocèses ont presque tous publié le contact de leur délégué sur leur site Internet, assure-t-il. Aussi, depuis 2001, les prélats ont compris que muter un prêtre pédophile d'une paroisse à une autre ne résout rien. Enfin, le pape François impose la plus grande sévérité pour de tels agissements."
De son côté, la justice n'hésite plus à reconnaître la part de responsabilité des institutions. La cour d'appel de Poznan a ainsi condamné le 2 octobre dernier une congrégation à payer 1 million de zlotys (240 000 euros) et une rente à vie à une jeune femme victime d'abus sexuels répétés. Alors que 27 % des Polonais avaient une opinion "mauvaise" ou "très mauvaise" de leur Eglise ces dernières années, et jusqu'à septembre, le baromètre de l'institut CBOS a révélé qu'en octobre, juste après la sortie de Kler, elle était dorénavant supérieure de dix points.
55 % des plus de 40 ans vont à la messe chaque dimanche en Pologne, mais dans la tranche des plus jeunes, ils ne sont que 26 %.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
La multiplication des scandales pédophiles à l'étranger, à l'instar de celui qui a provoqué la démission retentissante de tout l'épiscopat chilien, n'est pas de nature à redorer le blason de l'institution. Un rapport du procureur de Pennsylvanie (Etats-Unis), publié en août, fait état de 300 "prêtres prédateurs" ayant abusé de plus de 1 000 enfants au cours des dernières décennies. En Irlande, cet autre grand pays catholique du Vieux Continent, le pape François a demandé, cet été, le pardon de Dieu devant des centaines de milliers de fidèles pour les agressions sexuelles commises par des membres du clergé. Depuis 2002, plus 14 500 personnes se sont déclarées victimes de tels abus sur l'île. En septembre, l'Eglise catholique allemande a reconnu que des milliers d'enfants avaient été les cibles d'ecclésiastiques pédophiles. Récemment, le Vatican a prévenu que la lutte contre les abus sur les enfants devait constituer "la priorité".
L'Eglise avait un crédit de confiance immense
"Le seuil critique a été dépassé, estime le théologien Stanislaw Obirek, ancien jésuite et victime de prêtres dans sa jeunesse. Il y avait déjà eu un livre en 2013 sur les abus sexuels dans l'Eglise de Pologne, Ayez Peur (non traduit), par un journaliste néerlandais installé ici, Ekke Overbeek, ainsi que le scandale du nonce polonais en République dominicaine arrêté pour pédophilie, Jozef Wesolowski. L'Eglise polonaise et ses prêtres étaient intouchables, le succès de Kler montre que ce n'est plus le cas."
Stanislaw Obirek voit un signe de changement dans le succès de Kler.
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
Dans les années 1980, alors que la loi martiale du régime communiste muselait la contestation sociale portée par le syndicat Solidarnosc, l'Eglise s'est imposée comme l'ultime refuge encore disponible pour résister à l'autoritarisme. "Au coeur de la société, elle a créé un environnement de liberté en soutenant toutes les initiatives sociales, culturelles et politiques, se souvient Konstanty Gebert, journaliste dans des revues clandestines alors attachées à Solidarnosc. Elle y a gagné un crédit de confiance immense. Mais, depuis 1989, elle a gaspillé ce capital."
Une autre séquence de Kler égratigne cette image d'une Eglise irréprochable forgée dans son engagement en faveur de la liberté. Elle met en scène les souvenirs d'un enfant de choeur, l'un des personnages principaux du film. Il nous apprend que son violeur était une figure importante de la lutte contre le régime communiste et que son église accueillait des militants de Solidarnosc.
La figure de Jean-Paul II n'est pas épargnée
Le film de Wojciech Smarzowski n'est pas la seule oeuvre récente aussi scandaleuse qu'anticléricale. Présenté au premier semestre 2017 au théâtre Powszechny de Varsovie, Klatwa ("malédiction"), librement adaptée d'une pièce éponyme de 1899 du dramaturge Stanislaw Wyspianski, est une suite de scènes chocs émaillées de monologues. Pendant l'une d'elles, une comédienne suce le sexe proéminent, vêtu d'un préservatif, d'une statue en plâtre grandeur nature de Jean-Paul II, l'un de ses discours servant de toile sonore - "tu vas aimer le bon Dieu avec toute ton âme". La même statue est ensuite affublée d'une pancarte "défenseur des pédophiles" et d'un noeud de pendu.
Misza Tomaszewski, rédacteur en chef du magazine "Kontakt" : "Il n'y a aucune raison de penser que la Pologne est différente de l'Allemagne ou des Etats-Unis."
Andrzej Hulimka / Polaris pour L'Express
Pendant plusieurs semaines, des catholiques intégristes et des ultranationalistes ont manifesté devant le théâtre pour dénoncer une pièce blasphématoire qui outrage la Pologne. "Tous les employés ont reçu des menaces de mort, témoigne Mateusz Wegrzyn, porte-parole de cette institution reconnue sur la scène contemporaine. La plus grande protestation a rassemblé plus de 2000 personnes et mobilisé 300 policiers. Ce jour-là, de l'acide a été jeté devant l'entrée, sans faire de victimes. Par ailleurs, nous avons installé un détecteur de métaux." Après quarante représentations à guichets fermés, cette dernière précaution sera sans doute de mise lors des huit prochaines représentations, en janvier.
Projeté dans la plupart des cinémas de Pologne, Kler n'a pas provoqué de telles manifestations. Mais il suscite des réactions aussi violentes. "Ce film est une saloperie, une offense pour le clergé, s'indigne Barbara, une vieille dame interrogée à la sortie de la messe. Je ne l'ai pas vu, mais on m'a raconté. La pédophilie, cela dépend de la mentalité des gens. Il y a moins de cas ici, en Pologne, car nous, les Polonais, nous faisons mieux la différence entre le bien et le mal." Dans l'hebdomadaire conservateur Do Rzeczy,Piotr Semka s'inquiète, lui, de "scènes [de Kler] qui vont revenir dans le subconscient au moment de décider de l'inscription d'un enfant dans une école catholique, d'un vote au conseil municipal pour donner ou pas un terrain pour la construction d'une église ou lors de débats sur l'élimination de l'enseignement religieux dans les écoles".