Les chrétiens peuvent-ils encore vivre au Proche-Orient? La question s’affiche souvent à la une de la presse française. Pour y répondre, les acteurs du dialogue interreligieux, présents dans le monde arabo-musulman, soulignent d’abord avec force que le terrorisme, version fondamentaliste islamique, touche à la fois les musulmans et les chrétiens. Pour preuve, ils rappellent les attaques meurtrières dont ont été victimes les mosquées chiites irakiennes, à Kerbela et Nadjaf. Ces exemples sanglants ne les amènent pas à nier les souffrances vécues par les chrétiens arabes, même s’ils évitent de dramatiser la situation. Au risque de choquer leurs interlocuteurs occidentaux.
Jean-Jacques Pérennès, le Secrétaire général de l’Institut de recherche sur l'islamologie et la culture arabe (IDEO) du Caire, à la fois un centre d’études islamologiques et une immense bibliothèque consacrée à l’islam, vit depuis de très nombreuses années avec les musulmans. Il fut un proche de Mgr Claverie, l’évêque d’Oran assassiné par des islamistes algériens en 1996. Ardent protagoniste de dialogue islamo-chrétien, il étonne, et choque parfois ses visiteurs, des touristes français pour la plupart : "Je suis toujours frappé de voir à quel point le poids des idées reçues, le poids des préjugés est extrêmement fort. Il m’arrive assez souvent de faire un bilan un peu nuancé et je me fais presque agresser par des gens qui sont à peine arrivés la veille au soir, mais qui ne peuvent pas supporter qu’on ne dise pas que ce pays est à feu et à sang, que l’on ose affirmer qu'il est possible de vivre ensemble, et d'avoir chez les chrétiens et les musulmans le même défi de la rencontre et du travail, pour que l’esprit critique fasse des pas chez les uns et les autres", raconte-t-il.
D’ailleurs, il ne manque pas une occasion pour leur dire que la bibliothèque reçoit quotidiennement des étudiants et des étudiantes d’Al-Azhar, la grande université islamique du Caire. Il profite de ces rencontres pour leur apprendre que l’un d’entre eux prépare une thèse sur Saint-Jean! Sa manière de souligner que les disciples de Mohammed sont capables de s’ouvrir à l’autre, à chercher à le comprendre… S’il se refuse à jeter de l’huile sur le feu, il sait appeler un chat un chat: "Je n’accepte pas le terme de persécution, il ne faut pas succomber à l’émotion, mais il y a en effet une discrimination tout à fait réelle, pour les emplois officiels – évidemment l’armée, les postes importants, même s’il peut y avoir deux ou trois ministres chrétiens, comme c’est le cas actuellement. Récemment, nous avons eu un match de foot très passionné entre l’Égypte et l’Algérie. Eh bien, il semble impensable, dans une équipe nationale, qu’il y ait un chrétien, un "Girgis" (Georges en arabe) comme on les nomme ici. Il faut que ce soit Ahmed, Mohamed ou Mahmoud."
En Égypte, et dans le monde arabe, on refuse de voir dans les chrétiens du monde arabe… des Arabes. C’est une des conséquences des discours tenus par G.W. Bush et quelques fondamentalistes évangéliques qui parlaient, en 2003, de croisades à propos de la guerre en Iraq. Et pourtant, ils sont chez eux au Proche-Orient, leur arabité ne peut être mise en doute. Ils parlent arabe, ils ne sont pas la cinquième colonne de l’Occident. L’histoire en témoigne. Ils se sont battus contre les Français et les Anglais pour l’indépendance. Lors des manifestations de 1919, la mosquée Al-Azhar a servi de refuge aux coptes. Parmi eux, se trouvait un prêtre, Abuna Sergios, qui y tint un discours franchement antibritannique. Les Anglais, en représailles, fermèrent ce haut lieu de l'islam sunnite. Le prêtre ouvrit alors les portes de son église aux manifestants, des chrétiens et des musulmans. En 1922, un notable chrétien Wassef Ghali écrivit un manifeste demandant le départ des Anglais, qui, en représailles, le condamnèrent à mort, avec six autres Egyptiens. Sur les sept condamnés, quatre étaient coptes.
Les chrétiens ont, par ailleurs, été des acteurs de premier plan de la vie politique, économique et sociale. Le grand journal égyptien Al-Ahram a été créé par deux frères chrétiens libanais. Samir Khalil est, quant à lui, un jésuite égyptien d'origine libanaise truculent et une bibliothèque vivante de la culture arabe qui enseigne l’islamologie à l’Université Saint Joseph de Beyrouth et au Pontificio Instituto Orientale de Rome. Il refuse de parler de chrétiens orientaux. Il ne parle que de chrétiens arabes. Une manière ferme de rappeler que l’on peut être arabe sans être musulman. Il constate: "Dès qu'on dit arabe, on pense musulman, et quand on dit christianisme, on ne pense pas du tout au monde arabe. C'est le paradoxe que vivent les chrétiens du Proche-Orient aujourd’hui". La découverte de son identité arabe remonte à 1962, lorsque la région vivait au rythme des discours nassériens frappés du sceau de l’arabisme.
Il comprit alors que si les chrétiens d’Orient sont coptes, chaldéens, assyriens ou encore maronites, ils sont tous arabes. Une diversité qui ne remet pas en cause leur culture commune. Il comprit aussi que leur arabité est "l’élément qui les unit à ceux qui vivent avec eux les arabes musulmans et autrefois les arabes juifs. Je pense,dit-il, qu’il est temps de prendre conscience que toutes ces églises sont arabes! Il se fait ainsi l’écho de l’âge d’or de l’Orient, quand les arabes étaient juifs, chrétiens ou musulmans; lorsque la question du "vivre ensemble" ne se posait pas.
Depuis 1973, la condition des minorités ne cesse de poser problème. Ce changement se traduit par "toutes sortes de problèmes administratifs, difficultés de construire des Églises, difficultés même de réparer des Églises, et ceci conduit donc à une certaine émigration des élites éclairées", explique Jean-Jacques Pérennès. Si les événements récents focalisent l'attention sur telle ou telle communauté, en réalité, c'est la condition générale des minorités religieuses. Les chrétiens ne sont pas les seuls à subir l’omniprésence d’un islam qui veut occuper seul l’espace public. L’islamisation des sociétés arabes doit beaucoup aux mouvements islamistes, comme les Frères musulmans en Égypte, mais aussi à l’action des pouvoirs en place.
Si le monde arabe devait se vider de ses chrétiens, il perdrait beaucoup de sa capacité à affronter l’avenir. Experts en savoir vivre avec toutes les confessions, ils peuvent être un ciment de réconciliation, un pont de dialogue entre l’islam et le monde moderne.