[size=33]Quand la modernité transforme les identités religieuses[/size]
- Par Patrick Laude
Une des idées centrales d'Olivier Roy, dans son livre La sainte ignorance, est qu'il n'existe pas de «religion pure», en ce sens que s'opère toujours un «formatage» culturel destiné à rendre la religion assimilable sur le plan collectif, et ce d'une manière durable. C'est ce formatage qui se manifeste dans les expressions intellectuelles, artistiques et culturelles du religieux.
Roy fait aussi usage de ce concept dans le contexte particulier de la «culture mondialisée.» Ce nouveau formatage, à la différence du précédent, est largement sinon totalement déculturé. Il remarque ainsi que «le fondamentalisme est la forme du religieux la mieux adaptée à la mondialisation, parce qu'il assume sa propre déculturation et en fait l'instrument de sa prétention à l'universalité.»
Les nouveaux médias de communication jouent un rôle important dans ce reformatage en produisant un message religieux «purifié» de toutes ses scories historiques.
Les nouveaux media de communication jouent un rôle important dans ce reformatage en produisant, sur un mode universaliste et égalitaire, un message religieux «purifié» de toutes ses scories historiques.
À cet égard, l'espace, le temps et les différences qualitatives sont pratiquement abolis. La religion, qu'elle soit charismatique ou puritaine, est épurée, privée de ses développements théologiques, de ses institutions traditionnelles, de son herméneutique, de sa spiritualité et de ses manifestations artistiques.
Un seul impératif demeure: une communicabilité aisée et rapide. La «religion vraie», dont la «consommation» doit être aisément accessible, est libérée des «corruptions» qui l'ont adultérée, et rendue à son universalité. Il est ainsi un christianisme global, un islam mondialisé, un bouddhisme globalisé.
En outre, cet aplatissement et cette externalisation du religieux, lesquels se manifestent dans le recours fréquent aux signes ostentatoires d'identité confessionnelle, ouvrent la voie à une transformation subreptice de la religion en idéologie.
Si les religions traditionnelles possèdent des traits communs avec les idéologies, en particulier leur caractère totalisant, leurs principes et leurs fins n'en relèvent pas moins d'un autre degré de réalité. Tout fait religieux suppose le rapport de l'homme à une transcendance révélée, et l'impératif subséquent du salut par la voie d'une transformation éthico-spirituelle.
Bien que les religions traditionnelles comportent elles aussi une dimension socio-politique, on doit convenir que cette dernière n'a de justification et d'efficacité que par rapport aux visées éthico-spirituelles. À l'inverse, l'idéologisation du religieux se caractérise par son réinvestissement dans un programme révolutionnaire de transformation socio-politique.
Il ne s'agit pas ici seulement d'une vulgaire exploitation politique du religieux, phénomène récurrent de
Il ne s'agit pas ici seulement d'une vulgaire exploitation politique du religieux, Il s'agit en fait d'une osmose pure et simple de la religion avec des objectifs et des procédés idéologique.
L'histoire humaine, mais de quelque chose de beaucoup plus radical.
Il s'agit en fait d'une osmose pure et simple de la religion avec des objectifs et des procédés idéologiques. Un tel processus est générateur de fondamentalisme, encore intensifié par la dynamique politico-sociale de son environnement.
Il suffit d'en observer les étapes qui vont du réformisme ou «revivalisme» puritain au prosélytisme activiste de type politico-social, pour déboucher finalement sur un militantisme coercitif qui peut aller jusqu'au fanatisme terroriste. Ne pas constater ou reconnaître ce processus, c'est se priver d'une clef fondamentale pour la compréhension de la crise de la conscience religieuse contemporaine.
Parallèlement à ces phénomènes d'idéologisation, et en sens inverse, du moins en Occident, une psychologisation toujours accrue du religieux est vécue par beaucoup comme une émancipation intérieure des contraintes extérieures, et tout d'abord des contraintes religieuses, vécues comme un carcan insupportable. Il s'agit d'ailleurs, du moins en partie, d'une réaction plus ou moins individualiste à l'idéologisation du religieux.
En pratique, on peut parler d'une quête de liberté et d'épanouissement psycho-physique par rapport aux contraintes institutionnelles, en même temps que d'une réponse à la crise du sens post-moderne. Les formes de néo-spiritualité post-religieuses se répandent ainsi avec une rapidité exponentielle, de la méditation transcendantale laïcisée aux divers kits néo-bouddhistes, en passant par les mouvements charismatiques et revivalistes qui sont apparus dans le sillage de l'effondrement des religions traditionnelles.
De telles tendances ne peuvent qu'induire des formes de réductionnisme psychologique. Du point de vue des disciplines spirituelles et contemplatives traditionnelles, l'équilibre psycho-physique n'a jamais constitué la finalité du religieux, tout au plus un élément concomitant. René Guénon avait déjà critiqué, dans la première moitié du XXème siècle, «la confusion du psychique et du spirituel», ce dernier transcendant le premier, comme l'universel transcende l'individuel et l'éternel l'éphémère.
La psychologisation post-moderne de la spiritualité coupe le religieux de ce qui fait son principe même, à savoir la transcendance.
Ainsi, d'un point de vue religieux traditionnel, la psychologisation post-moderne de la spiritualité coupe le religieux de ce qui fait son principe même, à savoir la transcendance.
Alors même que, l'idéologisation et la psychologisation du religieux ont connu des évolutions radicalement distinctes, voire se sont affirmées en réaction de l'une par rapport à l'autre, toutes deux se manifestent, du moins en partie, par une ignorance ou un rejet de l'ensemble des productions théologiques, spirituelles, artistiques et culturelles qui forment une civilisation religieuse complète.
Toutes deux sont offertes comme des biens de consommation mondialisés et peuvent aussi converger, par exemple lorsque l'adhésion à une idéologie religieuse et le désir de combattre en son nom sont vécus comme une réalisation individuelle.
Plus généralement, l'idéologisation du religieux peut être conçue comme un fruit empoisonné de la mondialisation, dans la mesure où elle est conditionnée par les modes de communication que celle-ci a engendrés. Il s'agit ici d'une conséquence lointaine de la destruction des identités religieuses commencée par les effets de la Révolution industrielle, particulièrement à l'ère coloniale, puis menée à son terme par l'hégémonie croissante de l'économie globalisée et de la technologie.
En un sens, l'idéologisation du religieux participe de ce mouvement, en tant que «religion moderne» qui reprend certaines thématiques révolutionnaires et égalitaires, en un autre sens elle peut s'y opposer, quand il s'agit notamment des dynamiques sécularisantes de la modernité.
La « religion moderne » fonctionne sur le mode d'une résistance, elle est radicale car impuissante à atteindre ses fins socio-politiques et fragile car rejette l'ancrage intellectuel et spirituel.
D'où ses contradictions et ses aberrations. Elle fonctionne donc sur le mode d'une résistance qui est d'autant plus radicale qu'elle est impuissante à atteindre ses fins socio-politiques, et d'autant plus fragile, mais aussi dangereuse, qu'elle est détachée de tout ancrage intellectuel, éthique et spirituel.
Quant à la psychologisation du religieux, elle constitue essentiellement un phénomène centré sur l'individu, lequel trouve un terrain favorable dans un cadre post-moderne de déliaison sociale et de dissémination médiatique.
Dans ce contexte, lui aussi marqué par l'absence de médiations historico-culturelles, la culture religieuse traditionnelle est conçue comme une entrave plutôt que comme une source de sagesse et de spiritualité. Dans le marché de la néo-spiritualité, on s'appropriera tout au plus quelques références symboliques et exotiques à telle ou telle tradition orientale mise au goût du jour, c'est-à-dire la plupart du temps largement réduite à ses dimensions psycho-physiologiques.
Les mouvements religieux les plus caractéristiques de cette idéologisation et de cette psychologisation tendent à rejeter les médiations traditionnelles. Un certain nombre de domaines fondamentaux des cultures religieuses ont ainsi été largement désertés ou rejetés par les nouvelles formes de religion globalisée.
C'est ainsi le cas des traditions intellectuelles dans leur diversité théologique et métaphysique, des traditions spirituelles et contemplatives, des lignages d'autorité religieuse, des dimensions «sacramentelles» et rituelles de la vie religieuse, des productions artistiques et des normes éthiques.
[Si maintenant on applique cette grille de lecture aux deux mouvements religieux contemporains les plus
Le Pentecôtisme, le puritanisme musulman se caractérisent par un désir de retour à une expérience littéralement immédiate de contact avec la source impolluée de la religion telle qu'ils l'entendent.
dynamiques, à savoir les Églises charismatiques et les divers mouvements de puritanisme musulman, on peut observer des convergences paradoxales.
Tous deux se caractérisent par un désir de retour à une expérience immédiate - au sens littéral du terme -, de contact avec la source impolluée de la religion telle qu'ils l'entendent.
Dans le Pentecôtisme, ce retour passe par un rapport individuel avec le Saint-Esprit, l'expérience immédiate tendant alors à devenir le principe de validation de la foi dans les Écritures plutôt que l'inverse. En outre cette primauté de l'expérience se traduit par un éloignement des médiations institutionnelles et rituelles.
En islam salafiste, le souci premier est celui d'une «pratique correcte» au sens formel du terme, ou de l'orthopraxie. Cela entraîne le retour à une pratique musulmane «purifiée» qui reproduit aussi exactement que possible les formes extérieures de piété et de comportement des «pieux salafs». Quant à l'idéal de «simplicité» salafiste, il exclut les élaborations théologiques jugées comme autant d'«innovations» indues. Il remet aussi en question l'autorité des écoles de jurisprudence traditionnelle et, plus encore, l'autorité spirituelle des maîtres de la théologie mystique, les soufis.
Les productions artistiques, quant à elles, sont subordonnées soit à leurs effets émotionnels, dans une perspective charismatique, soit à leur convenance légale et sociale, d'un point de vue islamo-puritain.
Dans les Églises pentecôtistes, les expressions musicales sont bien reçues dans la mesure où elles induisent des états d'enthousiasme psychique en consonance avec une libre inspiration par l'Esprit Saint. Néanmoins, les Pentecôtistes demeurent largement iconoclastes, rejetant les traditions liturgiques et artistiques au profit de l'authenticité psychique de manifestations créatives improvisées, souvent inspirées de la culture populaire ambiante.
De son côté, l'islam salafiste tend à ignorer l'esthétique, ou à ne la considérer qu'avec méfiance. L'impulsion puritaine est fondamentalement iconoclaste, percevant dans les formes artistiques, surtout quand elles touchent au religieux, de fortes potentialités idolâtres.
Enfin, pour ce qui est des dimensions intérieures de la morale, elles se trouvent largement compromises dans les nouvelles religiosités. Dans la perspective charismatique, qui postule une inspiration directe par le Saint-Esprit, elles sont souvent relativisées, ou même ravalées au rang de simples prétentions humaines ; dans les mouvements puritains, elles sont de facto réduites à leur extériorité sociale et légale, au respect des injonctions et prohibitions, et à une sorte de fanatisme formaliste indifférent à l'intériorité spirituelle.
Dans le climat sécularisé de la culture moderne, la plupart des principes et modes d'opération du néo-religieux contribuent à rendre quasi impossible le discernement d'une spécificité religieuse.
Quoi qu'il en soit, il ne fait guère de doute que les tendances croissantes à l'idéologisation et à la psychologisation du fait religieux contribuent fortement à diluer sa réalité.
Qu'elle soit ravalée au rang de porte-drapeau d'objectifs socio-politiques ou de recette psycho-physique dans la poursuite du bonheur ou d'une plus grande fonctionnalité sociale, il devient fort difficile de caractériser la religion comme une catégorie fondamentalement distincte.
Aussi étrange que cela puisse paraître, dans le climat sécularisé de la culture moderne, la plupart des principes et modes d'opération du néo-religieux contribuent à rendre quasi impossible le discernement d'une spécificité religieuse, et ce dans la mesure où les réalités religieuses sont de plus en plus susceptibles d'être définies par les mêmes critères axiologiques et les mêmes formes d'expression que ceux des autres domaines de représentations et d'activités humaines.