"L'Europe n'a pas évacué le blasphème, elle l'a transformé"
Matthieu Stricot - publié le 29/06/2016
Entre théologie politique et philosophie, la question du blasphème a été le point de départ du débat Religions, croyances et interdits, organisé en mai dernier dans le cadre du festival Philosophia, à Saint-Émilion.
Depuis quelques décennies, nous assistons à un choc des cultures entre les discours religieux et le monde sécularisé.» Isabelle Francq, journaliste à l’hebdomadaire La Vie, a animé le débat Religions, croyances et interdits le 29 mai dernier, à l’occasion du Festival Philosophia, à Saint-Émilion (Gironde). «De la fatwa émise par l’ayatollah Khomeini contre l’écrivain britannique Salman Rushdie en 1989 aux attentats contre Charlie Hebdo en 2015, la notion de blasphème revient sur le devant de la scène.»
Sur ces mots, les cloches de l’église collégiale de Saint-Émilion se mettent à résonner dans le cloître qui abrite le débat. Anastasia Colosimo, doctorante à Sciences Po et spécialiste en théologie politique, ne se laisse pas impressionner : «Le blasphème est présent dans toutes les cultures. Ce concept multiforme est d’origine théologico-politique, car toute politique se fonde sur une théologie.»
La jeune doctorante rappelle que, si le philosophe grec Socrate a été condamné à mort pour impiété, c’est qu’ «il est allé à l’encontre des dieux de la Cité. Par extension, contre la Cité elle-même». Elle signale également une autre grande figure condamnée pour blasphème par le Sanhédrin : Jésus. «L’entité blasphémée a toujours été soit Dieu, soit le Prince.»
Avec la séparation de l’Église et de l’État, ce concept devrait ne plus avoir de sens. «Sauf que tout s’est complexifié. Nous assistons à une sécularisation du blasphème dans les sociétés occidentales.» Certains pays européens résistent encore à la modernité : en Italie catholique, le blasphème est une infraction. Dans la Grèce orthodoxe, il constitue un délit. «Pas seulement quand cela concerne la religion majoritaire. La législation est valable pour l’ensemble des religions présentes sur leur territoire.»
L’apparition du « croyant offensé »
Si ce délit n’existe plus en France, la loi sur la presse de 1881 reconnaît toutefois la diffamation envers une personne ou un groupe de personnes en rapport à leur appartenance ou non à une religion déterminée (article 32).
La loi Pleven de 1972 relative à la lutte contre le racisme est plus précise. «Cette dernière introduit l’interdiction de provocation à la haine et à la discrimination de toute race, ethnie, croyance... Par conséquent, elle autorise des communautés de victimes à porter plainte, pour faire valoir leurs droits. L’Europe n’a pas évacué le blasphème, mais l’a transformé.»
Auparavant, les cas de blasphème ne renvoyaient qu’à deux entités : le blasphémateur et l’entité blasphémée. «Par un contournement juridique, la modernité en a introduit un troisième : le croyant offensé. Dans les pays musulmans également, la question de l’insulte aux croyants est davantage mise en avant que l’insulte au Prophète». Pour Anastasia Colosimo, «le retour du religieux a replacé l’homme là où il ne doit pas être. D’où une incompréhension. La démocratie devrait permettre toutes les opinions».
Isabelle Francq s’interroge : «Après les attentats contre Charlie Hebdo, les chrétiens se sont prononcés en masse pour la liberté d’expression. Pourquoi cette liberté passe-t-elle bien dans nos sociétés judéo-chrétiennes, alors qu’elle est plus difficile à concevoir pour d’autres communautés?»
Des religions, plusieurs réalités
«Il faut d’abord s’interroger sur le sens du mot “religion”, qui cache des réalités très différentes», rappelle la philosophe Sophie Nordmann, enseignante à l’École pratique des hautes études (EPHE) et à l’École Polytechnique. «Commencer par questionner ce qui semble aller de soi, comme l’expression “les monothéismes” ou l’association de la religion à la croyance en Dieu.»
Spécialiste de la philosophie juive contemporaine, Sophie Nordmann rappelle que le mot « religion » n’existe pas en hébreu ancien. «Le mot “dat” apparaît dans le livre d’Esther, mais ce terme issu du perse signifie “loi”. Cette idée de “loi” est centrale dans le judaïsme, contrairement au christianisme qui s’est affirmé contre la loi juive.»
De plus, il n’y a pas d’équivalent du baptême dans le judaïsme, «pas même la circoncision. On naît juif. Ensuite, c’est une question de transmission de la loi, de la tradition». Alors que les orthodoxes souhaitent garder cette tradition la plus intacte possible, les courants juifs libéraux préfèrent l’adapter aux conditions de vie.
En outre, contrairement au christianisme, il n’y a pas de credo dans le judaïsme. «Le concept de credo lui-même est problématique. En effet, le judaïsme lutte contre toute idolâtrie, contre toute idée de maître qui nous serait supérieur. La croyance en Dieu peut être une question, mais pas un présupposé. Dès lors, de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque des croyants ? La confusion découle du manque de discernement entre ces différents termes.»
«Malgré ces différentes réalités, nous sommes bien obligés de dialoguer , remarque Isabelle Francq. Pourquoi la laïcité, qui devrait nous permettre de vivre ensemble, est-elle remise en cause par certains et défendue par d’autres ?»
Laïcité et intérêt général
Pour Anastasia Colosimo, le problème réside dans le fait que «l’État prend le religieux dans sa globalité, alors que les rapports à chaque religion sont différents». La laïcité française, issue du conflit entre l’État et la communauté catholique, s’inscrit dans un régime républicain. La spécialiste distingue deux visions de la laïcité et du bien commun : «Pour la conception anglo-saxonne, la somme des biens de tous les particuliers donne l’intérêt général. La philosophie politique française est plus ambitieuse : l’intérêt général se place au-dessus de tous les intérêts particuliers. Dans l’espace public, nous sommes tous égaux.»
Par conséquent, l’État ne s’adresse jamais à des communautés, mais à des citoyens. «Nous refusons ainsi de prendre en considération l’appartenance communautaire.» Après les attentats contre Charlie Hebdo, les pays anglo-saxons avaient accusé la France d’avoir un système coercitif. «Pourtant, la laïcité française n’a aucune volonté de réprimer les appartenances. Elle a seulement la volonté d’émanciper l’homme, par un seuil, un “SMIC” de valeurs non négociables.»
Comment adapter cette conception à l’islam, dont «la foi se révèle dans l’observance de la loi ? Faut-il adapter la laïcité, prévoir des lois d’exception ? Il faut adopter un discours mesuré. Nous avons vocation à défendre le système pour s’accomplir, appartenir à l’humanité.»
Sacralisation de l’État ?
La philosophe Sophie Nordmann différencie toutefois le contexte de 1905 de celui d’aujourd’hui : «D’une opposition passée entre laïques et antilaïques, nous sommes arrivés à un conflit entre différentes conceptions de la laïcité.» Certes, rares sont ceux qui rejettent le principe de séparation de l’Église et de l’État. Le débat porte plutôt sur la visibilité dans l’espace public : «Cet espace doit-il être neutre ou doit-il permettre à toutes les singularités de s’y exprimer ? Le concept de transparence est omniprésent : doit-on privilégier l’invisible ou le tout-visible ? Les opposants comme les défenseurs du port du voile disent agir au nom de la laïcité.»
Finalement, cette laïcité n’a-t-elle pas pour conséquence une «sacralisation de l’État» ? Cette question d’un spectateur à Anastasia Colosimo revient sur la polémique apparue lorsque La Marseillaise avait été sifflée au Stade de France en octobre 2001, avant un match de football France-Algérie. La spécialiste de théologie politique rappelle que, si «la Révolution française était censée abolir l’ancien monde et le pouvoir de l’Église, les républicains ont mis en place le culte de l’Être Suprême, le baptême républicain, et même l’Évangile républicain».
Théologique et sacré constituent la politique : «Si l’on veut se débarrasser complètement du religieux, il faut abandonner ses rituels et changer de langage. Mais il demeure très difficile de faire sans le sacré, sachant que le mot existe.»
Pas d’autorité sans sacralité. «Cependant, le politique doit être capable de ne pas molester ses contradicteurs.»
http://www.lemondedesreligions.fr/une/l-europe-n-a-pas-evacue-le-blaspheme-elle-l-a-transforme-29-06-2016-5570_115.php
Matthieu Stricot - publié le 29/06/2016
Entre théologie politique et philosophie, la question du blasphème a été le point de départ du débat Religions, croyances et interdits, organisé en mai dernier dans le cadre du festival Philosophia, à Saint-Émilion.
Depuis quelques décennies, nous assistons à un choc des cultures entre les discours religieux et le monde sécularisé.» Isabelle Francq, journaliste à l’hebdomadaire La Vie, a animé le débat Religions, croyances et interdits le 29 mai dernier, à l’occasion du Festival Philosophia, à Saint-Émilion (Gironde). «De la fatwa émise par l’ayatollah Khomeini contre l’écrivain britannique Salman Rushdie en 1989 aux attentats contre Charlie Hebdo en 2015, la notion de blasphème revient sur le devant de la scène.»
Sur ces mots, les cloches de l’église collégiale de Saint-Émilion se mettent à résonner dans le cloître qui abrite le débat. Anastasia Colosimo, doctorante à Sciences Po et spécialiste en théologie politique, ne se laisse pas impressionner : «Le blasphème est présent dans toutes les cultures. Ce concept multiforme est d’origine théologico-politique, car toute politique se fonde sur une théologie.»
La jeune doctorante rappelle que, si le philosophe grec Socrate a été condamné à mort pour impiété, c’est qu’ «il est allé à l’encontre des dieux de la Cité. Par extension, contre la Cité elle-même». Elle signale également une autre grande figure condamnée pour blasphème par le Sanhédrin : Jésus. «L’entité blasphémée a toujours été soit Dieu, soit le Prince.»
Avec la séparation de l’Église et de l’État, ce concept devrait ne plus avoir de sens. «Sauf que tout s’est complexifié. Nous assistons à une sécularisation du blasphème dans les sociétés occidentales.» Certains pays européens résistent encore à la modernité : en Italie catholique, le blasphème est une infraction. Dans la Grèce orthodoxe, il constitue un délit. «Pas seulement quand cela concerne la religion majoritaire. La législation est valable pour l’ensemble des religions présentes sur leur territoire.»
L’apparition du « croyant offensé »
Si ce délit n’existe plus en France, la loi sur la presse de 1881 reconnaît toutefois la diffamation envers une personne ou un groupe de personnes en rapport à leur appartenance ou non à une religion déterminée (article 32).
La loi Pleven de 1972 relative à la lutte contre le racisme est plus précise. «Cette dernière introduit l’interdiction de provocation à la haine et à la discrimination de toute race, ethnie, croyance... Par conséquent, elle autorise des communautés de victimes à porter plainte, pour faire valoir leurs droits. L’Europe n’a pas évacué le blasphème, mais l’a transformé.»
Auparavant, les cas de blasphème ne renvoyaient qu’à deux entités : le blasphémateur et l’entité blasphémée. «Par un contournement juridique, la modernité en a introduit un troisième : le croyant offensé. Dans les pays musulmans également, la question de l’insulte aux croyants est davantage mise en avant que l’insulte au Prophète». Pour Anastasia Colosimo, «le retour du religieux a replacé l’homme là où il ne doit pas être. D’où une incompréhension. La démocratie devrait permettre toutes les opinions».
Isabelle Francq s’interroge : «Après les attentats contre Charlie Hebdo, les chrétiens se sont prononcés en masse pour la liberté d’expression. Pourquoi cette liberté passe-t-elle bien dans nos sociétés judéo-chrétiennes, alors qu’elle est plus difficile à concevoir pour d’autres communautés?»
Des religions, plusieurs réalités
«Il faut d’abord s’interroger sur le sens du mot “religion”, qui cache des réalités très différentes», rappelle la philosophe Sophie Nordmann, enseignante à l’École pratique des hautes études (EPHE) et à l’École Polytechnique. «Commencer par questionner ce qui semble aller de soi, comme l’expression “les monothéismes” ou l’association de la religion à la croyance en Dieu.»
Spécialiste de la philosophie juive contemporaine, Sophie Nordmann rappelle que le mot « religion » n’existe pas en hébreu ancien. «Le mot “dat” apparaît dans le livre d’Esther, mais ce terme issu du perse signifie “loi”. Cette idée de “loi” est centrale dans le judaïsme, contrairement au christianisme qui s’est affirmé contre la loi juive.»
De plus, il n’y a pas d’équivalent du baptême dans le judaïsme, «pas même la circoncision. On naît juif. Ensuite, c’est une question de transmission de la loi, de la tradition». Alors que les orthodoxes souhaitent garder cette tradition la plus intacte possible, les courants juifs libéraux préfèrent l’adapter aux conditions de vie.
En outre, contrairement au christianisme, il n’y a pas de credo dans le judaïsme. «Le concept de credo lui-même est problématique. En effet, le judaïsme lutte contre toute idolâtrie, contre toute idée de maître qui nous serait supérieur. La croyance en Dieu peut être une question, mais pas un présupposé. Dès lors, de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque des croyants ? La confusion découle du manque de discernement entre ces différents termes.»
«Malgré ces différentes réalités, nous sommes bien obligés de dialoguer , remarque Isabelle Francq. Pourquoi la laïcité, qui devrait nous permettre de vivre ensemble, est-elle remise en cause par certains et défendue par d’autres ?»
Laïcité et intérêt général
Pour Anastasia Colosimo, le problème réside dans le fait que «l’État prend le religieux dans sa globalité, alors que les rapports à chaque religion sont différents». La laïcité française, issue du conflit entre l’État et la communauté catholique, s’inscrit dans un régime républicain. La spécialiste distingue deux visions de la laïcité et du bien commun : «Pour la conception anglo-saxonne, la somme des biens de tous les particuliers donne l’intérêt général. La philosophie politique française est plus ambitieuse : l’intérêt général se place au-dessus de tous les intérêts particuliers. Dans l’espace public, nous sommes tous égaux.»
Par conséquent, l’État ne s’adresse jamais à des communautés, mais à des citoyens. «Nous refusons ainsi de prendre en considération l’appartenance communautaire.» Après les attentats contre Charlie Hebdo, les pays anglo-saxons avaient accusé la France d’avoir un système coercitif. «Pourtant, la laïcité française n’a aucune volonté de réprimer les appartenances. Elle a seulement la volonté d’émanciper l’homme, par un seuil, un “SMIC” de valeurs non négociables.»
Comment adapter cette conception à l’islam, dont «la foi se révèle dans l’observance de la loi ? Faut-il adapter la laïcité, prévoir des lois d’exception ? Il faut adopter un discours mesuré. Nous avons vocation à défendre le système pour s’accomplir, appartenir à l’humanité.»
Sacralisation de l’État ?
La philosophe Sophie Nordmann différencie toutefois le contexte de 1905 de celui d’aujourd’hui : «D’une opposition passée entre laïques et antilaïques, nous sommes arrivés à un conflit entre différentes conceptions de la laïcité.» Certes, rares sont ceux qui rejettent le principe de séparation de l’Église et de l’État. Le débat porte plutôt sur la visibilité dans l’espace public : «Cet espace doit-il être neutre ou doit-il permettre à toutes les singularités de s’y exprimer ? Le concept de transparence est omniprésent : doit-on privilégier l’invisible ou le tout-visible ? Les opposants comme les défenseurs du port du voile disent agir au nom de la laïcité.»
Finalement, cette laïcité n’a-t-elle pas pour conséquence une «sacralisation de l’État» ? Cette question d’un spectateur à Anastasia Colosimo revient sur la polémique apparue lorsque La Marseillaise avait été sifflée au Stade de France en octobre 2001, avant un match de football France-Algérie. La spécialiste de théologie politique rappelle que, si «la Révolution française était censée abolir l’ancien monde et le pouvoir de l’Église, les républicains ont mis en place le culte de l’Être Suprême, le baptême républicain, et même l’Évangile républicain».
Théologique et sacré constituent la politique : «Si l’on veut se débarrasser complètement du religieux, il faut abandonner ses rituels et changer de langage. Mais il demeure très difficile de faire sans le sacré, sachant que le mot existe.»
Pas d’autorité sans sacralité. «Cependant, le politique doit être capable de ne pas molester ses contradicteurs.»
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