Les autorités turques font main basse sur des églises et monastères syriens orthodoxes
Samuel Lieven, le 25/06/2017 à 17h23
L’Église syriaque orthodoxe dénonce la mainmise de la direction des Affaires religieuses sur 50 églises et monastères dans le sud-est de la Turquie
Cette opération intervient dans un contexte de durcissement de la politique du parti islamo-conservateur AKP et fragilise davantage encore une minorité chrétienne dépourvue de toute existence légale
Prière dans la chapelle du monastère syrien orthodoxe de Mor Gabriel, situé près de la ville de Midyat, en Turquie, en décembre 2004
Prière dans la chapelle du monastère syrien orthodoxe de Mor Gabriel, situé près de la ville de Midyat, en Turquie, en décembre 2004 / Murad Sezer/Associated Press
L’étau se resserre en Turquie sur la petite minorité chrétienne. Objet d’un interminable et inégal bras de fer judiciaire contre l’État turc depuis 2008, l’antique monastère syrien orthodoxe de Mor Gabriel vient cette fois de tomber dans l’escarcelle de la toute-puissante Diyanet, le ministère des Affaires religieuses qui gère l’islam turc (99,8 % de la population).
Fondé en 397 après Jésus-Christ dans la région du Tur Abdin, « la montagne des serviteurs de Dieu » au sud-est de la Turquie, ce haut-lieu du christianisme oriental fait partie des quelque 50 églises et monastères syriens orthodoxes qui auraient subi le même sort, selon les déclarations de Kuryakos Ergün, président de la fondation du monastère de Mor Gabriel.
« Nous sommes en train d’identifier les propriétés qui ont été transférées, explique ce dernier dans le journal turco-arménien Agos. Nous avons jusqu’à présent introduit des demandes concernant vingt titres de propriété et nous allons faire de même pour une trentaine d’autres. »
Marathon judiciaire
L’origine du litige remonte à 2008. Une mise à jour du cadastre débouche sur la requalification en « forêts » de quelque 250 hectares situés dans l’enceinte du monastère, au motif qu’ils n’étaient pas cultivés. S’ensuit une longue série de procès, perdus les uns après les autres, sur fond d’accusations tendancieuses : prosélytisme chrétien, existence supposée d’une mosquée sous les fondations du monastère… pourtant construit bien avant l’apparition de l’islam.
Cette fois, c’est la transformation administrative de la province de Mardin en « municipalité métropolitaine » qui sert de prétexte pour s’accaparer les terrains. Un « comité de liquidation » a été mis en place par les autorités afin de redistribuer les terres dont l’entité légale a expiré. D’abord transférées au Trésor, les 50 églises et monastères concernés passent à présent sous la coupe des Affaires religieuses.
Durcissement du pouvoir islamo-conservateur
Ces derniers développements surviennent alors que la politique du président islamo-conservateur Erdogan et de son parti AKP, au pouvoir depuis 2002, ne cesse de se durcir. Une loi votée cette année-là avait pourtant ouvert la voie, dans un premier temps, à l’indemnisation de centaines de propriétés spoliées depuis la création de la Turquie moderne par Kemal Atatürk en 1923. Voire de restituer les biens confisqués par l’État aux fondations des minorités non musulmanes.
Mais depuis, cette ouverture a fait long feu. Les communautés chrétiennes réduites à peau de chagrin subissent de toutes parts les pressions d’un appareil d’État et d’une société en voie de réislamisation. En quinze ans de pouvoir, l’AKP est ainsi parvenu à grignoter des principes laïcs autrefois défendus bec et ongles par les kémalistes, comme l’interdiction du voile dans les universités ou les administrations.
Cette année, à la veille de Pâques, le président turc avait même projeté de prier avec des membres de son parti et des responsables religieux à Sainte-Sophie, la grande basilique chrétienne construite en 537, devenue mosquée sous l’empire ottoman avant d’être transformée en musée par Atatürk en 1935. Un symbole de plus en plus convoité par le gouvernement islamiste d’Erdogan.
À LIRE : Nouvelles tensions autour de Sainte-Sophie à Istanbul
Plus récemment, jeudi 22 juin, Mehmet Görmez, président d’une administration dépendant du Premier ministre turc et qui gère les lieux de cultes en Turquie, a participé à des prières musulmanes à Sainte-Sophie, avec des images retransmises sur la télévision d’État.
Des chrétiens privés d’existence juridique
En Turquie, la plupart des chrétiens (0,1 % de la population) n’ont aucune existence légale. Le traité de Lausanne (1923) qui accorde des droits aux minorités non musulmanes ne reconnaît que les citoyens turcs d’origine arménienne, juive et grecque orthodoxe.
Les syriens orthodoxes (passés de 70 000 dans les années 1970 à environ 2000 aujourd’hui), ou encore les catholiques latins (entre 10 et 15 000), en sont par conséquent exclus et réduits à batailler ferme devant les tribunaux pour tenter de conserver ou récupérer leurs biens confisqués par l’État.
À LIRE : Controverses sur la laïcité en Turquie
Le patriarche œcuménique Bartholomée, qui exerce depuis Istanbul (Constantinople) une primauté symbolique sur l’ensemble de l’orthodoxie, lutte également pour obtenir la réouverture du séminaire grec-orthodoxe de Halki, fermé depuis 40 ans.
Effondrement de la présence chrétienne au cours du dernier siècle
Alors que l’actuelle Turquie abritait au début du siècle dernier la plus importante population chrétienne du Proche-Orient (20 % de la population), elle ne compte plus aujourd’hui que 80 000 chrétiens, toutes confessions confondues. Le génocide arménien perpétré en 1915 et le départ massif des grecs orthodoxes au début des années 1920 expliquent en grande partie cet effondrement.
Si la minorité chrétienne de Turquie ne subit pas le même degré de violence physique qu’en Irak, en Syrie ou en Égypte, des religieux et intellectuels n’en ont pas moins été assassinés ces dernières années : le prêtre catholique Andrea Santoro en 2006, le journaliste arménien Hrant Dink en 2007, ou encore le vicaire apostolique d’Anatolie Mgr Luigi Padovese en 2010. Autant de dossiers dans lesquels les enquêtes s’embourbent et la justice piétine.
Samuel Lieven
http://www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/autorites-turques-font-main-basse-eglises-monasteres-syriens-orthodoxes-2017-06-25-1200857901
Samuel Lieven, le 25/06/2017 à 17h23
L’Église syriaque orthodoxe dénonce la mainmise de la direction des Affaires religieuses sur 50 églises et monastères dans le sud-est de la Turquie
Cette opération intervient dans un contexte de durcissement de la politique du parti islamo-conservateur AKP et fragilise davantage encore une minorité chrétienne dépourvue de toute existence légale
Prière dans la chapelle du monastère syrien orthodoxe de Mor Gabriel, situé près de la ville de Midyat, en Turquie, en décembre 2004
Prière dans la chapelle du monastère syrien orthodoxe de Mor Gabriel, situé près de la ville de Midyat, en Turquie, en décembre 2004 / Murad Sezer/Associated Press
L’étau se resserre en Turquie sur la petite minorité chrétienne. Objet d’un interminable et inégal bras de fer judiciaire contre l’État turc depuis 2008, l’antique monastère syrien orthodoxe de Mor Gabriel vient cette fois de tomber dans l’escarcelle de la toute-puissante Diyanet, le ministère des Affaires religieuses qui gère l’islam turc (99,8 % de la population).
Fondé en 397 après Jésus-Christ dans la région du Tur Abdin, « la montagne des serviteurs de Dieu » au sud-est de la Turquie, ce haut-lieu du christianisme oriental fait partie des quelque 50 églises et monastères syriens orthodoxes qui auraient subi le même sort, selon les déclarations de Kuryakos Ergün, président de la fondation du monastère de Mor Gabriel.
« Nous sommes en train d’identifier les propriétés qui ont été transférées, explique ce dernier dans le journal turco-arménien Agos. Nous avons jusqu’à présent introduit des demandes concernant vingt titres de propriété et nous allons faire de même pour une trentaine d’autres. »
Marathon judiciaire
L’origine du litige remonte à 2008. Une mise à jour du cadastre débouche sur la requalification en « forêts » de quelque 250 hectares situés dans l’enceinte du monastère, au motif qu’ils n’étaient pas cultivés. S’ensuit une longue série de procès, perdus les uns après les autres, sur fond d’accusations tendancieuses : prosélytisme chrétien, existence supposée d’une mosquée sous les fondations du monastère… pourtant construit bien avant l’apparition de l’islam.
Cette fois, c’est la transformation administrative de la province de Mardin en « municipalité métropolitaine » qui sert de prétexte pour s’accaparer les terrains. Un « comité de liquidation » a été mis en place par les autorités afin de redistribuer les terres dont l’entité légale a expiré. D’abord transférées au Trésor, les 50 églises et monastères concernés passent à présent sous la coupe des Affaires religieuses.
Durcissement du pouvoir islamo-conservateur
Ces derniers développements surviennent alors que la politique du président islamo-conservateur Erdogan et de son parti AKP, au pouvoir depuis 2002, ne cesse de se durcir. Une loi votée cette année-là avait pourtant ouvert la voie, dans un premier temps, à l’indemnisation de centaines de propriétés spoliées depuis la création de la Turquie moderne par Kemal Atatürk en 1923. Voire de restituer les biens confisqués par l’État aux fondations des minorités non musulmanes.
Mais depuis, cette ouverture a fait long feu. Les communautés chrétiennes réduites à peau de chagrin subissent de toutes parts les pressions d’un appareil d’État et d’une société en voie de réislamisation. En quinze ans de pouvoir, l’AKP est ainsi parvenu à grignoter des principes laïcs autrefois défendus bec et ongles par les kémalistes, comme l’interdiction du voile dans les universités ou les administrations.
Cette année, à la veille de Pâques, le président turc avait même projeté de prier avec des membres de son parti et des responsables religieux à Sainte-Sophie, la grande basilique chrétienne construite en 537, devenue mosquée sous l’empire ottoman avant d’être transformée en musée par Atatürk en 1935. Un symbole de plus en plus convoité par le gouvernement islamiste d’Erdogan.
À LIRE : Nouvelles tensions autour de Sainte-Sophie à Istanbul
Plus récemment, jeudi 22 juin, Mehmet Görmez, président d’une administration dépendant du Premier ministre turc et qui gère les lieux de cultes en Turquie, a participé à des prières musulmanes à Sainte-Sophie, avec des images retransmises sur la télévision d’État.
Des chrétiens privés d’existence juridique
En Turquie, la plupart des chrétiens (0,1 % de la population) n’ont aucune existence légale. Le traité de Lausanne (1923) qui accorde des droits aux minorités non musulmanes ne reconnaît que les citoyens turcs d’origine arménienne, juive et grecque orthodoxe.
Les syriens orthodoxes (passés de 70 000 dans les années 1970 à environ 2000 aujourd’hui), ou encore les catholiques latins (entre 10 et 15 000), en sont par conséquent exclus et réduits à batailler ferme devant les tribunaux pour tenter de conserver ou récupérer leurs biens confisqués par l’État.
À LIRE : Controverses sur la laïcité en Turquie
Le patriarche œcuménique Bartholomée, qui exerce depuis Istanbul (Constantinople) une primauté symbolique sur l’ensemble de l’orthodoxie, lutte également pour obtenir la réouverture du séminaire grec-orthodoxe de Halki, fermé depuis 40 ans.
Effondrement de la présence chrétienne au cours du dernier siècle
Alors que l’actuelle Turquie abritait au début du siècle dernier la plus importante population chrétienne du Proche-Orient (20 % de la population), elle ne compte plus aujourd’hui que 80 000 chrétiens, toutes confessions confondues. Le génocide arménien perpétré en 1915 et le départ massif des grecs orthodoxes au début des années 1920 expliquent en grande partie cet effondrement.
Si la minorité chrétienne de Turquie ne subit pas le même degré de violence physique qu’en Irak, en Syrie ou en Égypte, des religieux et intellectuels n’en ont pas moins été assassinés ces dernières années : le prêtre catholique Andrea Santoro en 2006, le journaliste arménien Hrant Dink en 2007, ou encore le vicaire apostolique d’Anatolie Mgr Luigi Padovese en 2010. Autant de dossiers dans lesquels les enquêtes s’embourbent et la justice piétine.
Samuel Lieven
http://www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/autorites-turques-font-main-basse-eglises-monasteres-syriens-orthodoxes-2017-06-25-1200857901