Les États européens et les « sectes »
6 NOVEMBRE 2016 PAR JEAN-FRANCOIS MAYER
© Alexei Poselenov | Dreamstime.com - Prédicateur.
Alors que je viens de mettre en ligne, sur la section anglaise du site Religioscope (qui vient de passer à une nouvelle présentation), un assez long article en anglais, intitulé « A brief overview of the attitudes of Western European states towards new religious movements » (texte également disponible au format PDF, pour les lecteurs qui désirent l’imprimer ou le conserver sous forme électronique), il m’a semblé opportun de publier simultanément le texte de l’intervention que j’avais été invité à présenter à l’Académie des sciences morales et politiques lors de sa séance du 11 mai 2015 (avec de mineures adaptations). S’il y a plusieurs recoupements avec le plus long article en anglais, ce texte n’est pas identique — et il pourra intéresser des lecteurs qui préfèrent lire un article en français. L’approche de cet article se limite aux États de l’Europe occidentale.
Si vous souhaitez télécharger une version en PDF avec les notes placées au bas de chaque page, celle-ci est accessible à la fin de l’article, après les notes.
Des groupes religieux minoritaires, dont les adhérents embrassent des doctrines et pratiques qui se distinguent plus ou moins nettement de celles de la majorité de leurs concitoyens (croyants ou incroyants), peuvent-ils représenter un danger pour des individus, pour la société, pour l’ordre public, voire pour l’État ? Leur présence et leurs activités demandent-elles l’attention, voire l’intervention des autorités ?
Ces questions ne sont ni nouvelles ni surprenantes. En nous limitant à l’histoire de l’Europe contemporaine, l’arrivée de nouveaux acteurs dans le champ religieux a plus d’une fois entraîné des interrogations et controverses. L’historien qui explore des fonds d’archives ne s’étonne pas d’y trouver, dans des dossiers établis par des services de police ou d’autres organes de l’État, des rapports ou informations sur de petits groupes. Les questions posées étaient parfois proches de celles que nous rencontrons à une époque plus récente. Les soupçons aussi : dans les années 1880, dans plusieurs cantons suisses, les réunions de l’Armée du Salut furent passagèrement interdites par les autorités cantonales en raison du trouble qu’elles suscitaient, et les critiques qu’on pouvait lire dans certains journaux de cette époque étaient étrangement semblables (jusqu’au vocabulaire utilisé) à celles que nous avons entendues durant le dernier quart du XXe siècle à propos de mouvements très différents[1].
Il y a bien des années, encore étudiant, j’avais passé de plaisantes journées aux Archives départementales du Rhône pour y trouver des traces de groupes religieux non conformistes au XIXe siècle. Dans les années 1850, plusieurs dossiers évoquaient les activités de mouvements de « réveil » protestants. Plus que leurs doctrines, leur énergie missionnaire et les subventions reçues de sociétés étrangères suscitaient la méfiance : les thèmes du « prosélytisme » ou du « cheval de Troie » d’influences étrangères n’ont rien de nouveau. Une lettre du 17 avril 1858 à la Sûreté générale reconnaît l’honorabilité des dirigeants « évangélistes », mais ajoute :
« Je ne puis dissimuler néanmoins qu’ils portent en général, dans la profession et la propagation de leur doctrine, une ardeur souvent dangereuse, et que ce n’est point parmi les hommes sages et amis de l’ordre qu’ils recrutent le plus grand nombre de leurs prosélytes. »[2]
Le fondateur du mouvement Mazdaznan.
Le fondateur du mouvement Mazdaznan.
Il y a peu d’années, un historien allemand, Johannes Graul, a consacré une thèse entière au traitement d’un seul mouvement religieux par la police de Leipzig durant quelques années avant la Première Guerre mondiale[3]. Il s’agissait de Mazdaznan, un curieux groupe aux prétentions néo-zoroastriennes, alors également actif en France[4], dont il ne reste aujourd’hui que des cercles déclinants et faiblement organisés. Depuis des décennies, ce groupe n’a plus fait parler de lui. Il n’en allait pas de même à Leipzig, vers 1910 : Mazdaznan était accusé de tromperie, d’immoralité, de manipulation psychique et de destruction des familles. Malgré des critiques adressées à Mazdaznan tant par d’anciens membres que par des familles inquiètes des conséquences du régime alimentaire prôné par le mouvement, malgré les dénonciations d’un groupe que ses adversaires considéraient comme un simple moyen d’enrichissement de ses dirigeants, Graul remarque que l’État se cantonna d’abord dans un rôle passif d’observateur : son souci, par rapport aux « sectes », était surtout d’éviter toute atteinte à la « paix confessionnelle » ou infraction. Des mesures furent finalement prises pour limiter certaines activités de Mazdaznan ; son responsable local, de nationalité suisse, fut expulsé. Mais il n’y avait pas de « politique des sectes » à l’époque en Saxe, note Graul : l’approche du sujet s’intégrait dans une attention prêtée à des mouvements variés, politiques et sociaux, qui pouvaient représenter des défis pour la société.
Un siècle plus tard, la situation que nous observons quand il est question de « sectes » en Europe présente à la fois des ressemblances, des continuités, à commencer par les traits récurrents des critiques, mais aussi des différences : qu’est-ce qui a donc changé au cours de la seconde moitié du XXe siècle, alors même que la sécularisation progressait ?
Dans les années 1950 ou 1960, en France, nous observons deux types d’approches parmi les personnes s’intéressant alors aux groupes qualifiés de « sectes ». D’une part, certains milieux catholiques, attentifs au « succès relatif » (H.-Ch. Chéry) de mouvements chrétiens ou issus du christianisme (des mormons et Témoins de Jéhovah au pentecôtisme), dressaient un état des lieux et en tiraient des leçons pour le travail pastoral[5]. D’autre part, des reportages proposaient une description de « sectes » comme groupes pittoresques d’aimables farfelus, à l’image des divertissantes Nuits secrètes de Paris (1963) de Guy Breton.
6 NOVEMBRE 2016 PAR JEAN-FRANCOIS MAYER
© Alexei Poselenov | Dreamstime.com - Prédicateur.
Alors que je viens de mettre en ligne, sur la section anglaise du site Religioscope (qui vient de passer à une nouvelle présentation), un assez long article en anglais, intitulé « A brief overview of the attitudes of Western European states towards new religious movements » (texte également disponible au format PDF, pour les lecteurs qui désirent l’imprimer ou le conserver sous forme électronique), il m’a semblé opportun de publier simultanément le texte de l’intervention que j’avais été invité à présenter à l’Académie des sciences morales et politiques lors de sa séance du 11 mai 2015 (avec de mineures adaptations). S’il y a plusieurs recoupements avec le plus long article en anglais, ce texte n’est pas identique — et il pourra intéresser des lecteurs qui préfèrent lire un article en français. L’approche de cet article se limite aux États de l’Europe occidentale.
Si vous souhaitez télécharger une version en PDF avec les notes placées au bas de chaque page, celle-ci est accessible à la fin de l’article, après les notes.
Des groupes religieux minoritaires, dont les adhérents embrassent des doctrines et pratiques qui se distinguent plus ou moins nettement de celles de la majorité de leurs concitoyens (croyants ou incroyants), peuvent-ils représenter un danger pour des individus, pour la société, pour l’ordre public, voire pour l’État ? Leur présence et leurs activités demandent-elles l’attention, voire l’intervention des autorités ?
Ces questions ne sont ni nouvelles ni surprenantes. En nous limitant à l’histoire de l’Europe contemporaine, l’arrivée de nouveaux acteurs dans le champ religieux a plus d’une fois entraîné des interrogations et controverses. L’historien qui explore des fonds d’archives ne s’étonne pas d’y trouver, dans des dossiers établis par des services de police ou d’autres organes de l’État, des rapports ou informations sur de petits groupes. Les questions posées étaient parfois proches de celles que nous rencontrons à une époque plus récente. Les soupçons aussi : dans les années 1880, dans plusieurs cantons suisses, les réunions de l’Armée du Salut furent passagèrement interdites par les autorités cantonales en raison du trouble qu’elles suscitaient, et les critiques qu’on pouvait lire dans certains journaux de cette époque étaient étrangement semblables (jusqu’au vocabulaire utilisé) à celles que nous avons entendues durant le dernier quart du XXe siècle à propos de mouvements très différents[1].
Il y a bien des années, encore étudiant, j’avais passé de plaisantes journées aux Archives départementales du Rhône pour y trouver des traces de groupes religieux non conformistes au XIXe siècle. Dans les années 1850, plusieurs dossiers évoquaient les activités de mouvements de « réveil » protestants. Plus que leurs doctrines, leur énergie missionnaire et les subventions reçues de sociétés étrangères suscitaient la méfiance : les thèmes du « prosélytisme » ou du « cheval de Troie » d’influences étrangères n’ont rien de nouveau. Une lettre du 17 avril 1858 à la Sûreté générale reconnaît l’honorabilité des dirigeants « évangélistes », mais ajoute :
« Je ne puis dissimuler néanmoins qu’ils portent en général, dans la profession et la propagation de leur doctrine, une ardeur souvent dangereuse, et que ce n’est point parmi les hommes sages et amis de l’ordre qu’ils recrutent le plus grand nombre de leurs prosélytes. »[2]
Le fondateur du mouvement Mazdaznan.
Le fondateur du mouvement Mazdaznan.
Il y a peu d’années, un historien allemand, Johannes Graul, a consacré une thèse entière au traitement d’un seul mouvement religieux par la police de Leipzig durant quelques années avant la Première Guerre mondiale[3]. Il s’agissait de Mazdaznan, un curieux groupe aux prétentions néo-zoroastriennes, alors également actif en France[4], dont il ne reste aujourd’hui que des cercles déclinants et faiblement organisés. Depuis des décennies, ce groupe n’a plus fait parler de lui. Il n’en allait pas de même à Leipzig, vers 1910 : Mazdaznan était accusé de tromperie, d’immoralité, de manipulation psychique et de destruction des familles. Malgré des critiques adressées à Mazdaznan tant par d’anciens membres que par des familles inquiètes des conséquences du régime alimentaire prôné par le mouvement, malgré les dénonciations d’un groupe que ses adversaires considéraient comme un simple moyen d’enrichissement de ses dirigeants, Graul remarque que l’État se cantonna d’abord dans un rôle passif d’observateur : son souci, par rapport aux « sectes », était surtout d’éviter toute atteinte à la « paix confessionnelle » ou infraction. Des mesures furent finalement prises pour limiter certaines activités de Mazdaznan ; son responsable local, de nationalité suisse, fut expulsé. Mais il n’y avait pas de « politique des sectes » à l’époque en Saxe, note Graul : l’approche du sujet s’intégrait dans une attention prêtée à des mouvements variés, politiques et sociaux, qui pouvaient représenter des défis pour la société.
Un siècle plus tard, la situation que nous observons quand il est question de « sectes » en Europe présente à la fois des ressemblances, des continuités, à commencer par les traits récurrents des critiques, mais aussi des différences : qu’est-ce qui a donc changé au cours de la seconde moitié du XXe siècle, alors même que la sécularisation progressait ?
Dans les années 1950 ou 1960, en France, nous observons deux types d’approches parmi les personnes s’intéressant alors aux groupes qualifiés de « sectes ». D’une part, certains milieux catholiques, attentifs au « succès relatif » (H.-Ch. Chéry) de mouvements chrétiens ou issus du christianisme (des mormons et Témoins de Jéhovah au pentecôtisme), dressaient un état des lieux et en tiraient des leçons pour le travail pastoral[5]. D’autre part, des reportages proposaient une description de « sectes » comme groupes pittoresques d’aimables farfelus, à l’image des divertissantes Nuits secrètes de Paris (1963) de Guy Breton.