Pour le rendez-vous du pluralisme religieux de demain. Les sectes, les religions et la question du croire en France
Christophe Pons et Adriane Luiza Rodolpho
Texte | Notes | Citation | Auteurs
1Au lendemain des attentats de novembre 2015, puis après ceux qui ont suivi, j’ai été plusieurs fois interpellé en tant qu’anthropologue « spécialiste » des engagements religieux, par des personnes de mon entourage social. Je suppose qu’elles attendaient que je calme les inquiétudes, en considérant que ma distanciation et mon objectivation scientifiques devaient sans doute me le permettre. L’une de mes connaissances, parmi les plus inquiètes, m’entretint longuement tandis que dans l’urgence, je ne parvenais pas à trouver les mots justes pour la rassurer. Mais lorsque je la recroisai le lendemain, elle pointa elle-même un critère réconfortant. En parlant des terroristes et de leurs diverses organisations, elle me dit : « Mais en fait, tous ces gens, ces groupes, ce sont des sectes ! C’est ça qui est important ! Ce sont des sectes ! » Sa remarque m’interpella à retardement. Voilà qui était pour le moins inattendu pour un esprit français : la secte était donc rassurante ! Comment cela se pouvait-il dans ce pays où la notion même a été communément associée à ce qu’il y a de pire comme danger religieux ? Pour que l’idée de secte devienne rassurante, il fallait donc qu’elle soit opposée à quelque chose de bien plus grave encore, et ce quelque chose était l’idée que le péril puisse être une religion tout entière, en l’occurrence l’islam. Mon interlocutrice se rassurait ainsi en se disant que l’islam, cette religion voisine pratiquée par de nombreuses connaissances, n’était pas responsable de ce qui arrivait ; le péril, c’était la « secte », tel un label désignant un danger circonscrit et donc « éradiquable », contrairement à l’ensemble plus large d’une religion.
2Le cheminement intellectuel de mon amie fut à peu près identique à celui rapidement relayé par les commentaires des médias, puis par les décisions et stratégies gouvernementales, finalement par les analyses de plusieurs chercheurs interrogeant les processus de « radicalisation ». Cependant, dans l’immédiateté de l’action et de l’identification du coupable, les raisonnements furent prisonniers de l’alternative secte ou religion ; or, le problème avec les alternatives est qu’elles limitent la réflexion à deux options. Celles-ci, en l’occurrence, avaient en commun de désigner un coupable et de le renvoyer dans une altérité. Nous voudrions suggérer qu’il est temps de sortir de cette alternative et, plutôt que de construire l’image de l’ennemi étranger, nous interroger sur le statut de la « revendication du croire » et la place que nous accordons aux religions dans la société française.
*
1 J. Pouillon. 1993. Le Cru et le Su. Paris, Seuil.
2 C. Pons. 2002. Le spectre et le voyant. Paris, PUPS.
3De nombreux chercheurs étrangers – notamment en sciences sociales – s’étonnent souvent de la manière dont la question religieuse est pensée en France, comme une chose complexe, mystérieuse et suspecte. L’acte de croire – et plus encore la conversion – y est appréhendé comme une attitude énigmatique qui suppose des causes cachées échappant aux registres des raisonnements saisissables. On l’interroge sur le mode d’une rupture avec la norme sociale et, sans qu’on veuille en être juge, on suspecte tout de même une possible dangerosité. Or, si l’anthropologie peut servir à quelque chose, c’est peut-être de rappeler que « croire » est sans aucun doute la chose la plus courante et la mieux partagée par l’ensemble de l’humanité. On trouve des religions partout, dans toutes les sociétés du monde, sans exception. Croire, créer des dieux et vivre avec eux d’intenses relations correspondent donc non seulement à des activités humaines universelles, mais aussi à une capacité d’inventivité symbolique qui est le propre de notre humanité. Mais l’anthropologie nous a aussi enseigné que le verbe croire est à la fois polysémique et d’un usage politique. Longtemps campée sur une posture clairement areligieuse, elle a d’abord abusé de son emploi pour pointer tout raisonnement et comportement se différentiant de ceux de l’« esprit séculier ». La littérature de l’ethnologie fourmille d’exemples de ces habitudes différentes classées dans le croire : ainsi les relations des Dangeleat du Tchad avec les esprits Margaï qui ont initié la réflexion sur le croire par Jean Pouillon1, ou bien celles des Islandais avec les défunts de leurs lignages2. Si tout cela devint croyances dans les rapports d’ethnographes, alors qu’il s’agit bien d’autre chose pour les concernés, c’est parce que l’usage abondant du verbe croire (et de sa forme nominale) devint synonyme de « point de vue » ou de « regard porté sur ». Cependant, dans cet usage, seuls devinrent des croyances les « points de vue », « regards » et « avis » supposés être non-rationnels, non-vérifiables par les faits de sciences, et donc résolument relatifs aux appréciations de chacun. Mais pourquoi, dès lors, de très nombreux « faits relatifs » qui relèvent bien de cette typologie des « points de vue » et « regards portés sur », ne sont-ils jamais entrés dans la catégorie des croyances, où ils auraient dû effectivement prendre place ? C’est là que l’usage distinctif de ce verbe devint politique.
3 On renverra ici aux débats contemporains sur le « tournant », dit spéculatif en philosophie ou onto (...)
4 B. Latour. 2012. Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes. Paris, La Décou (...)
4Prenons ici un seul exemple pour étayer ce propos, celui des droits universels de l’homme. Voilà un « point de vue » qui est particulièrement cher aux « séculiers », auquel ceux-ci sont hautement attachés, mais qu’ils se refusent à nommer croyance ; ils préfèrent la tenir pour une « valeur » majeure dans leur perception du monde tel qu’il doit être ; ils l’appuient sur une conception de l’homme libre et conscient d’agir de lui-même, qui a nourri une épistémè singulière, mais qui n’en demeure pas moins une perspective relative3. L’ennui, en somme, est qu’on ne pourra pas opposer de contre-argument aux points de vue différents, et tout autant relatifs, qui revendiqueront par exemple le droit universel de tout homme à être sauvé et à être agi, en conscience, par le dieu qu’il choisit. En tous cas, comme le souligne Bruno Latour4, l’argument d’autorité ne pourra plus reposer sur le renvoie de ces pratiques différentes dans le registre de la croyance ; il faudra accepter tous les points de vue, les reconnaître comme effectivement relatifs, et faire ensuite des choix qui ne pourront être argumentés qu’au regard des valeurs qui seront jugées importantes.
5Partant de là, on peut poser quelques faits. D’abord, il y a fort peu de chances que l’humanité se prive demain de cette capacité à croire qui fait sa différence. Ensuite, nous avons affaire aujourd’hui à des individus et des collectifs qui revendiquent l’usage de ce verbe pour s’auto-définir, et qui en usent à dessein, en sachant bien d’ailleurs qu’ils adressent leur revendication à des sociétés séculières. Enfin on sait que le monde sera de plus en plus connecté, de sorte que toutes les sociétés deviendront inévitablement plurielles, si ce n’est déjà le cas. Il est ainsi à peu près certain que, dans un avenir proche, toutes devront se confronter à la pluralité religieuse. Cette perspective peut paraître inquiétante, mais on peut aussi l’appréhender avec optimisme, comme l’inéluctable point de rendez-vous où, par nécessité, la pluralité des points de vue devra trouver le moyen de dialoguer, de s’écouter et cohabiter ; considérant qu’aucun ne consentira à céder sa place à un autre, on ne voit donc guère d’autre issue que celle du pluralisme des points de vue religieux et agnostiques, même si cela doit transiter par des périodes difficiles. Mais d’ici là, encore faut-il prendre le train en marche pour que chacun puisse s’acheminer vers ce point futur du rendez-vous. La chose n’est pas aisée et prendra à coup sûr encore du temps. Certaines sociétés sont déjà relativement avancées dans ce cheminement qui mène au pluralisme, d’autres en revanche loin à la traîne. La société française fait partie de ces retardataires qui, hésitants, piétinent encore sur le quai. Mais si la plupart avancent mollement car elles redoutent que le pluralisme soit une menace pour leur tradition religieuse historique, en France c’est une autre raison qui rend compte de l’inertie.
6La France contemporaine a fondé la singularité de son histoire en écartant le pouvoir spirituel du pouvoir temporel, dans le but de protéger le second du premier, inventant peu à peu un modèle de laïcité qui fut internationalement remarqué, qui fit sa fierté et sa réputation, et qu’elle a parfois nommé (non sans une certaine suffisance) la victoire des lumières sur l’obscurantisme (sans trop réaliser la profonde dimension religieuse d’un tel lexique).
7L’un des premiers problèmes auquel se confronta rapidement la France fut moins lié à ce modèle innovant qu’elle avait inventé (lequel avait eu de bonnes raisons d’être pensé), qu’au fait qu’il puisse en exister d’autres. Or, on eut peine en France à imaginer qu’une société puisse avancer sur la voie du progrès autrement qu’en écartant « le croire » sur le bas-côté. C’est pourtant le modèle majeur des sociétés de traditions protestantes (d’Europe et d’Amérique du Nord) où, de manière tout à fait étonnante pour un esprit français, ce furent des réveils spirituels qui conduisirent à la reconnaissance du pluralisme religieux et par là-même à la sécularisation. Aussi, ces pays où à l’inverse, on sépara le religieux de l’État pour protéger le premier du second, sont demeurés globalement aussi exotiques qu’incompris du point de vue hexagonal.
5 Le lecteur trouvera de nombreuses contributions en ligne sur le site de la revue Archives de scienc (...)
6 Voir P. Portier, « L’État hésite entre reconnaissance et surveillance des religions », La Croix 201 (...)
8Au fil du temps se transforma en France ce divorce du temporel et du spirituel. Des générations d’intellectuels, d’universitaires et penseurs eurent beau débattre sur le sens véritable du modèle de la laïcité et alerter contre les fausses interprétations – notamment sur le fait que la laïcité n’est pas un athéisme mais un moyen de reconnaissance de toutes les religions5 –, il n’empêche que les représentations et les conceptions du sens commun en firent tout autre chose6 : pour beaucoup de Français, la laïcité devint gardienne de l’invisibilité du religieux dans l’espace public, marchepied d’une conception positiviste du progrès et instrument de la conviction selon laquelle une société moderne est une société débarrassée des croyances religieuses au profit de savoirs positifs et rationnels.
9L’inscription de ces conceptions dans un sens commun, de plus en plus relayé (d’une manière décomplexée) par des discours transversaux aux classes sociales et partis politiques (de la gauche à la droite en passant par les intellectuels) eut inévitablement pour effet de générer des frustrations silencieuses auprès de ceux désireux de dire leur croyance, et ce dans des milieux extrêmement disparates : catholiques, protestants, juifs, musulmans, etc.
7 C. Béraud & P. Portier. 2015. Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le (...)
10Les catholiques s’étaient longtemps accommodés de la situation, un peu il est vrai parce qu’après Mai 68 et Vatican II, leur religion était devenue tout de même plus digeste dans une société séculière, mais aussi parce qu’ils étaient les descendants de la religion historiquement légitime, celle à laquelle la société laïque se référait encore lorsqu’elle devait inventer ses propres rituels séculiers (sentant bien qu’elle ne pouvait se passer tout à fait du religieux), celle à laquelle on accordait le statut d’identité nationale quand d’aventure on s’interrogeait sur l’héritage et le patrimoine religieux français. Pour autant, la frustration a muri et, au final, elle en a étonné plus d’un lorsqu’elle a tout à coup explosé publiquement, à l’occasion par exemple des manifestations contre la loi sur le mariage pour tous7.
https://assr.revues.org/27736
Christophe Pons et Adriane Luiza Rodolpho
Texte | Notes | Citation | Auteurs
1Au lendemain des attentats de novembre 2015, puis après ceux qui ont suivi, j’ai été plusieurs fois interpellé en tant qu’anthropologue « spécialiste » des engagements religieux, par des personnes de mon entourage social. Je suppose qu’elles attendaient que je calme les inquiétudes, en considérant que ma distanciation et mon objectivation scientifiques devaient sans doute me le permettre. L’une de mes connaissances, parmi les plus inquiètes, m’entretint longuement tandis que dans l’urgence, je ne parvenais pas à trouver les mots justes pour la rassurer. Mais lorsque je la recroisai le lendemain, elle pointa elle-même un critère réconfortant. En parlant des terroristes et de leurs diverses organisations, elle me dit : « Mais en fait, tous ces gens, ces groupes, ce sont des sectes ! C’est ça qui est important ! Ce sont des sectes ! » Sa remarque m’interpella à retardement. Voilà qui était pour le moins inattendu pour un esprit français : la secte était donc rassurante ! Comment cela se pouvait-il dans ce pays où la notion même a été communément associée à ce qu’il y a de pire comme danger religieux ? Pour que l’idée de secte devienne rassurante, il fallait donc qu’elle soit opposée à quelque chose de bien plus grave encore, et ce quelque chose était l’idée que le péril puisse être une religion tout entière, en l’occurrence l’islam. Mon interlocutrice se rassurait ainsi en se disant que l’islam, cette religion voisine pratiquée par de nombreuses connaissances, n’était pas responsable de ce qui arrivait ; le péril, c’était la « secte », tel un label désignant un danger circonscrit et donc « éradiquable », contrairement à l’ensemble plus large d’une religion.
2Le cheminement intellectuel de mon amie fut à peu près identique à celui rapidement relayé par les commentaires des médias, puis par les décisions et stratégies gouvernementales, finalement par les analyses de plusieurs chercheurs interrogeant les processus de « radicalisation ». Cependant, dans l’immédiateté de l’action et de l’identification du coupable, les raisonnements furent prisonniers de l’alternative secte ou religion ; or, le problème avec les alternatives est qu’elles limitent la réflexion à deux options. Celles-ci, en l’occurrence, avaient en commun de désigner un coupable et de le renvoyer dans une altérité. Nous voudrions suggérer qu’il est temps de sortir de cette alternative et, plutôt que de construire l’image de l’ennemi étranger, nous interroger sur le statut de la « revendication du croire » et la place que nous accordons aux religions dans la société française.
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1 J. Pouillon. 1993. Le Cru et le Su. Paris, Seuil.
2 C. Pons. 2002. Le spectre et le voyant. Paris, PUPS.
3De nombreux chercheurs étrangers – notamment en sciences sociales – s’étonnent souvent de la manière dont la question religieuse est pensée en France, comme une chose complexe, mystérieuse et suspecte. L’acte de croire – et plus encore la conversion – y est appréhendé comme une attitude énigmatique qui suppose des causes cachées échappant aux registres des raisonnements saisissables. On l’interroge sur le mode d’une rupture avec la norme sociale et, sans qu’on veuille en être juge, on suspecte tout de même une possible dangerosité. Or, si l’anthropologie peut servir à quelque chose, c’est peut-être de rappeler que « croire » est sans aucun doute la chose la plus courante et la mieux partagée par l’ensemble de l’humanité. On trouve des religions partout, dans toutes les sociétés du monde, sans exception. Croire, créer des dieux et vivre avec eux d’intenses relations correspondent donc non seulement à des activités humaines universelles, mais aussi à une capacité d’inventivité symbolique qui est le propre de notre humanité. Mais l’anthropologie nous a aussi enseigné que le verbe croire est à la fois polysémique et d’un usage politique. Longtemps campée sur une posture clairement areligieuse, elle a d’abord abusé de son emploi pour pointer tout raisonnement et comportement se différentiant de ceux de l’« esprit séculier ». La littérature de l’ethnologie fourmille d’exemples de ces habitudes différentes classées dans le croire : ainsi les relations des Dangeleat du Tchad avec les esprits Margaï qui ont initié la réflexion sur le croire par Jean Pouillon1, ou bien celles des Islandais avec les défunts de leurs lignages2. Si tout cela devint croyances dans les rapports d’ethnographes, alors qu’il s’agit bien d’autre chose pour les concernés, c’est parce que l’usage abondant du verbe croire (et de sa forme nominale) devint synonyme de « point de vue » ou de « regard porté sur ». Cependant, dans cet usage, seuls devinrent des croyances les « points de vue », « regards » et « avis » supposés être non-rationnels, non-vérifiables par les faits de sciences, et donc résolument relatifs aux appréciations de chacun. Mais pourquoi, dès lors, de très nombreux « faits relatifs » qui relèvent bien de cette typologie des « points de vue » et « regards portés sur », ne sont-ils jamais entrés dans la catégorie des croyances, où ils auraient dû effectivement prendre place ? C’est là que l’usage distinctif de ce verbe devint politique.
3 On renverra ici aux débats contemporains sur le « tournant », dit spéculatif en philosophie ou onto (...)
4 B. Latour. 2012. Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes. Paris, La Décou (...)
4Prenons ici un seul exemple pour étayer ce propos, celui des droits universels de l’homme. Voilà un « point de vue » qui est particulièrement cher aux « séculiers », auquel ceux-ci sont hautement attachés, mais qu’ils se refusent à nommer croyance ; ils préfèrent la tenir pour une « valeur » majeure dans leur perception du monde tel qu’il doit être ; ils l’appuient sur une conception de l’homme libre et conscient d’agir de lui-même, qui a nourri une épistémè singulière, mais qui n’en demeure pas moins une perspective relative3. L’ennui, en somme, est qu’on ne pourra pas opposer de contre-argument aux points de vue différents, et tout autant relatifs, qui revendiqueront par exemple le droit universel de tout homme à être sauvé et à être agi, en conscience, par le dieu qu’il choisit. En tous cas, comme le souligne Bruno Latour4, l’argument d’autorité ne pourra plus reposer sur le renvoie de ces pratiques différentes dans le registre de la croyance ; il faudra accepter tous les points de vue, les reconnaître comme effectivement relatifs, et faire ensuite des choix qui ne pourront être argumentés qu’au regard des valeurs qui seront jugées importantes.
5Partant de là, on peut poser quelques faits. D’abord, il y a fort peu de chances que l’humanité se prive demain de cette capacité à croire qui fait sa différence. Ensuite, nous avons affaire aujourd’hui à des individus et des collectifs qui revendiquent l’usage de ce verbe pour s’auto-définir, et qui en usent à dessein, en sachant bien d’ailleurs qu’ils adressent leur revendication à des sociétés séculières. Enfin on sait que le monde sera de plus en plus connecté, de sorte que toutes les sociétés deviendront inévitablement plurielles, si ce n’est déjà le cas. Il est ainsi à peu près certain que, dans un avenir proche, toutes devront se confronter à la pluralité religieuse. Cette perspective peut paraître inquiétante, mais on peut aussi l’appréhender avec optimisme, comme l’inéluctable point de rendez-vous où, par nécessité, la pluralité des points de vue devra trouver le moyen de dialoguer, de s’écouter et cohabiter ; considérant qu’aucun ne consentira à céder sa place à un autre, on ne voit donc guère d’autre issue que celle du pluralisme des points de vue religieux et agnostiques, même si cela doit transiter par des périodes difficiles. Mais d’ici là, encore faut-il prendre le train en marche pour que chacun puisse s’acheminer vers ce point futur du rendez-vous. La chose n’est pas aisée et prendra à coup sûr encore du temps. Certaines sociétés sont déjà relativement avancées dans ce cheminement qui mène au pluralisme, d’autres en revanche loin à la traîne. La société française fait partie de ces retardataires qui, hésitants, piétinent encore sur le quai. Mais si la plupart avancent mollement car elles redoutent que le pluralisme soit une menace pour leur tradition religieuse historique, en France c’est une autre raison qui rend compte de l’inertie.
6La France contemporaine a fondé la singularité de son histoire en écartant le pouvoir spirituel du pouvoir temporel, dans le but de protéger le second du premier, inventant peu à peu un modèle de laïcité qui fut internationalement remarqué, qui fit sa fierté et sa réputation, et qu’elle a parfois nommé (non sans une certaine suffisance) la victoire des lumières sur l’obscurantisme (sans trop réaliser la profonde dimension religieuse d’un tel lexique).
7L’un des premiers problèmes auquel se confronta rapidement la France fut moins lié à ce modèle innovant qu’elle avait inventé (lequel avait eu de bonnes raisons d’être pensé), qu’au fait qu’il puisse en exister d’autres. Or, on eut peine en France à imaginer qu’une société puisse avancer sur la voie du progrès autrement qu’en écartant « le croire » sur le bas-côté. C’est pourtant le modèle majeur des sociétés de traditions protestantes (d’Europe et d’Amérique du Nord) où, de manière tout à fait étonnante pour un esprit français, ce furent des réveils spirituels qui conduisirent à la reconnaissance du pluralisme religieux et par là-même à la sécularisation. Aussi, ces pays où à l’inverse, on sépara le religieux de l’État pour protéger le premier du second, sont demeurés globalement aussi exotiques qu’incompris du point de vue hexagonal.
5 Le lecteur trouvera de nombreuses contributions en ligne sur le site de la revue Archives de scienc (...)
6 Voir P. Portier, « L’État hésite entre reconnaissance et surveillance des religions », La Croix 201 (...)
8Au fil du temps se transforma en France ce divorce du temporel et du spirituel. Des générations d’intellectuels, d’universitaires et penseurs eurent beau débattre sur le sens véritable du modèle de la laïcité et alerter contre les fausses interprétations – notamment sur le fait que la laïcité n’est pas un athéisme mais un moyen de reconnaissance de toutes les religions5 –, il n’empêche que les représentations et les conceptions du sens commun en firent tout autre chose6 : pour beaucoup de Français, la laïcité devint gardienne de l’invisibilité du religieux dans l’espace public, marchepied d’une conception positiviste du progrès et instrument de la conviction selon laquelle une société moderne est une société débarrassée des croyances religieuses au profit de savoirs positifs et rationnels.
9L’inscription de ces conceptions dans un sens commun, de plus en plus relayé (d’une manière décomplexée) par des discours transversaux aux classes sociales et partis politiques (de la gauche à la droite en passant par les intellectuels) eut inévitablement pour effet de générer des frustrations silencieuses auprès de ceux désireux de dire leur croyance, et ce dans des milieux extrêmement disparates : catholiques, protestants, juifs, musulmans, etc.
7 C. Béraud & P. Portier. 2015. Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le (...)
10Les catholiques s’étaient longtemps accommodés de la situation, un peu il est vrai parce qu’après Mai 68 et Vatican II, leur religion était devenue tout de même plus digeste dans une société séculière, mais aussi parce qu’ils étaient les descendants de la religion historiquement légitime, celle à laquelle la société laïque se référait encore lorsqu’elle devait inventer ses propres rituels séculiers (sentant bien qu’elle ne pouvait se passer tout à fait du religieux), celle à laquelle on accordait le statut d’identité nationale quand d’aventure on s’interrogeait sur l’héritage et le patrimoine religieux français. Pour autant, la frustration a muri et, au final, elle en a étonné plus d’un lorsqu’elle a tout à coup explosé publiquement, à l’occasion par exemple des manifestations contre la loi sur le mariage pour tous7.
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