| L’éclairage |
| Andreï Nikolaevich Mironov (1975-), La parabole de la vigne (2011, huile sur toile, 110 x 170 cm), localisation inconnue. Domaine public. | Petite mise en contexte | Cette histoire des « ouvriers de la onzième heure » (Mt 20, 1-16) fait suite à une question posée par Pierre au chapitre précédent : « Voici, nous avons tout quitté et nous t'avons suivi : qu’en sera-t-il alors pour nous ? » (Mt 19, 27). Jésus y répond et enseigne alors ses disciples sous forme de parabole en inventant ce récit imagé.
L’évangéliste Matthieu compose une « inclusion » pour assurer un effet stylistique de répétition. *Oui on sait, utiliser du vocabulaire de bibliste ça fait stylé et un peu pédant. Mais pas de panique, on s’explique :
- les paroles de conclusion de cette parabole (« Voilà comment les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers » Mt 20,16)
- font exactement écho aux paroles de conclusion du chapitre précédent « Beaucoup de premiers seront derniers, et de derniers seront premiers » (Mt 19,30). C’est ça, une « inclusion » au sens biblique.
C'est tout le sens d'une inclusion : former un « cadre » qui met en évidence un passage. On est donc prévenu, il ne faut précisément pas détacher cette parabole du contexte dans lequel elle survient, sans quoi on court le risque de passer à côté de sa pleine signification. |
| Giovanni Bellini (1430-1516), Saint Pierre (vers 1487, huile sur toile, 224 x 105 cm), Gallerie dell'Accademia, Venise (Italie). Domaine public. | Les ouvriers envoyés à la vigne : toute une symbolique | Juste après la phrase d’inclusion, le premier verset de la parabole est capital : il en donne la visée et pose les éléments de situation. Jésus recourt ici à une comparaison :
« Le royaume des cieux est comparable à un homme maître de maison qui sortit tôt le matin pour embaucher des ouvriers pour sa vigne. » (Mt 20,1)
Comme nous le montrerons à l’issue de notre analyse, cette seule phrase récapitule déjà le sens de toute la parabole. Et elle est symboliquement très puissante.
- Le « maître de maison » est une figure choisie pour évoquer Dieu, à l’image de la parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30) ou encore de la parabole des vignerons homicides (Mt 21, 33-46).
- La « vigne », quant à elle, est un symbole courant dans l’Ancien Testament pour évoquer Israël – souvent appelée « vigne du Seigneur », par exemple dans le Psaume 80 (Ps 80, 9-15) ou encore dans le Livre d'Isaïe (Is 5, 1-7).
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| Vincent van Gogh (1853-1890), Vignes Rouges à Arles (1888, huile sur toile, 73 x 91 cm), Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou (Russie). Domaine public. | Aller au-devant des ouvriers : l'effort du maître de maison | La particularité du maître de maison est déjà précisée délicatement dès le premier verset : « [il] sortit tôt le matin ». De fait, il s’agit d’un verbe de mouvement, que l’on retrouve à chaque heure de la journée pour rythmer cette première partie de parabole :
- il « sortit tôt le matin » (Mt 20, 1),
- « étant sorti vers la troisième heure » (Mt 20, 3),
- « étant sorti de nouveau vers la sixième et la neuvième heure » (Mt 20, 5),
- « vers la onzième heure il sortit » (Mt 20, 6).
Bref, le maître de maison, alias Dieu dans la comparaison que dresse Jésus, n’arrête pas de bouger. Ok, mais qu’est-ce que ça signifie ?
Réponse : la répétition explicite du même verbe et de l’horaire en cours reflète la patience et l’inlassable activité du maître de maison, qui est à l’initiative et qui va au-devant des ouvriers pour les inviter à travailler dans sa vigne. Ainsi, le contraste est très net entre :
- le maître de maison d’une part, qui se démène pour venir chercher les ouvriers sur la place publique ;
- et les ouvriers d’autre part, qui sont « oisifs » (Mt 20,3 et Mt 20,6).
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| Salomon Koninck (1609-1656), Parabole des ouvriers à la vigne (vers 1648, huile sur toile, 48 x 58 cm), Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg (Russie). Domaine public. | De la reconnaissance et de la considération | Les zones d’ombre du récit permettent également d’en interroger le sens : sait-on seulement si le maître de maison a besoin de plus d’ouvriers pour travailler à sa vigne ? Justement, rien de cela n'est précisé dans le texte. Ce silence laisse donc ouverte l’interprétation qui avance que Dieu, en bon maître de maison, a plus souci des ouvriers oisifs que du travail produit à la vigne.
Cela montre la considération et la reconnaissance envers les ouvriers : ils ne sont pas tenus pour rien, ils ne sont pas méprisés, ils ne sont pas laissés à eux-mêmes.
Ces premiers indices semblent ouvrir la voie à une meilleure compréhension de ce passage biblique compliqué : il ne s’agit pas vraiment d’une parabole à propos de la gestion économique ou de la valeur du travail…
Ce détour énigmatique via une surprenante « petite histoire » a pour but de nous faire dépasser la première impression – qui prend bien souvent la forme de l’incompréhension ou de l’indignation. |
| Agriculture en Israël (vers 1920-1925, photographie), Rishon LeZion Museum, Rishon LeZion (Israël). Domaine public. | Le maître de maison est-il injuste envers ses ouvriers ? | Il est bien évident que la question de « ce qui est juste » anime cette parabole. Du point de vue des auditeurs, la question sous-jacente est la suivante : comment donner à chacun ce qu’il mérite, tout en prenant en considération que certains ont commencé à travailler dès le petit matin, d’autres vers la troisième heure, d’autres vers la sixième heure, d’autre vers la neuvième heure et d’autres enfin vers la onzième heure ?
Le premier élément de réponse, avant même de se pencher sur la conclusion du passage, tient à deux petites remarques :
- le travail dont il s’agit n’est pas un emploi type CDD ou CDI, puisqu’il s’agit de rejoindre la « vigne du Seigneur »,
- et il s’agit d’un contrat bien particulier, puisque c’est toujours le maître de maison qui est en situation active et les ouvriers en situation passive. En effet, c’est le maître qui « donne » (Mt 20,4) et les ouvriers qui « reçoivent » (Mt 20,7).
Effectivement, le maître – et donc Dieu – ne paie pas chacun selon ses mérites mais cela ne veut pas dire pour autant que Dieu est injuste. Jésus n'expose pas la justice du maître mais sa bonté. Dieu est bon, pour 3 raisons au moins :
- c’est lui qui vient au-devant de l’oisiveté des ouvriers laissés à eux-mêmes,
- c’est lui qui propose librement de rejoindre le travail à la vigne
- et c’est lui qui fait une promesse, conjuguée au futur simple comme une façon de dire que la parole sera tenue : « je vous donnerai ce qui est juste » (Mt 20, 4).
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| Jacob de Wet (1632-1675), Parabole des ouvriers de la vigne (vers 1650, huile sur panneau, 50 x 76 cm), Museum of Fine Arts, Budapest (Hongrie). Domaine public. | Nous n'avons pas fini d'éclairer cette énigmatique parabole. Comme il y a encore et toujours beaucoup à dire, on a décidé d'en faire un second épisode. Découvrez la suite la semaine prochaine ! |
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