Par Mohamed Sghir Janjar, du Gric de Rabat*
Problématique et contexte
Les études comparées des religions ont tendance à opposer deux catégories de traditions religieuses : d’un côté, celles qui se veulent universelles (donc destinées à être embrassées par tout le monde), et qui, par conséquent, seraient coextensives au prosélytisme (comme le christianisme, l’islam et le bouddhisme) ; de l’autre côté, les traditions qui ne prétendent pas à l’universalité et qui évitent toute forme de prosélytisme. Dans sa signification littérale, le « prosélytisme » consiste à faire connaître sa pensée, ses croyances religieuses pour rallier à sa foi de nouveaux adeptes. Il vise donc la « conversion » de l’autre. Autrement dit, son unique objectif est de faire en sorte que sa cible vive un retournement religieux ; rompt avec son univers symbolique pour rejoindre celui du prosélyte.
Le prosélytisme n’avait pas toujours la connotation négative ou péjorative qui est la sienne aujourd’hui. C’est dans le climat de conflit et de polémique du XIX è siècle entre les porteurs d’idéologies laïques et les autorités religieuses en Europe, qu’il a acquis une nuance dépréciative. Travaillée par plus de deux siècles de débats et de luttes pour l’autonomie de l’homme et le droit à la liberté religieuse, la conscience moderne rejette désormais toute forme de prosélyt férent à la dimension religieuse de la vie sociale. Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui a une double dimension théorique et pratique : il s’agit de définir théoriquement la frontière entre, d’un côté, « apostolat » et « da’wa » pensés et vécus comme témoignage d’une foi (shahada) ou en tant que communication d’une expérience spirituelle dans son expression chrétienne ou musulmane, et d’un autre côté, le prosélytisme en tant qu’activité d’une grande violence symbolique cherchent à convertir, par tous les moyens, l’autre estimé égaré loin de Dieu. Comment concilier le respect de la liberté d’expression, le droit de chaque être humain à communiquer ses idées et ses convictions religieuses, philosophiques ou idéologiques, et la nécessité éthique de respecter les convictions des autres ? Comment dépasser la situation paradoxale actuelle dans laquelle les musulmans peuvent utiliser le système de valeurs prôné par l’Occident moderne pour communiquer leur foi et transmettre aux autres, que se soit en Europe ou en Amérique, le message islamique, tandis que la majorité des pays musulmans interdisent toute forme de prosélytisme chrétien, voire même toute expression religieuse différente, sur leur sol ? Comment finir avec les législations injustes qui, comme, en Egypte, pays de pluralisme religieux séculier, interdisent aux chrétiens de répondre aux attaques proférées par les musulmans contre leur religion, puisque toute réponse chrétienne est assimilée à un acte de prosélytisme ? Comment dépasser enfin le double langage qui nomme les mêmes faits de deux manières différentes suivant qu’ils soient décrits par les adeptes de telle religion ou telle autre ?
Le parti pris dans ce texte est d’interroger la tradition musulmane sur le sens qu’elle donne au terme « da’wa » (littéralement : invitation), d’exposer quelques éléments de la construction juridique (fiqh) et théologique (‘usul al-fiqh) mis au service de l’apologie musulmane de la da’wa. Il s’agit ensuite de soumettre l’édifice normatif à l’épreuve des faits historiques et sociologiques pour voir ce qu’il en est du prosélytisme en islam. Nous avons aussi choisi le cas de l’islam dans un contexte de pluralisme religieux comme celui du sous-continent indien pour montrer comment des religions globalement non portées sur le prosélytisme (hindouisme et islam) le deviennent au contact de l’activisme missionnaire protestant. Cet exemple nous permet aussi de comprendre la renaissance de la da’wa dans le monde arabe avec la naissance du mouvement des Frères Musulmans sous l’influence le l’expérience de l’islam indien, en rupture avec la tradition musulmane médiévale, depuis qu’il est entré en compétition avec les missionnaires chrétiens.
Da’wa et tabchir : conflits symboliques et glissements de sens
La langue arabe moderne n’offre pas d’équivalent au terme « prosélytisme ». On peut considérer que ce fait est en soi significatif. L’activité de transmission du message islamique (tabligh) ou l’information assurée par un musulman et ciblant l’autre (qu’il soit musulman ou non) est décrite dans des termes empruntés au lexique coranique. C’est le cas du mot tabligh qui revoie à la parole coranique ordonnant au Prophète de transmettre le message révélé aux hommes, tous les hommes : « Ô Prophète ! Fais connaître ce qui t’a été révélé par ton Seigneur. Si tu ne le fait pas, tu n’auras pas fait connaître son message » (V, 67) [1]. C’est , d’ailleurs, de là qu’est venu le nom du groupe de missionnaires d’origine pakistanaise « Jamaat al-tabligh » dont les membres dédient leur vie au voyage et à la transmission du message de l’islam. C’est également le cas du terme le plus usité dans l’arabe moderne : da’wa. Il correspond à la mission du Prophète : « Ô toi, le Prophète ! Nous t’avons envoyé comme témoin (shâhid), comme annonciateur de bonnes nouvelles (mubashir), comme avertisseur (nadhîr), comme celui qui invoque Dieu (dâ’i) –avec sa permission et comme un brillant luminaire (siraj munir) » (XXXIII, 45, 46). Dans plusieurs versets, le Coran ordonne au Prophète d’assurer la mission de la da’wa en faisant appel au dialogue et à la persuasion : « Appelle (‘ud’u) les hommes dans le chemin de ton Seigneur, par la sagesse (al-hikma) et une belle exhortation (al-mu’idha al-hassana), discute avec eux de la meilleure manière (jadilhum bi allati hiya ahssan) » (XVI, 125). Cet ordre se répète dans d’autres versets dont notamment ceux-ci : XXVIII, 87 ; XXII, 68.
Avant de revenir aux sens qu’a pris le terme « da’wa » aujourd’hui, signalons qu’à l’opposé de la connotation positive de l’activité de la « da’wa » entreprise par les musulmans à l’égard des non-musulmans, l’action correspondante des autres –surtout les missionnaires chrétiens – à l’égard des Musulmans, est appelée « tabchir » (évangélisation) ou « tansir » (christianisation). Ces deux termes ont, par contre, un sens négatif dans le discours religieux arabe moderne.
Lorsque nous analysons la bibliographie arabe relative à la da’wa, on constate la domination d’un certain nombre de sujets traditionnels ainsi que l’émergence de thématiques nouvelles liées aux mutations socioculturelles que connaissent les sociétés arabo-musulmanes et leurs diasporas. Parmi les sujets classiques citons :
Les travaux sur les fondements, les règles ou l’art de la da’wa.
Ceux concernant la da’wa du Prophète, de ses compagnons et l’évolution de la prédication islamique à travers le temps.
Quant aux thématiques nouvelles, il s’agit notamment des écrits sur :
La formation des prédicateurs (outre le discours classique sur les connaissances religieuses et sociales, et l’éthique que doit acquérir le prédicateur, on étudie de plus en plus les techniques de communication, l’utilisation efficace des médias, la psychologie de la da’wa, etc.)
La stratégie de la da’wa, notamment en Afrique et dans les régions lointaines du monde musulmans.
La création de Facultés de la da’wa (comme celle de Tripoli), voire des universités islamiques dont l’enseignement est orienté essentiellement vers les tâches de prédication.
Des traités sont consacrés à ce qu’on appelle Fiqh al-da’wa (théologie et droit de la prédication).
On étudie aussi la da’wa dans sa dimension idéologique et politique : c’est ainsi qu’on écrit sur la da’wa des Fatimides, des Ismaélites, des Almohades au Maghreb, celle de Mohamed ben Abdelwahab en Arabie ou celle de la confrérie des Frères musulmans plus récemment. On peut lire aussi des livres sur les efforts déployés par tel ou tel pays, tel ou tel roi ou président de république en termes de da’wa, etc.
On publie les mémoires des prédicateurs contemporains célèbres comme Hassan El-Banna ou Cheikh Chaaraoui.
On étudie également le phénomène des nouveaux prédicateurs (notamment ceux qui officient à travers les chaînes satellitaires arabes..).
Quant à l’activité missionnaire chrétienne (tabchir ou tansir), elle fait aussi l’objet d’une littérature arabe abondante, comme en témoignent des centaines de livres et d’articles publiés au cours des dix dernières années. Ils portent généralement sur les sujets suivants :
Le lien entre l’activité missionnaire et la colonisation (plusieurs livres traitent du cas de l’Algérie),
L’activité missionnaire étudiée comme un des aspects de l’invasion culturelle dont est victime le monde arabo-musulman et dont les deux autres aspects sont, selon les auteurs de ces livres : l’orientalisme et la colonisation,
L’évangélisation est souvent étudiée comme une forme d’occidentalisation ou une des armes de la domination occidentale. On étudie aussi des cas spécifiques d’évangélisation au Maghreb, en Afrique subsaharienne, dans le Golfe arabique ou en Asie… De même qu’on s’intéresse à la stratégie de christianisation visant le monde musulman et on examine les voies et moyens de relever ce genre de défis.
Des publications sont consacrées également à l’histoire des différents mouvements missionnaires dans le monde musulman.
La da’wa dans les sources islamiques
Dans la littérature religieuse moderne –notamment les traités normatifs consacrés au fiqh de la da’wa [2]-, l’apologétique de la prédication en islam utilise l’argumentation suivante :
L’activité de da’wa est une obligation religieuse (taklif) dont le fondement théologique réside dans le présupposé suivant : l’Islam est une religion universelle dans le sens où le message coranique s’adresse à toute l’humanité (au passé, au présent comme au futur). On invoque différents versets coraniques dans lesquels Dieu s’adresse au Prophète en tant que transmetteur, annonciateur et avertisseur : « Nous t’avons envoyé à la totalité des hommes, uniquement comme annonciateur de la bonne nouvelle et comme avertisseur ; mais la plupart des hommes ne savent pas » (XXXIV, 28).
Comme aucune obligation religieuse (taklif) n’a de sens que si la personne qui doit l’assumer est informée du contenu et du sens du message divin, et puisque l’islam est une religion éternelle destinée à tous les hommes et pour tous les temps, il faut donc des porteurs du message (du’at) et une prédication (da’wa) qui se renouvelle perpétuellement afin que l’ensemble de l’humanité sache que : « La religion, aux yeux de Dieu, est vraiment la soumission ( l’islam) » (III, 19) = « Inna din ‘inda allah al-islam ».
La Sira du prophète (sa vie et sa tradition) atteste qu’il ne s’est pas limité à l’envoi de ses compagnons dans les différents territoires arabes pour diffuser le message de l’islam, mais il a aussi incité les dhimmis (les non musulmans qui payent la jizia) à embrasser l’islam. De même qu’il a adressé des courriers aux rois des contrées non-arabes (Egypte, Ethiopie, Byzance ou la Perse), les invitant à rejoindre avec leur peuple, la communauté des musulmans (umma islamiya).
Après la mort du Prophète, les ulémas (qui sont, selon le hadith, ses héritiers) ont le devoir de poursuivre la mission prophétique. En fait, pour la majorité des théologiens musulmans, toutes tendances confondues, la tâche assumée par le Prophète, incombe, après sa mort, à toute sa communauté (umma). Celle-ci est présentée dans le Coran comme étant la meilleure des communautés (khairu umma), la nation idéale parmi les nations, celle qui reste fidèle à la religion d’Abraham, père de tous les monothéistes, et qui est appelée à témoigner de sa foi parmi tous les hommes : « Combattez pour Dieu, car il a droit à la lutte que les croyants mènent pour lui. C’est lui qui vous a choisis. Il ne vous a pas imposé aucune gêne dans la Religion, la religion de votre père Abraham. C’est lui qui vous a donné le nom de « Musulmans » autrefois déjà, et ici même, afin que le Prophète soit témoin contre vous et que vous soyez témoins contre les hommes » (XXII, 78). Dans un autre verset : « Nous avons fait de vous une Communauté éloignée des extrêmes (le juste milieu) pour que vous soyez témoins contre les hommes, et que le Prophète soit témoin contre vous » (II, 143). Aussi les musulmans ont-ils le devoir religieux d’instruire l’humanité et de lui dévoiler constamment l’essence de leur foi musulmane.
Les théologiens musulmans invoquent aussi le principe dit de « La recommandation du bien et la défense du mal » : « Puissiez-vous former une Communauté dont les membres appellent les hommes au bien : leur ordonnant ce qui est convenable (al-‘amr bi al-ma’fûf) et leur interdisant ce qui est blâmable (al-nahy ‘ani al-munkar) : voilà ceux qui seront heureux » (III, 104) [3]. Puisé au départ dans la source coranique, il été ensuite explicité par un hadith attribué au Prophète définissant les trois niveaux d’action pour recommander le bien et défendre le mal : par la main d’abord, par la langue s’il n’est pas possible de changer matériellement l’ordre des choses, par le cœur (ou la conscience) enfin pour celui qui se trouve dans l’incapacité d’utiliser les deux premiers moyens.
L’argumentation des fuqaha (juristes) et des théologiens utilise aussi un des fondements du droit islamique, à savoir l’ijmaa (le consensus des savants). On considère en effet, qu’il existe un consensus parmi les compagnons du Prophète (sahabas) et ceux qui les ont suivis (al-tâni’ûn) pour définir la da’wa comme une obligation religieuse. Il restait à préciser si cette obligation concerne tous les musulmans comme la prière ou le jeûne (fard ‘ayn) ou seulement une partie des musulmans (fard kifaya). La majorité des théologiens considèrent que l’Etat musulman doit assumer cette obligation, mais cela doit être complémentaire avec les efforts des individus et des groupes structurés. C’est aussi l’interprétation que donne Ghazali dans son célèbre ouvrage « Ihya’ Ulum al-din » (Revivification des sciences de la religion) quant au principe de la « La recommandation du bien et la défense du mal ».
La da’wa dans l’histoire
Lorsqu’on consulte les sources islamiques (le Coran, le Hadith) ou la tradition juridique et théologique, on a tendance à assimiler la da’wa aux phénomènes qu’on classe aujourd’hui volontiers sous le terme prosélytisme. On peut même affirmer, à la lumières des sources musulmanes, que la da’wa en tant que forme de prosélytisme, est coextensive à l’islam dans le sens où être musulman suppose la poursuite, par divers moyens, de la mission prophétique du tabligh (transmission du message aux autres). Par ailleurs, on est en droit de relever les similitudes que présente la da’wa par rapport aux formes de prosélytisme développées dans la culture chrétienne, notamment celle du christianisme primitif : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » (Matthieu, XXVIII, 19-20). Cependant, il serait utile et instructif de soumettre le discours normatif islamique classique à l’épreuve des faits historiques et aux réalités pratiques auxquelles les musulmans ont fait face à travers leur histoire. Cela est d’autant plus nécessaire que sur beaucoup de questions d’ordre théologique ou juridique, que se soit par le passé ou dans la vie sociale présente, il existe souvent un fossé entre la norme célébrée et la réalité vécue par les musulmans. Qu’en est-il donc du prosélytisme musulman dans l’histoire et la sociologie des sociétés musulmanes.
Il est évident que l’activisme de l’islamisme politique contemporain et la vague culturelle appelée généralement la Sahwa (éveil de l’islam) dont le dynamisme déborde les terres d’islam pour englober aussi les diasporas musulmanes en Occident, donnent l’impression que tous les musulmans sont des missionnaires potentiels et que l’islam est une religion d’irréductibles prosélytes. Pourtant le peu d’études historiques et anthropologiques dont on dispose, laissent supposer que cette idée gagnerait à être nuancée [4]. Dans une étude centrée sur le cas du sous-continent indien, Catherine Clémentin-Ojha et Marc Gaborieau, ont apporté des éléments socio-historiques qui remettent en question la thèse d’un islam nécessairement porté sur le prosélytisme ; thèse très courante dans les milieux de l’orientalisme classique. En voici quelques uns :
L’idée selon laquelle les soufis (mystiques musulmans) seraient comme les missionnaires chrétiens, les principaux agents de la da’wa, ne résiste pas à l’épreuve des sources originales qui montrent que les cas de conversions dans le cadre des confréries soufies sont inexistants ou très rares. Dans ce dernier cas, les soufis se contentent généralement d’accueillir ceux qui venaient vers eux [5].
La d’awa (au sens d’invitation) ciblait, au Moyen âge, surtout les musulmans en les invitant à suivre la voie du Prophète, et ne signifiait nullement, une activité missionnaire à l’égard des non-musulmans [6]. En fait, les sources musulmanes montrent que, pour la communauté sunnite du sous-continent indien comme ailleurs au Moyen –Orient et en Afrique du nord, il importait plus d’étendre l’espace de la domination musulmane par la force (jihad) car les élites au pouvoir cherchaient avant tout à soumettre les non-musulmans (les Hindous comme les Berbères ou les Ibériques) en vue de percevoir le maximum de taxes (jizia), et appréciaient peu que ceux-ci adoptent la religion des conquérants. Cette attitude a été maintenue depuis les premières conquêtes d’Egypte et du Sind au VIIIème siècle [7]. La tradition musulmane nous a gardé des témoignages relatifs aux attitudes des responsables du Trésor public (Bait al-mal) qui, par soucis financiers, refusaient même de dispenser les nouveaux convertis à l’islam de payer les taxes imposées, en principe, aux non-musulmans. On cite souvent la phrase du Calife Omar ben Abdelaziz qui aurait écrit au responsable du Trésor : « Dieu a envoyé Mohammad pour montrer le droit chemin « hâdian » et non pour collecter des impôts « jâbian » ». Cela illustre bien l’enjeu important que constituait la dimension financière dans les entreprises de conquêtes musulmanes [8].
Le fait que la majorité des musulmans n’ait pas choisi la voie du prosélytisme ne signifie pas que le monde de l’islam n’a pas connu des exceptions qui confirment la règle. En effet, c’est un fait avéré que chez certaines sectes (les shi’ites ismaélites par exemple ou les disciples d’Ibn Tumart, les Almohades au moment leur conquête du pouvoir au Maghreb), le prosélytisme a pris la forme d’une propagande centralisée et planifiée.
Les études relatives au sous-continent indien ont montré que la domination britannique et l’expansion des missions protestantes dans la région après 1813, ont contribué à modifier sensiblement la tradition islamique médiévale. Elles ont poussé les deux communautés musulmane et hindouiste à se défendre en utilisant les armes de leurs adversaires. Ce fut l’activité apologétique dans un premier temps (adoption de l’imprimerie et diffusion de petits livres religieux bon marché), avant de passer, dans une seconde phase, au contre-prosélytisme avec la création d’institutions missionnaires à même de lutter contre l’influence chrétienne. C’est ainsi qu’est née en 1889, au sein de l’islam du Penjab, la secte des Ahmadiya dont le fondateur, Mirza Ghulam Ahmed (m. 1908) a rompu avec la conception islamique médiévale fondée sur la conquête (jihad) pour instituer le prosélytisme comme une sorte de guerre sainte symbolique. Il s’approprie ainsi les principes de l’action des missionnaires chrétiens et revendique auprès des autorités britanniques le droit à la liberté de conscience et de se convertir [9]. C’est ainsi qu’une surenchère missionnaire (hindou – musulmane) est venue se greffer sur la compétition politique intercommunautaire dans les années 1920- 1930, et a produit, au sein de l’islam sunnite, une multitude d’organisations missionnaires qui ont ressuscité les termes arabes de tabligh et da’wa (au sens ismaélien). De même qu’apparaîtront sous l’appellation arabe tanzim (organisation), des milices organisées par Saifuddin Kitchlew (1884 – 1963) [10]. Ce contexte donnera naissance (en 1925) à l’organisation Tablighi Jama’at, fondée en par Muhammad Ilyas, moins de trois années avant le groupe des Frères Musulmans en Egypte, et va vite devenir la plus grande organisation missionnaire musulmane dans le monde [11].
Da’wa dans le monde arabe contemporain
Ce détour par le sous-continent indien nous paraît nécessaire pour comprendre l’état actuel de la da’wa dans le monde arabe contemporain. Car c’est à travers l’enseignement de Mawdudi (ses œuvres ont été traduites en arabe en Egypte et en Arabie saoudite) que le modèle missionnaire fera son apparition dans le monde arabe, sous l’impulsion notamment de l’organisation des Frères Musulmans (créée par Hassan Banna en 1928) [12]. Mawdudi va radicaliser la demande politique des musulmans de l’Inde en revendiquant un Etat foncièrement islamique. Mais en rompant avec les mouvements Ahmadiya, Tablighi ou celui des Ulémas, il renoue en quelques sortes avec la tradition médiévale musulmane qui accorde la priorité à la prise de pouvoir politique par rapport au prosélytisme visant la conversion des non-musulmans. Mawdudi reste ainsi le principal inspirateur de l’islamisme politique dans le monde arabe. Sa théorie de la Jahiliya (l’état d’esprit préislamique) dans laquelle se trouveraint les sociétés musulmanes, inspira la stratégie de ce qu’on peut appeler un « prosélytisme endogène » ou l’islamisation par le bas (avec le recours à l’éducation ou l’endoctrinement massif, le changement des mœurs et des pratiques sociales, etc.) comme première étape vers la prise du pouvoir et l’application de la shari’a. Cette pédagogie a été adoptée par la majorité des mouvements islamistes dans le monde arabe. Le travail éducatif (par la da’wa) vise à effacer les séquelles laissées par les temps de colonisation, d’occidentalisation et d’invasion culturelle occidentale, pour qu’enfin, ceux qui ne sont plus que les musulmans d’une contingence historique, deviennent de vrais musulmans selon l’esprit et la lettre du message coranique ; des musulmans vivant selon les principes de la shari’a. La da’wa serait, de ce point de vue, la machine de guerre qui réduira le fossé entre la vie des musulmans et la norme religieuse. Lorsque ce but sera atteint, la prise de pouvoir par l’avant-garde islamiste s’effectuera comme « la chute d’un fruit mûr » [13].
C’est en ce sens que les discours sur la nécessité d’intensifier l’activité de la da’wa et la résistance à l’évangélisation fonctionnent, aujourd’hui, dans le monde arabe, comme les deux faces d’une même pièce. Les grandes polémiques épisodiques sur les interventions des groupes missionnaires chrétiens en terre arabe, qui, soit dit en passant, ne correspondent généralement à aucune réalité concrète, paraissent ainsi comme l’ingrédient dont la fonction première est de justifier l’activité de la da’wa interne. Autrement dit, le discours sur le prosélytisme que pratiqueraient les missionnaires chrétiens, fait plus partie des stratégies de construction identitaire, qu’il ne décrit des faits réels. Mohammed Kenbib qui a travaillé sur les archives marocaines de la veille du Protectorat jusqu’au lendemain de l’indépendance, avait souligné ce paradoxe : « d’une part, la quasi insignifiance des effectifs des convertis et, d’autre part, le poids du contexte politique, diplomatique et socio-économique des phases au cours desquelles le phénomène a occupé le devant de la scène publique ainsi que l’ampleur des remous suscités par les intentions prêtées aux « convertisseurs » » [14].. De même qu’il a met l’accent sur le contraste existant entre, d’un côté, le nombre insignifiants de conversions au christianisme parmi les Marocains (musulmans et juifs), et d’un autre côté, « l’importance de l’œuvre accomplie par les missionnaires en matière de scolarité, de soins apportés aux malades, d’accueil des enfants abandonnés et d’orphelins et, de manière générale, de charité » [15].
Dans une étude sur « Les conversions à l’islam » en Belgique, Stefano Allevi a montré que la notion de prosélytisme ne peut plus garantir l’intelligibilité des phénomènes de conversion à l’islam, comme à d’autres religions. Ceux-ci correspondent plus, à présent, à un fait social beaucoup plus vaste et profond, qu’il appelle la « sécularisation des identités ». Il signifie que dans les sociétés modernes, les identités socialement fortes, à l’instar des identités religieuses, ont cessé de fonctionner comme le fruit d’un héritage imposé aux individus, et deviennent de plus en plus le produit de dynamiques liées à des choix individuels. La mobilité des hommes et des idées qui caractérise les temps présents et le pluralisme qui marque la culture moderne, font qu’aucune des grandes religions n’est plus tout à fait autre ou entièrement externe. Cela contribue au fait que la mobilité inter-identitaire ou la conversion religieuse n’a plus la dimension de rupture extraordinaire, ni le caractère dramatique comme par le passé.
L’occidentalisation de l’islam ou son européanisation fait aujourd’hui, que la conversion d’un européen à l’islam, ne signifie plus pour beaucoup d’Européens, un changement d’univers culturel ou symbolique, puisqu’on peut désormais vivre l’islam « occidentalement ».
La situation peut être décrite dans des termes similaires dans les sociétés arabo-musulmanes. C’était déjà le cas dans les années 1920 lorsque Hassan Benna décida de créer un cadre institutionnel pour former les prédicateurs (du’at) qui deviendra, par la suite, le grand mouvement transnational des Frères Musulmans. Il a décrit dans ses mémoires les transformations socioculturelles que connaissait l’Egypte et qui l’ont conduit à réagir en lançant un mouvement de prédication en faveur d’un retour à l’islam : changements des mœurs, abandon du vêtement traditionnel, avènement de l’athéisme, l’adoption par l’université publique égyptienne des savoirs occidentaux, l’émergence d’un courant de pensée matérialiste et antireligieux dont les idées sont diffusées par la presse, etc. Autrement dit, ce contre quoi veut lutter la da’wa dans sa version moderne, n’est autre que ce phénomène planétaire de « sécularisation des identités » signalé plus haut. La malice de l’histoire fait que, les héritiers de H. Benna, ceux qu’on appelle actuellement les nouveaux prédicateurs, n’hésitent pas, au nom de la da’wa islamiya, à utiliser la télévision, à copier les recettes cathodiques des évangélistes américains, à officier en costume cravate de marque internationale, à célébrer l’épanouissement et la réussite individuels, et à prôner les valeurs de la compétition et de l’enrichissement matériel [16].
*Mohamed Sghir Janjar est actuellement directeur des revues Prologues et Al-Madrassa al-Maghribiya
http://gric-international.org/2012/publications-du-gric/gric-de-rabat/proselytisme-etou-dawa-reflexions-sur-le-cas-de-lislam/
Problématique et contexte
Les études comparées des religions ont tendance à opposer deux catégories de traditions religieuses : d’un côté, celles qui se veulent universelles (donc destinées à être embrassées par tout le monde), et qui, par conséquent, seraient coextensives au prosélytisme (comme le christianisme, l’islam et le bouddhisme) ; de l’autre côté, les traditions qui ne prétendent pas à l’universalité et qui évitent toute forme de prosélytisme. Dans sa signification littérale, le « prosélytisme » consiste à faire connaître sa pensée, ses croyances religieuses pour rallier à sa foi de nouveaux adeptes. Il vise donc la « conversion » de l’autre. Autrement dit, son unique objectif est de faire en sorte que sa cible vive un retournement religieux ; rompt avec son univers symbolique pour rejoindre celui du prosélyte.
Le prosélytisme n’avait pas toujours la connotation négative ou péjorative qui est la sienne aujourd’hui. C’est dans le climat de conflit et de polémique du XIX è siècle entre les porteurs d’idéologies laïques et les autorités religieuses en Europe, qu’il a acquis une nuance dépréciative. Travaillée par plus de deux siècles de débats et de luttes pour l’autonomie de l’homme et le droit à la liberté religieuse, la conscience moderne rejette désormais toute forme de prosélyt férent à la dimension religieuse de la vie sociale. Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui a une double dimension théorique et pratique : il s’agit de définir théoriquement la frontière entre, d’un côté, « apostolat » et « da’wa » pensés et vécus comme témoignage d’une foi (shahada) ou en tant que communication d’une expérience spirituelle dans son expression chrétienne ou musulmane, et d’un autre côté, le prosélytisme en tant qu’activité d’une grande violence symbolique cherchent à convertir, par tous les moyens, l’autre estimé égaré loin de Dieu. Comment concilier le respect de la liberté d’expression, le droit de chaque être humain à communiquer ses idées et ses convictions religieuses, philosophiques ou idéologiques, et la nécessité éthique de respecter les convictions des autres ? Comment dépasser la situation paradoxale actuelle dans laquelle les musulmans peuvent utiliser le système de valeurs prôné par l’Occident moderne pour communiquer leur foi et transmettre aux autres, que se soit en Europe ou en Amérique, le message islamique, tandis que la majorité des pays musulmans interdisent toute forme de prosélytisme chrétien, voire même toute expression religieuse différente, sur leur sol ? Comment finir avec les législations injustes qui, comme, en Egypte, pays de pluralisme religieux séculier, interdisent aux chrétiens de répondre aux attaques proférées par les musulmans contre leur religion, puisque toute réponse chrétienne est assimilée à un acte de prosélytisme ? Comment dépasser enfin le double langage qui nomme les mêmes faits de deux manières différentes suivant qu’ils soient décrits par les adeptes de telle religion ou telle autre ?
Le parti pris dans ce texte est d’interroger la tradition musulmane sur le sens qu’elle donne au terme « da’wa » (littéralement : invitation), d’exposer quelques éléments de la construction juridique (fiqh) et théologique (‘usul al-fiqh) mis au service de l’apologie musulmane de la da’wa. Il s’agit ensuite de soumettre l’édifice normatif à l’épreuve des faits historiques et sociologiques pour voir ce qu’il en est du prosélytisme en islam. Nous avons aussi choisi le cas de l’islam dans un contexte de pluralisme religieux comme celui du sous-continent indien pour montrer comment des religions globalement non portées sur le prosélytisme (hindouisme et islam) le deviennent au contact de l’activisme missionnaire protestant. Cet exemple nous permet aussi de comprendre la renaissance de la da’wa dans le monde arabe avec la naissance du mouvement des Frères Musulmans sous l’influence le l’expérience de l’islam indien, en rupture avec la tradition musulmane médiévale, depuis qu’il est entré en compétition avec les missionnaires chrétiens.
Da’wa et tabchir : conflits symboliques et glissements de sens
La langue arabe moderne n’offre pas d’équivalent au terme « prosélytisme ». On peut considérer que ce fait est en soi significatif. L’activité de transmission du message islamique (tabligh) ou l’information assurée par un musulman et ciblant l’autre (qu’il soit musulman ou non) est décrite dans des termes empruntés au lexique coranique. C’est le cas du mot tabligh qui revoie à la parole coranique ordonnant au Prophète de transmettre le message révélé aux hommes, tous les hommes : « Ô Prophète ! Fais connaître ce qui t’a été révélé par ton Seigneur. Si tu ne le fait pas, tu n’auras pas fait connaître son message » (V, 67) [1]. C’est , d’ailleurs, de là qu’est venu le nom du groupe de missionnaires d’origine pakistanaise « Jamaat al-tabligh » dont les membres dédient leur vie au voyage et à la transmission du message de l’islam. C’est également le cas du terme le plus usité dans l’arabe moderne : da’wa. Il correspond à la mission du Prophète : « Ô toi, le Prophète ! Nous t’avons envoyé comme témoin (shâhid), comme annonciateur de bonnes nouvelles (mubashir), comme avertisseur (nadhîr), comme celui qui invoque Dieu (dâ’i) –avec sa permission et comme un brillant luminaire (siraj munir) » (XXXIII, 45, 46). Dans plusieurs versets, le Coran ordonne au Prophète d’assurer la mission de la da’wa en faisant appel au dialogue et à la persuasion : « Appelle (‘ud’u) les hommes dans le chemin de ton Seigneur, par la sagesse (al-hikma) et une belle exhortation (al-mu’idha al-hassana), discute avec eux de la meilleure manière (jadilhum bi allati hiya ahssan) » (XVI, 125). Cet ordre se répète dans d’autres versets dont notamment ceux-ci : XXVIII, 87 ; XXII, 68.
Avant de revenir aux sens qu’a pris le terme « da’wa » aujourd’hui, signalons qu’à l’opposé de la connotation positive de l’activité de la « da’wa » entreprise par les musulmans à l’égard des non-musulmans, l’action correspondante des autres –surtout les missionnaires chrétiens – à l’égard des Musulmans, est appelée « tabchir » (évangélisation) ou « tansir » (christianisation). Ces deux termes ont, par contre, un sens négatif dans le discours religieux arabe moderne.
Lorsque nous analysons la bibliographie arabe relative à la da’wa, on constate la domination d’un certain nombre de sujets traditionnels ainsi que l’émergence de thématiques nouvelles liées aux mutations socioculturelles que connaissent les sociétés arabo-musulmanes et leurs diasporas. Parmi les sujets classiques citons :
Les travaux sur les fondements, les règles ou l’art de la da’wa.
Ceux concernant la da’wa du Prophète, de ses compagnons et l’évolution de la prédication islamique à travers le temps.
Quant aux thématiques nouvelles, il s’agit notamment des écrits sur :
La formation des prédicateurs (outre le discours classique sur les connaissances religieuses et sociales, et l’éthique que doit acquérir le prédicateur, on étudie de plus en plus les techniques de communication, l’utilisation efficace des médias, la psychologie de la da’wa, etc.)
La stratégie de la da’wa, notamment en Afrique et dans les régions lointaines du monde musulmans.
La création de Facultés de la da’wa (comme celle de Tripoli), voire des universités islamiques dont l’enseignement est orienté essentiellement vers les tâches de prédication.
Des traités sont consacrés à ce qu’on appelle Fiqh al-da’wa (théologie et droit de la prédication).
On étudie aussi la da’wa dans sa dimension idéologique et politique : c’est ainsi qu’on écrit sur la da’wa des Fatimides, des Ismaélites, des Almohades au Maghreb, celle de Mohamed ben Abdelwahab en Arabie ou celle de la confrérie des Frères musulmans plus récemment. On peut lire aussi des livres sur les efforts déployés par tel ou tel pays, tel ou tel roi ou président de république en termes de da’wa, etc.
On publie les mémoires des prédicateurs contemporains célèbres comme Hassan El-Banna ou Cheikh Chaaraoui.
On étudie également le phénomène des nouveaux prédicateurs (notamment ceux qui officient à travers les chaînes satellitaires arabes..).
Quant à l’activité missionnaire chrétienne (tabchir ou tansir), elle fait aussi l’objet d’une littérature arabe abondante, comme en témoignent des centaines de livres et d’articles publiés au cours des dix dernières années. Ils portent généralement sur les sujets suivants :
Le lien entre l’activité missionnaire et la colonisation (plusieurs livres traitent du cas de l’Algérie),
L’activité missionnaire étudiée comme un des aspects de l’invasion culturelle dont est victime le monde arabo-musulman et dont les deux autres aspects sont, selon les auteurs de ces livres : l’orientalisme et la colonisation,
L’évangélisation est souvent étudiée comme une forme d’occidentalisation ou une des armes de la domination occidentale. On étudie aussi des cas spécifiques d’évangélisation au Maghreb, en Afrique subsaharienne, dans le Golfe arabique ou en Asie… De même qu’on s’intéresse à la stratégie de christianisation visant le monde musulman et on examine les voies et moyens de relever ce genre de défis.
Des publications sont consacrées également à l’histoire des différents mouvements missionnaires dans le monde musulman.
La da’wa dans les sources islamiques
Dans la littérature religieuse moderne –notamment les traités normatifs consacrés au fiqh de la da’wa [2]-, l’apologétique de la prédication en islam utilise l’argumentation suivante :
L’activité de da’wa est une obligation religieuse (taklif) dont le fondement théologique réside dans le présupposé suivant : l’Islam est une religion universelle dans le sens où le message coranique s’adresse à toute l’humanité (au passé, au présent comme au futur). On invoque différents versets coraniques dans lesquels Dieu s’adresse au Prophète en tant que transmetteur, annonciateur et avertisseur : « Nous t’avons envoyé à la totalité des hommes, uniquement comme annonciateur de la bonne nouvelle et comme avertisseur ; mais la plupart des hommes ne savent pas » (XXXIV, 28).
Comme aucune obligation religieuse (taklif) n’a de sens que si la personne qui doit l’assumer est informée du contenu et du sens du message divin, et puisque l’islam est une religion éternelle destinée à tous les hommes et pour tous les temps, il faut donc des porteurs du message (du’at) et une prédication (da’wa) qui se renouvelle perpétuellement afin que l’ensemble de l’humanité sache que : « La religion, aux yeux de Dieu, est vraiment la soumission ( l’islam) » (III, 19) = « Inna din ‘inda allah al-islam ».
La Sira du prophète (sa vie et sa tradition) atteste qu’il ne s’est pas limité à l’envoi de ses compagnons dans les différents territoires arabes pour diffuser le message de l’islam, mais il a aussi incité les dhimmis (les non musulmans qui payent la jizia) à embrasser l’islam. De même qu’il a adressé des courriers aux rois des contrées non-arabes (Egypte, Ethiopie, Byzance ou la Perse), les invitant à rejoindre avec leur peuple, la communauté des musulmans (umma islamiya).
Après la mort du Prophète, les ulémas (qui sont, selon le hadith, ses héritiers) ont le devoir de poursuivre la mission prophétique. En fait, pour la majorité des théologiens musulmans, toutes tendances confondues, la tâche assumée par le Prophète, incombe, après sa mort, à toute sa communauté (umma). Celle-ci est présentée dans le Coran comme étant la meilleure des communautés (khairu umma), la nation idéale parmi les nations, celle qui reste fidèle à la religion d’Abraham, père de tous les monothéistes, et qui est appelée à témoigner de sa foi parmi tous les hommes : « Combattez pour Dieu, car il a droit à la lutte que les croyants mènent pour lui. C’est lui qui vous a choisis. Il ne vous a pas imposé aucune gêne dans la Religion, la religion de votre père Abraham. C’est lui qui vous a donné le nom de « Musulmans » autrefois déjà, et ici même, afin que le Prophète soit témoin contre vous et que vous soyez témoins contre les hommes » (XXII, 78). Dans un autre verset : « Nous avons fait de vous une Communauté éloignée des extrêmes (le juste milieu) pour que vous soyez témoins contre les hommes, et que le Prophète soit témoin contre vous » (II, 143). Aussi les musulmans ont-ils le devoir religieux d’instruire l’humanité et de lui dévoiler constamment l’essence de leur foi musulmane.
Les théologiens musulmans invoquent aussi le principe dit de « La recommandation du bien et la défense du mal » : « Puissiez-vous former une Communauté dont les membres appellent les hommes au bien : leur ordonnant ce qui est convenable (al-‘amr bi al-ma’fûf) et leur interdisant ce qui est blâmable (al-nahy ‘ani al-munkar) : voilà ceux qui seront heureux » (III, 104) [3]. Puisé au départ dans la source coranique, il été ensuite explicité par un hadith attribué au Prophète définissant les trois niveaux d’action pour recommander le bien et défendre le mal : par la main d’abord, par la langue s’il n’est pas possible de changer matériellement l’ordre des choses, par le cœur (ou la conscience) enfin pour celui qui se trouve dans l’incapacité d’utiliser les deux premiers moyens.
L’argumentation des fuqaha (juristes) et des théologiens utilise aussi un des fondements du droit islamique, à savoir l’ijmaa (le consensus des savants). On considère en effet, qu’il existe un consensus parmi les compagnons du Prophète (sahabas) et ceux qui les ont suivis (al-tâni’ûn) pour définir la da’wa comme une obligation religieuse. Il restait à préciser si cette obligation concerne tous les musulmans comme la prière ou le jeûne (fard ‘ayn) ou seulement une partie des musulmans (fard kifaya). La majorité des théologiens considèrent que l’Etat musulman doit assumer cette obligation, mais cela doit être complémentaire avec les efforts des individus et des groupes structurés. C’est aussi l’interprétation que donne Ghazali dans son célèbre ouvrage « Ihya’ Ulum al-din » (Revivification des sciences de la religion) quant au principe de la « La recommandation du bien et la défense du mal ».
La da’wa dans l’histoire
Lorsqu’on consulte les sources islamiques (le Coran, le Hadith) ou la tradition juridique et théologique, on a tendance à assimiler la da’wa aux phénomènes qu’on classe aujourd’hui volontiers sous le terme prosélytisme. On peut même affirmer, à la lumières des sources musulmanes, que la da’wa en tant que forme de prosélytisme, est coextensive à l’islam dans le sens où être musulman suppose la poursuite, par divers moyens, de la mission prophétique du tabligh (transmission du message aux autres). Par ailleurs, on est en droit de relever les similitudes que présente la da’wa par rapport aux formes de prosélytisme développées dans la culture chrétienne, notamment celle du christianisme primitif : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » (Matthieu, XXVIII, 19-20). Cependant, il serait utile et instructif de soumettre le discours normatif islamique classique à l’épreuve des faits historiques et aux réalités pratiques auxquelles les musulmans ont fait face à travers leur histoire. Cela est d’autant plus nécessaire que sur beaucoup de questions d’ordre théologique ou juridique, que se soit par le passé ou dans la vie sociale présente, il existe souvent un fossé entre la norme célébrée et la réalité vécue par les musulmans. Qu’en est-il donc du prosélytisme musulman dans l’histoire et la sociologie des sociétés musulmanes.
Il est évident que l’activisme de l’islamisme politique contemporain et la vague culturelle appelée généralement la Sahwa (éveil de l’islam) dont le dynamisme déborde les terres d’islam pour englober aussi les diasporas musulmanes en Occident, donnent l’impression que tous les musulmans sont des missionnaires potentiels et que l’islam est une religion d’irréductibles prosélytes. Pourtant le peu d’études historiques et anthropologiques dont on dispose, laissent supposer que cette idée gagnerait à être nuancée [4]. Dans une étude centrée sur le cas du sous-continent indien, Catherine Clémentin-Ojha et Marc Gaborieau, ont apporté des éléments socio-historiques qui remettent en question la thèse d’un islam nécessairement porté sur le prosélytisme ; thèse très courante dans les milieux de l’orientalisme classique. En voici quelques uns :
L’idée selon laquelle les soufis (mystiques musulmans) seraient comme les missionnaires chrétiens, les principaux agents de la da’wa, ne résiste pas à l’épreuve des sources originales qui montrent que les cas de conversions dans le cadre des confréries soufies sont inexistants ou très rares. Dans ce dernier cas, les soufis se contentent généralement d’accueillir ceux qui venaient vers eux [5].
La d’awa (au sens d’invitation) ciblait, au Moyen âge, surtout les musulmans en les invitant à suivre la voie du Prophète, et ne signifiait nullement, une activité missionnaire à l’égard des non-musulmans [6]. En fait, les sources musulmanes montrent que, pour la communauté sunnite du sous-continent indien comme ailleurs au Moyen –Orient et en Afrique du nord, il importait plus d’étendre l’espace de la domination musulmane par la force (jihad) car les élites au pouvoir cherchaient avant tout à soumettre les non-musulmans (les Hindous comme les Berbères ou les Ibériques) en vue de percevoir le maximum de taxes (jizia), et appréciaient peu que ceux-ci adoptent la religion des conquérants. Cette attitude a été maintenue depuis les premières conquêtes d’Egypte et du Sind au VIIIème siècle [7]. La tradition musulmane nous a gardé des témoignages relatifs aux attitudes des responsables du Trésor public (Bait al-mal) qui, par soucis financiers, refusaient même de dispenser les nouveaux convertis à l’islam de payer les taxes imposées, en principe, aux non-musulmans. On cite souvent la phrase du Calife Omar ben Abdelaziz qui aurait écrit au responsable du Trésor : « Dieu a envoyé Mohammad pour montrer le droit chemin « hâdian » et non pour collecter des impôts « jâbian » ». Cela illustre bien l’enjeu important que constituait la dimension financière dans les entreprises de conquêtes musulmanes [8].
Le fait que la majorité des musulmans n’ait pas choisi la voie du prosélytisme ne signifie pas que le monde de l’islam n’a pas connu des exceptions qui confirment la règle. En effet, c’est un fait avéré que chez certaines sectes (les shi’ites ismaélites par exemple ou les disciples d’Ibn Tumart, les Almohades au moment leur conquête du pouvoir au Maghreb), le prosélytisme a pris la forme d’une propagande centralisée et planifiée.
Les études relatives au sous-continent indien ont montré que la domination britannique et l’expansion des missions protestantes dans la région après 1813, ont contribué à modifier sensiblement la tradition islamique médiévale. Elles ont poussé les deux communautés musulmane et hindouiste à se défendre en utilisant les armes de leurs adversaires. Ce fut l’activité apologétique dans un premier temps (adoption de l’imprimerie et diffusion de petits livres religieux bon marché), avant de passer, dans une seconde phase, au contre-prosélytisme avec la création d’institutions missionnaires à même de lutter contre l’influence chrétienne. C’est ainsi qu’est née en 1889, au sein de l’islam du Penjab, la secte des Ahmadiya dont le fondateur, Mirza Ghulam Ahmed (m. 1908) a rompu avec la conception islamique médiévale fondée sur la conquête (jihad) pour instituer le prosélytisme comme une sorte de guerre sainte symbolique. Il s’approprie ainsi les principes de l’action des missionnaires chrétiens et revendique auprès des autorités britanniques le droit à la liberté de conscience et de se convertir [9]. C’est ainsi qu’une surenchère missionnaire (hindou – musulmane) est venue se greffer sur la compétition politique intercommunautaire dans les années 1920- 1930, et a produit, au sein de l’islam sunnite, une multitude d’organisations missionnaires qui ont ressuscité les termes arabes de tabligh et da’wa (au sens ismaélien). De même qu’apparaîtront sous l’appellation arabe tanzim (organisation), des milices organisées par Saifuddin Kitchlew (1884 – 1963) [10]. Ce contexte donnera naissance (en 1925) à l’organisation Tablighi Jama’at, fondée en par Muhammad Ilyas, moins de trois années avant le groupe des Frères Musulmans en Egypte, et va vite devenir la plus grande organisation missionnaire musulmane dans le monde [11].
Da’wa dans le monde arabe contemporain
Ce détour par le sous-continent indien nous paraît nécessaire pour comprendre l’état actuel de la da’wa dans le monde arabe contemporain. Car c’est à travers l’enseignement de Mawdudi (ses œuvres ont été traduites en arabe en Egypte et en Arabie saoudite) que le modèle missionnaire fera son apparition dans le monde arabe, sous l’impulsion notamment de l’organisation des Frères Musulmans (créée par Hassan Banna en 1928) [12]. Mawdudi va radicaliser la demande politique des musulmans de l’Inde en revendiquant un Etat foncièrement islamique. Mais en rompant avec les mouvements Ahmadiya, Tablighi ou celui des Ulémas, il renoue en quelques sortes avec la tradition médiévale musulmane qui accorde la priorité à la prise de pouvoir politique par rapport au prosélytisme visant la conversion des non-musulmans. Mawdudi reste ainsi le principal inspirateur de l’islamisme politique dans le monde arabe. Sa théorie de la Jahiliya (l’état d’esprit préislamique) dans laquelle se trouveraint les sociétés musulmanes, inspira la stratégie de ce qu’on peut appeler un « prosélytisme endogène » ou l’islamisation par le bas (avec le recours à l’éducation ou l’endoctrinement massif, le changement des mœurs et des pratiques sociales, etc.) comme première étape vers la prise du pouvoir et l’application de la shari’a. Cette pédagogie a été adoptée par la majorité des mouvements islamistes dans le monde arabe. Le travail éducatif (par la da’wa) vise à effacer les séquelles laissées par les temps de colonisation, d’occidentalisation et d’invasion culturelle occidentale, pour qu’enfin, ceux qui ne sont plus que les musulmans d’une contingence historique, deviennent de vrais musulmans selon l’esprit et la lettre du message coranique ; des musulmans vivant selon les principes de la shari’a. La da’wa serait, de ce point de vue, la machine de guerre qui réduira le fossé entre la vie des musulmans et la norme religieuse. Lorsque ce but sera atteint, la prise de pouvoir par l’avant-garde islamiste s’effectuera comme « la chute d’un fruit mûr » [13].
C’est en ce sens que les discours sur la nécessité d’intensifier l’activité de la da’wa et la résistance à l’évangélisation fonctionnent, aujourd’hui, dans le monde arabe, comme les deux faces d’une même pièce. Les grandes polémiques épisodiques sur les interventions des groupes missionnaires chrétiens en terre arabe, qui, soit dit en passant, ne correspondent généralement à aucune réalité concrète, paraissent ainsi comme l’ingrédient dont la fonction première est de justifier l’activité de la da’wa interne. Autrement dit, le discours sur le prosélytisme que pratiqueraient les missionnaires chrétiens, fait plus partie des stratégies de construction identitaire, qu’il ne décrit des faits réels. Mohammed Kenbib qui a travaillé sur les archives marocaines de la veille du Protectorat jusqu’au lendemain de l’indépendance, avait souligné ce paradoxe : « d’une part, la quasi insignifiance des effectifs des convertis et, d’autre part, le poids du contexte politique, diplomatique et socio-économique des phases au cours desquelles le phénomène a occupé le devant de la scène publique ainsi que l’ampleur des remous suscités par les intentions prêtées aux « convertisseurs » » [14].. De même qu’il a met l’accent sur le contraste existant entre, d’un côté, le nombre insignifiants de conversions au christianisme parmi les Marocains (musulmans et juifs), et d’un autre côté, « l’importance de l’œuvre accomplie par les missionnaires en matière de scolarité, de soins apportés aux malades, d’accueil des enfants abandonnés et d’orphelins et, de manière générale, de charité » [15].
Dans une étude sur « Les conversions à l’islam » en Belgique, Stefano Allevi a montré que la notion de prosélytisme ne peut plus garantir l’intelligibilité des phénomènes de conversion à l’islam, comme à d’autres religions. Ceux-ci correspondent plus, à présent, à un fait social beaucoup plus vaste et profond, qu’il appelle la « sécularisation des identités ». Il signifie que dans les sociétés modernes, les identités socialement fortes, à l’instar des identités religieuses, ont cessé de fonctionner comme le fruit d’un héritage imposé aux individus, et deviennent de plus en plus le produit de dynamiques liées à des choix individuels. La mobilité des hommes et des idées qui caractérise les temps présents et le pluralisme qui marque la culture moderne, font qu’aucune des grandes religions n’est plus tout à fait autre ou entièrement externe. Cela contribue au fait que la mobilité inter-identitaire ou la conversion religieuse n’a plus la dimension de rupture extraordinaire, ni le caractère dramatique comme par le passé.
L’occidentalisation de l’islam ou son européanisation fait aujourd’hui, que la conversion d’un européen à l’islam, ne signifie plus pour beaucoup d’Européens, un changement d’univers culturel ou symbolique, puisqu’on peut désormais vivre l’islam « occidentalement ».
La situation peut être décrite dans des termes similaires dans les sociétés arabo-musulmanes. C’était déjà le cas dans les années 1920 lorsque Hassan Benna décida de créer un cadre institutionnel pour former les prédicateurs (du’at) qui deviendra, par la suite, le grand mouvement transnational des Frères Musulmans. Il a décrit dans ses mémoires les transformations socioculturelles que connaissait l’Egypte et qui l’ont conduit à réagir en lançant un mouvement de prédication en faveur d’un retour à l’islam : changements des mœurs, abandon du vêtement traditionnel, avènement de l’athéisme, l’adoption par l’université publique égyptienne des savoirs occidentaux, l’émergence d’un courant de pensée matérialiste et antireligieux dont les idées sont diffusées par la presse, etc. Autrement dit, ce contre quoi veut lutter la da’wa dans sa version moderne, n’est autre que ce phénomène planétaire de « sécularisation des identités » signalé plus haut. La malice de l’histoire fait que, les héritiers de H. Benna, ceux qu’on appelle actuellement les nouveaux prédicateurs, n’hésitent pas, au nom de la da’wa islamiya, à utiliser la télévision, à copier les recettes cathodiques des évangélistes américains, à officier en costume cravate de marque internationale, à célébrer l’épanouissement et la réussite individuels, et à prôner les valeurs de la compétition et de l’enrichissement matériel [16].
*Mohamed Sghir Janjar est actuellement directeur des revues Prologues et Al-Madrassa al-Maghribiya
http://gric-international.org/2012/publications-du-gric/gric-de-rabat/proselytisme-etou-dawa-reflexions-sur-le-cas-de-lislam/