Médias : faut-il divulguer l’identité et la photo des terroristes ?
LE MONDE | 27.07.2016 à 12h01 • Mis à jour le 28.07.2016 à 06h34 | Par Alexandre Piquard
Dans les bureaux du journal « Le Monde », en décembre 2014.
Dans les bureaux du journal « Le Monde », en décembre 2014. LIONEL BONAVENTURE / AFP
On ne verra pas la photo d’Adel Kermiche sur BFM-TV : la chaîne d’information en continu a décidé, mardi 26 juillet au soir, de ne plus montrer de clichés d’auteurs d’attentats, confie au Monde son directeur de la rédaction, Hervé Béroud. Celui-ci précise qu’il a pris sa décision la veille de l’annonce similaire faite, mercredi 27 juillet, par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, dans un éditorial.
Le même jour, Europe 1 a annoncé qu’elle ne diffusera plus les photos des terroristes pas plus que leur nom. Les chaînes de France Médias Monde (RFI, France 24 et Monte Carlo Doualiya) ont pour leur part précisé qu’elles ne montreraient plus les clichés des auteurs d’attentats et se montreraient « extrêmement parcimonieuses dans l’utilisation de leur nom ».
Lire aussi : Résister à la stratégie de la haine
« Nous voulons éviter de faire une mise en avant involontaire de ces gens, avec des photos qui, de plus, sur l’antenne d’une chaîne d’information en continu, reviennent plusieurs fois dans la journée, explique M. Béroud. Nous voulons aussi éviter de mettre les terroristes au même niveau que les victimes, dont nous diffusons des photos, comme celle du prêtre Jacques Hamel tué mardi à Saint-Etienne-du-Rouvray [Seine-Maritime]. »
M. Béroud raconte que BFM-TV a récupéré mardi en fin de journée un portrait photo d’Adel Kermiche, le djihadiste tué dans l’église où le prêtre a été égorgé. Le cliché a été diffusé dans certains médias, comme Le Parisien, mais BFM-TV ne voulait pas « véhiculer l’image du jeune beau gosse souriant montré sur la photo, alors qu’il vient d’égorger quelqu’un » .
« Glorification posthume »
Mercredi, le directeur du Monde a estimé que « les sites et journaux qui produisent ces informations ne peuvent s’exonérer d’un certain nombre d’introspections » :
« Depuis l’apparition du terrorisme de l’organisation Etat islamique [EI], “Le Monde” a plusieurs fois fait évoluer ses usages. Nous avons notamment décidé de ne plus publier d’images extraites des documents de propagande ou de revendication de l’EI. A la suite de l’attentat de Nice, nous ne publierons plus de photographies des auteurs de tueries, pour éviter d’éventuels effets de glorification posthume. D’autres débats sur nos pratiques sont en cours. »
En revanche, ni Le Monde ni BFM-TV ne veulent renoncer à donner les noms des auteurs d’attentats. M. Béroud note que le procureur de la République de Paris, François Molins, a donné, mardi soir, le nom d’Adel Kermiche. Et estime que les patronymes sont un « élément d’information », au même titre que les parcours des terroristes.
France Télévisions contre « l’effet pervers » de l’anonymisation
Europe 1, elle, va plus loin en annonçant qu’elle ne nommera plus les auteurs d’attentats, même par des initiales. N’est-ce pas renoncer à une information ? « Non, si on ne s’interdit rien sur le portrait de la personne : d’où vient-elle, quel est son milieu, son rapport à la religion ? », répond Nicolas Escoulan, directeur de la rédaction de la station.
De son côté, France Télévisions a fait un tout autre choix et a décidé de continuer à mentionner les identités et les photos des terroristes. « Nous n’avons pas attendu les derniers événements pour adopter une ligne de conduite éthique et responsable dans le traitement de l’horreur terroriste. Et nous n’avons nul besoin de déclarations ou de postures pour, le plus consciencieusement possible, faire notre travail », écrit Michel Field, le directeur de l’information du groupe. Dans un communiqué., il évoque « l’effet pervers » de l’anonymisation des terroristes :
« Des attentats anonymes, aux auteurs sans noms et sans visages ? Rien de tel pour activer le complotisme ambiant, favoriser l’anxiété sociale qui déjà suspecte les médias de ne pas tout dire ou de vouloir taire la vérité. »
« Ça ne va pas les empêcher d’agir »
Ces choix sont en effet loin de faire l’unanimité : « Les théories du complot vont déjà bon train. Si on cache les photos ou les identités des auteurs d’attentat, c’est leur ouvrir encore plus la porte », regrette Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste du djihadisme : penser que les terroristes agissent pour avoir leur photo dans les médias, « c’est trop se concentrer sur leur profil psychologique », avance-t-il. « C’est intéressant, mais ils commettent, avant tout, des actes politiques au nom d’une organisation, l’Etat islamique [EI] », pense-t-il.
David Thomson, journaliste à RFI et spécialiste du djihadisme, interrogé par Libération, a aussi relativisé l’intérêt de renoncer aux photos :
« Le processus d’héroïsation se fait lui aussi au sein de la “djihadosphère”. Elle compte déjà de nombreux héros que le grand public ne connaît pas. Certes, les médias de masse amplifient ce phénomène, mais l’essentiel ne se joue pas là. Ils sont d’abord des héros – positifs – aux yeux des leurs ; à l’extérieur, l’héroïsation se fait de façon négative. »
Hervé Béroud, de BFM-TV, entend la critique mais répond : « Je ne pense pas que ne pas diffuser les photos des djihadistes va les empêcher d’agir ! Ce serait trop simple… Notre choix est destiné à nos téléspectateurs. »
Des élus de droite en appellent au CSA
Le climat autour des médias a changé ces dernières semaines. Depuis les attentats de janvier 2015 à Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, ceux-ci se sont vu reprocher d’avoir gêné le travail de la police, d’avoir mis en danger la vie d’autrui ou d’avoir manqué de respect aux victimes. Mais les relations avec la police se sont depuis améliorées.
Récemment, ce sont des politiques qui ont fait pression sur les médias pour demander « l’anonymisation » des terroristes : vice-président (Les Républicains, LR) du conseil régional d’Ile-de-France, Geoffroy Didier, par ailleurs candidat à la primaire de droite, a fait une proposition dans ce sens et a publié une pétition en ligne ad hoc qui a recueilli 70 000 signatures.
En parallèle, 41 élus de droite, autour du député de la Drôme Hervé Mariton, ont demandé au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) des sanctions contre France 2 et TF1 : la première pour avoir diffusé le témoignage d’un homme devant un de ses proches mort à Nice, une séquence jugée « vectrice de terreur », la seconde pour avoir diffusé des « selfies narquois » du terroriste conducteur de camion, un exemple de « glorification ».
Lire aussi : Fethi Benslama : « Les médias ne devraient pas publier les photos du tueur de Nice »
Le CSA pourrait sanctionner en effet France 2 pour cette séquence et a annoncé, mercredi, avoir saisi son rapporteur indépendant en vue de l’ouverture éventuelle de poursuites.
De plus, l’autorité vient de se voir confier, dans le cadre d’un amendement à la loi sur l’état d’urgence, la rédaction d’un « code de bonne conduite » sur le traitement médiatique du terrorisme. C’est une régulation administrative que les médias ne voient pas d’un bon œil, même si le CSA se targue de toujours agir en concertation avec les professionnels.
Les médias, « oxygène du terrorisme » ?
Ces débats s’accompagnent ces derniers temps d’une question plus large sur le traitement médiatique du terrorisme : en couvrant de façon extensive les attentats et l’émotion suscitée, les entreprises de presse, de radio et de télévision favorisent-elles la diffusion d’un sentiment de terreur recherché par les djihadistes ? « Les médias sont l’oxygène du terrorisme », a ainsi assuré le juge antiterroriste David Benichou sur France Inter le 25 juillet.
Une critique fondamentale plus difficile à intégrer pour les médias : « Que faut-il faire, ne plus en parler, banaliser ? C’est un gros danger », estime M. Béroud. « C’est la poule et l’œuf », juge Johan Hufnagel, directeur des éditions de Libération. Ce dernier remarque qu’il y a aussi des attentats dans des pays avec des médias faibles ou contrôlés, ou que le public s’en prend aux chaînes de télévision quand elles mettent trop de temps à lancer leur couverture d’un attentat. « Les médias doivent dépasser l’émotion et décrypter l’événement, tout comme les politiques », estime au final M. Hufnagel. Un but ambitieux.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2016/07/27/des-medias-decident-de-ne-plus-publier-les-portraits-des-auteurs-d-attentats_4975341_3236.html#6h5FwgpeqG4QHM0G.99
LE MONDE | 27.07.2016 à 12h01 • Mis à jour le 28.07.2016 à 06h34 | Par Alexandre Piquard
Dans les bureaux du journal « Le Monde », en décembre 2014.
Dans les bureaux du journal « Le Monde », en décembre 2014. LIONEL BONAVENTURE / AFP
On ne verra pas la photo d’Adel Kermiche sur BFM-TV : la chaîne d’information en continu a décidé, mardi 26 juillet au soir, de ne plus montrer de clichés d’auteurs d’attentats, confie au Monde son directeur de la rédaction, Hervé Béroud. Celui-ci précise qu’il a pris sa décision la veille de l’annonce similaire faite, mercredi 27 juillet, par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, dans un éditorial.
Le même jour, Europe 1 a annoncé qu’elle ne diffusera plus les photos des terroristes pas plus que leur nom. Les chaînes de France Médias Monde (RFI, France 24 et Monte Carlo Doualiya) ont pour leur part précisé qu’elles ne montreraient plus les clichés des auteurs d’attentats et se montreraient « extrêmement parcimonieuses dans l’utilisation de leur nom ».
Lire aussi : Résister à la stratégie de la haine
« Nous voulons éviter de faire une mise en avant involontaire de ces gens, avec des photos qui, de plus, sur l’antenne d’une chaîne d’information en continu, reviennent plusieurs fois dans la journée, explique M. Béroud. Nous voulons aussi éviter de mettre les terroristes au même niveau que les victimes, dont nous diffusons des photos, comme celle du prêtre Jacques Hamel tué mardi à Saint-Etienne-du-Rouvray [Seine-Maritime]. »
M. Béroud raconte que BFM-TV a récupéré mardi en fin de journée un portrait photo d’Adel Kermiche, le djihadiste tué dans l’église où le prêtre a été égorgé. Le cliché a été diffusé dans certains médias, comme Le Parisien, mais BFM-TV ne voulait pas « véhiculer l’image du jeune beau gosse souriant montré sur la photo, alors qu’il vient d’égorger quelqu’un » .
« Glorification posthume »
Mercredi, le directeur du Monde a estimé que « les sites et journaux qui produisent ces informations ne peuvent s’exonérer d’un certain nombre d’introspections » :
« Depuis l’apparition du terrorisme de l’organisation Etat islamique [EI], “Le Monde” a plusieurs fois fait évoluer ses usages. Nous avons notamment décidé de ne plus publier d’images extraites des documents de propagande ou de revendication de l’EI. A la suite de l’attentat de Nice, nous ne publierons plus de photographies des auteurs de tueries, pour éviter d’éventuels effets de glorification posthume. D’autres débats sur nos pratiques sont en cours. »
En revanche, ni Le Monde ni BFM-TV ne veulent renoncer à donner les noms des auteurs d’attentats. M. Béroud note que le procureur de la République de Paris, François Molins, a donné, mardi soir, le nom d’Adel Kermiche. Et estime que les patronymes sont un « élément d’information », au même titre que les parcours des terroristes.
France Télévisions contre « l’effet pervers » de l’anonymisation
Europe 1, elle, va plus loin en annonçant qu’elle ne nommera plus les auteurs d’attentats, même par des initiales. N’est-ce pas renoncer à une information ? « Non, si on ne s’interdit rien sur le portrait de la personne : d’où vient-elle, quel est son milieu, son rapport à la religion ? », répond Nicolas Escoulan, directeur de la rédaction de la station.
De son côté, France Télévisions a fait un tout autre choix et a décidé de continuer à mentionner les identités et les photos des terroristes. « Nous n’avons pas attendu les derniers événements pour adopter une ligne de conduite éthique et responsable dans le traitement de l’horreur terroriste. Et nous n’avons nul besoin de déclarations ou de postures pour, le plus consciencieusement possible, faire notre travail », écrit Michel Field, le directeur de l’information du groupe. Dans un communiqué., il évoque « l’effet pervers » de l’anonymisation des terroristes :
« Des attentats anonymes, aux auteurs sans noms et sans visages ? Rien de tel pour activer le complotisme ambiant, favoriser l’anxiété sociale qui déjà suspecte les médias de ne pas tout dire ou de vouloir taire la vérité. »
« Ça ne va pas les empêcher d’agir »
Ces choix sont en effet loin de faire l’unanimité : « Les théories du complot vont déjà bon train. Si on cache les photos ou les identités des auteurs d’attentat, c’est leur ouvrir encore plus la porte », regrette Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste du djihadisme : penser que les terroristes agissent pour avoir leur photo dans les médias, « c’est trop se concentrer sur leur profil psychologique », avance-t-il. « C’est intéressant, mais ils commettent, avant tout, des actes politiques au nom d’une organisation, l’Etat islamique [EI] », pense-t-il.
David Thomson, journaliste à RFI et spécialiste du djihadisme, interrogé par Libération, a aussi relativisé l’intérêt de renoncer aux photos :
« Le processus d’héroïsation se fait lui aussi au sein de la “djihadosphère”. Elle compte déjà de nombreux héros que le grand public ne connaît pas. Certes, les médias de masse amplifient ce phénomène, mais l’essentiel ne se joue pas là. Ils sont d’abord des héros – positifs – aux yeux des leurs ; à l’extérieur, l’héroïsation se fait de façon négative. »
Hervé Béroud, de BFM-TV, entend la critique mais répond : « Je ne pense pas que ne pas diffuser les photos des djihadistes va les empêcher d’agir ! Ce serait trop simple… Notre choix est destiné à nos téléspectateurs. »
Des élus de droite en appellent au CSA
Le climat autour des médias a changé ces dernières semaines. Depuis les attentats de janvier 2015 à Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, ceux-ci se sont vu reprocher d’avoir gêné le travail de la police, d’avoir mis en danger la vie d’autrui ou d’avoir manqué de respect aux victimes. Mais les relations avec la police se sont depuis améliorées.
Récemment, ce sont des politiques qui ont fait pression sur les médias pour demander « l’anonymisation » des terroristes : vice-président (Les Républicains, LR) du conseil régional d’Ile-de-France, Geoffroy Didier, par ailleurs candidat à la primaire de droite, a fait une proposition dans ce sens et a publié une pétition en ligne ad hoc qui a recueilli 70 000 signatures.
En parallèle, 41 élus de droite, autour du député de la Drôme Hervé Mariton, ont demandé au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) des sanctions contre France 2 et TF1 : la première pour avoir diffusé le témoignage d’un homme devant un de ses proches mort à Nice, une séquence jugée « vectrice de terreur », la seconde pour avoir diffusé des « selfies narquois » du terroriste conducteur de camion, un exemple de « glorification ».
Lire aussi : Fethi Benslama : « Les médias ne devraient pas publier les photos du tueur de Nice »
Le CSA pourrait sanctionner en effet France 2 pour cette séquence et a annoncé, mercredi, avoir saisi son rapporteur indépendant en vue de l’ouverture éventuelle de poursuites.
De plus, l’autorité vient de se voir confier, dans le cadre d’un amendement à la loi sur l’état d’urgence, la rédaction d’un « code de bonne conduite » sur le traitement médiatique du terrorisme. C’est une régulation administrative que les médias ne voient pas d’un bon œil, même si le CSA se targue de toujours agir en concertation avec les professionnels.
Les médias, « oxygène du terrorisme » ?
Ces débats s’accompagnent ces derniers temps d’une question plus large sur le traitement médiatique du terrorisme : en couvrant de façon extensive les attentats et l’émotion suscitée, les entreprises de presse, de radio et de télévision favorisent-elles la diffusion d’un sentiment de terreur recherché par les djihadistes ? « Les médias sont l’oxygène du terrorisme », a ainsi assuré le juge antiterroriste David Benichou sur France Inter le 25 juillet.
Une critique fondamentale plus difficile à intégrer pour les médias : « Que faut-il faire, ne plus en parler, banaliser ? C’est un gros danger », estime M. Béroud. « C’est la poule et l’œuf », juge Johan Hufnagel, directeur des éditions de Libération. Ce dernier remarque qu’il y a aussi des attentats dans des pays avec des médias faibles ou contrôlés, ou que le public s’en prend aux chaînes de télévision quand elles mettent trop de temps à lancer leur couverture d’un attentat. « Les médias doivent dépasser l’émotion et décrypter l’événement, tout comme les politiques », estime au final M. Hufnagel. Un but ambitieux.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2016/07/27/des-medias-decident-de-ne-plus-publier-les-portraits-des-auteurs-d-attentats_4975341_3236.html#6h5FwgpeqG4QHM0G.99