« La liberté consiste à choisir entre deux esclavages : l’égoïsme et la conscience.
Celui qui choisit la conscience est l’homme libre. »
Victor Hugo.
Pour commencer, nous allons considérer les reportages que la presse écrite a consacré aux assemblées estivales des témoins de Jéhovah en France. D’une part, ces événements attirent plus facilement l’attention des médias du fait du nombre important de personnes qui y participent. D’autre part, les articles de ce type sont très révélateurs de la qualité et de l’orientation de l’enquête, puisqu’ils offrent une grande latitude aux journalistes dans la manière de le traiter : rapport exact ou déformation polémique de ce qui est observé ; interviews de fidèles, de spécialistes ou seulement de détracteurs ; encadrés libres sur l’histoire ou sur le statut juridique du mouvement, par exemple ; éventuelles critiques des doctrines…
Bien que les témoins de Jéhovah se réunissent régulièrement en petits groupes locaux dans des lieux de culte nommés « Salles du Royaume [1] », ils organisent chaque année de plus grands rassemblements au niveau régional, voire international en conviant des coreligionnaires de divers pays. En juillet et août 2014, 188 000 personnes y ont assisté en France métropolitaine et outre-mer [2]. Parmi les plus anciens congrès d’une telle ampleur rapportés par la presse française, se trouve l’article « Dieu dans le stade » publié en 1969 dans le quotidien Le Monde et remplissant ce jour-là la majeure partie de la rubrique « Religion ». Pendant une semaine au stade de Colombes (Hauts-de-Seine), 35 000 témoins de Jéhovah de différentes races et langues étaient rassemblés pour annoncer qu’une paix de mille ans serait proche. Le journaliste y décrivait un tableau des plus insolites : « Un grand Noir dégingandé interpelle un Yankee blond et rose en treillis. Les deux hommes s’embrassent et se montrent leurs insignes de congressistes, puis ils entonnent un cantique (“We are brothers”) et tout le monde chante avec eux [3]. » Un encadré signalait aussi un congrès similaire à Copenhague au Danemark, où se retrouvaient environ 50 000 fidèles. Quatre ans plus tard, environ 40 000 témoins de Jéhovah se sont réunis pendant cinq jours pour une nouvelle assemblée internationale dans le même stade parisien [4]. Le reporter au journal du soir Le Monde rapportait ainsi l’événement : « Le stade est plein à craquer d’une foule studieuse et attentive, à rendre jaloux n’importe quel parti politique. Une tribune est réservée aux sourds-muets, une autre aux malades. Ici, un nain disparaît dans un fauteuil, là un géant noir en boubou brodé domine de sa taille ses voisins, hommes, femmes, enfants, vieillards, parmi lesquels on remarque beaucoup d’Africains [5]. » Le dimanche, quelques 60 000 fidèles et sympathisants ont assisté à la séance de clôture [6].
Pendant longtemps, ces assemblées régionales se sont déroulées dans de grandes villes françaises sans rencontrer le moindre obstacle. Les élus locaux allaient parfois jusqu’à se sentir honorés de l’organisation de telles manifestations moralement édifiantes. Par exemple, une grande réception à l’Hôtel de Ville de Troyes nous a été signalée en août 1971, lorsque 3 000 témoins de Jéhovah se sont réunis dans les halls de la Foire de Champagne [7]. Deux maires adjoints ont chaleureusement accueilli les organisateurs et ont exprimé leur satisfaction : « Au nom du Conseil municipal, nous sommes heureux de vous recevoir… Nous avons été sensibles et fiers que vous ayez choisi pour tenir vos assises la Ville de Troyes fort méconnue et pourtant tellement riche en souvenirs [8]… » Les responsables locaux du mouvement ont largement remercié la municipalité et tous ceux qui ont contribué au bon déroulement de ces cinq jours de partage spirituel.
Dans un contexte de lutte contre les groupes sectaires, qui s’est intensifié plus spécialement au milieu des années 1990, l’ambiance a beaucoup changé. En conséquence, durant les deux dernières décennies, ces événements cultuels ont été couverts par les médias de manières plutôt contrastées. Examinons les reportages effectués par la presse nationale à différentes périodes, en prenant en compte le contexte social ou politique du moment, avant d’élargir cet examen aux journaux régionaux pour évaluer la situation actuelle.
1996 : conséquences du rapport parlementaire sur les sectes
À la suite de la publication du rapport d’enquête parlementaire sur les sectes, la désignation des témoins de Jéhovah en tant que « secte » est devenue courante et les enquêtes menées cherchaient essentiellement la controverse.
Lorsque ces chrétiens de la région parisienne se sont assemblés au parc des expositions à Villepinte pendant trois jours de l’été 1997, une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) a largement donné la parole aux militants antisectes, sans aucun contradictoire [9]. Des journaux nationaux [10] et locaux l’ont partiellement reproduite sous le thème « sectes ». À l’exception de France-Soir, qui a pris le temps d’observer et de rapporter le déroulement de ce congrès, puis d’interviewer des assistants parmi les nouveaux baptisés et leur famille, malgré un titre provocateur à lire avec un peu d’humour [11]. Un encadré s’est penché sur la question des transfusions sanguines en confrontant les points de vue d’une infirmière en réanimation et du docteur Armine Najand, conseiller médical des témoins de Jéhovah. Ce dernier a expliqué : « En France, nous avons recours aux compétences de 2 000 praticiens, la plupart du temps dans les cliniques et hôpitaux publics des grandes villes universitaires, qui connaissent les objections des Témoins de Jéhovah. »
Pour l’hebdomadaire Le Point, cette sollicitation des médias constituait une stratégie en réponse à la classification comme mouvement sectaire par la commission parlementaire de 1995 : « Délaissant l’exégèse biblique, les Témoins se sont exercés à l’art délicat du dossier de presse. Cette volonté d’ouverture n’est pas dénuée d’arrière-pensées. Il était important que les parlementaires, les juges et pourquoi pas le ministre de l’Intérieur et des Cultes puissent voir des milliers de personnes de tous âges et de toutes conditions rassemblées par la prédication des Témoins [12]. » Le journaliste Serge Faubert, connu pour ses reportages généralement dirigés contre les sectes, a lui aussi constaté cet effort de transparence à l’égard des médias, nombreux à rejoindre le Parc des expositions de Villepinte pour filmer l’événement. Effectivement, les journalistes ont pu « filmer et interroger les fidèles de leur choix », même si un responsable de la communication les accompagnait pour éviter les maladresses. Résultat : « En accueillant à bras ouverts la presse, ils ont considérablement désarmé les attaques. De fait, le soir, au 20 heures, les présentateurs hésiteront à employer le mot de secte à propos des Témoins [13]… »
À la rentrée 1997, un jugement favorable aux Témoins de Jéhovah est rendu par le Tribunal administratif de Strasbourg : leur association locale doit être exonérée de la taxe foncière en tant qu’association cultuelle. Pour Henri Tincq, spécialiste des questions religieuses au journal Le Monde, cette jurisprudence administrative « confirme la spectaculaire évolution vers la “normalisation” des Témoins de Jéhovah [14] ». Est-ce cette première reconnaissance de la conformité de ce culte avec la loi du 9 décembre 1905, contre l’avis du rapport parlementaire, ou bien la foule bien plus importante provenant de toute la France pour assister à cette fête extraordinaire qui ont influencé positivement les médias ? En tout cas, lorsque 100 000 témoins de Jéhovah se sont retrouvés à Villepinte à l’occasion de l’inauguration de leurs nouveaux bureaux nationaux [15], le mot « secte » a disparu des quelques articles publiés [16], avec des surtitres plus positifs comme « religion » et « rassemblement ». L’AFP a interrogé cette fois-ci le porte-parole du Consistoire national des témoins de Jéhovah, qui rappelait que la dernière grande manifestation remontait à 1973 avec 61 000 personnes réunies au stade de Colombes.
Les années suivantes, les rares comptes-rendus relevés se sont généralement employés à polémiquer et ont usé d’un ton plutôt suspicieux. Par exemple, Le Figaro s’est focalisé en juillet 1999 sur les protestations autour d’une seule de ces assemblées chrétiennes, qui était organisée au stade de la Beaujoire à Nantes. Sur les neuf paragraphes que comptait le texte, seulement trois traitaient de l’événement en lui-même tandis que six autres développaient les critiques des détracteurs habituels, avec tout juste une phrase accordée au délégué à l’information des témoins de Jéhovah, histoire de dire qu’il a eu la parole… En somme, en quoi ce rassemblement posait-il problème ? L’explication se trouvait également dans l’article : « cette année, la sérénité entourant la première des quinze assemblées d’été des témoins de Jéhovah, qui se succèdent un peu partout dans le pays pendant tout le mois de juillet, s’est quelque peu lézardée sous les protestations émises par des associations qui luttent contre les sectes [17] ». Bref, tout se serait bien passé s’il n’y avait pas eu des militants intolérants pour générer du trouble, sur la base d’un argumentaire qui ne convainc que des journalistes naïfs ne prenant pas la peine d’en vérifier la pertinence !
2000 : leur statut cultuel reconnu devant le Conseil d’État
Conclusion logique d’une longue procédure devant le juge administratif, où les cours administratives d’appel prononçaient systématiquement le dégrèvement de la taxe foncière sur les lieux de culte des témoins de Jéhovah, le Conseil d’État a réglé définitivement la question le 23 juin 2000 : par deux arrêts de principe, il a considéré que les associations régissant ce culte remplissaient les conditions requises (exercice exclusif d’un culte et absence de trouble à l’ordre public) pour bénéficier du statut d’association cultuelle, conformément à la loi du 9 décembre 1905 [18]. En conséquence, les comptes-rendus rédigés par les journalistes les jours suivants au sujet des rassemblements régionaux tenus en juillet 2000, que ce soit à Strasbourg [19], à Bordeaux [20] ou à Villepinte [21], ont été exempts des termes péjoratifs « secte » et « adeptes » et n’ont contenu aucune allusion à des éléments discutables. Une dépêche de l’AFP, reprise par Le Figaro et Libération, a rapporté sans porter de jugement des phrases-clés du discours prononcé pour la cérémonie des baptêmes et s’est enquise des impressions de nouveaux convertis ainsi que de leurs proches [22].
L’adoption en mai 2001 de la fameuse loi About-Picard renforçant la prévention et la répression des mouvements sectaires, malgré les réserves exprimées par les responsables religieux et autres défenseurs des droits de l’homme [23], a relancé la propagande antisectes. Le premier week-end d’août 2001, une assemblée internationale a été organisée simultanément dans trois grandes villes de France [24], où des témoins de Jéhovah sont venus des quatre coins du globe pour soutenir leurs coreligionnaires français confrontés à des campagnes de dénigrement de leur religion et à une mesure inédite de taxation de leur denier du culte. Selon Le Point, cette opération de visibilité avait pour but de montrer une certaine « capacité à organiser des événements qui sont à la mesure des religions reconnues » et de rappeler « qu’ils sont devenus, par leur nombre, le troisième culte chrétien en France [25] ». Pour la dernière journée, l’assistance a atteint presque 100 000 personnes à Villepinte [26], 40 000 à Lyon [27] et 25 000 à Bordeaux [28]. De nouveau, ces chrétiens ont été désignés par « secte » et « adeptes ». Des points polémiques ont été mis en avant, en se référant simplement aux organismes de lutte contre les mouvements sectaires sans enquête supplémentaire ou discussion approfondie.
Cependant, en dépit de titres relativement provocateurs dans les quotidiens nationaux [29], la parole a été suffisamment donnée aux participants de cet événement estival et aux chargés de la communication. Une autre avancée mérite d’être relevée : l’avis de spécialistes indépendants a enfin été sollicité, permettant de prendre du recul par rapport aux arguments très engagés des témoins de Jéhovah d’un côté et de leurs détracteurs de l’autre. L’AFP a brièvement évoqué des sociologues, selon lesquels « le mouvement est en cours de “normalisation” [30] ». Nathalie Luca, auteur de plusieurs ouvrages sur les sectes dont l’un d’entre eux complète la collection universitaire Que sais-je ?, a expliqué comment l’évolution de ce « groupe protestant » lui a permis de conclure que les témoins de Jéhovah étaient bien « en voie d’institutionnalisation ». Ses recherches sur leur statut dans la plupart des pays européens et les récentes victoires juridiques en France ont confirmé qu’ils constituaient bien un culte au regard du droit. Globalement, cette anthropologue au CNRS a répondu à la question du journal La Croix, à savoir si cette confession religieuse constitue un culte ou une secte : « Leur reconnaissance me paraît donc inéluctable à terme [31]. »
Les quatre années suivantes, hormis des brèves sur des congrès internationaux ailleurs en Europe, un grand silence médiatique est demeuré sur ces assemblées régionales jusqu’à ce qu’une nouvelle commission parlementaire relance le débat sur le phénomène sectaire.
2006 : l’échec d’une troisième commission parlementaire
Aussitôt après la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur l’influence des sectes sur les mineurs, créée le 28 juin 2006 à l’Assemblée nationale, l’Association de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (ADFI) a saisi l’occasion de provoquer à nouveau la controverse autour du rassemblement annuel des témoins de Jéhovah à Lens. Dès le 3 juillet, une dépêche de l’AFP signalait le lobbying auprès des élus de Charline Delporte, représentante de l’ADFI dans les régions du Nord et du Pas-de-Calais, afin d’empêcher cette réunion de 10 000 fidèles et sympathisants pendant trois jours au stade Bollaert [32]. En réaction, les témoins de Jéhovah ont dénoncé une « nouvelle campagne d’hostilité » et ont déploré que des individus s’acharnent pour « s’en prendre aux droits fondamentaux reconnus par la République : la liberté de réunion et la liberté de religion [33] ». Comme l’a rappelé le communiqué repris par l’AFP, ces réunions cultuelles organisées depuis des décennies n’ont jamais troublé l’ordre public, notamment au stade Bollaert qui a été utilisé de 1990 à 1999. Par la suite, les articles de presse ont rapporté essentiellement les propos des principaux intervenants dans cette affaire : la présidente de l’ADFI Nord, le maire de Lens, le directeur de l’entreprise privée Bollaert Développement chargée de la gestion du stade, et parfois les témoins de Jéhovah [34]… En revanche, l’autorité la plus compétente sur le statut des cultes et sur la liberté de réunion est à peine citée dans deux journaux nationaux [35]. Pourtant, interpellé par l’élu Guy Delcourt, le ministre de l’Intérieur de l’époque Nicolas Sarkozy avait répondu promptement en expliquant sur Europe 1 : « Les Témoins de Jéhovah sont une association cultuelle reconnue expressément par le Conseil d’État et qui bénéficient à ce titre de la liberté de réunion [36] ».
Vu le contexte polémique entourant cette manifestation religieuse, parmi les plus pacifiques, il est guère étonnant que la plupart des membres de cette communauté marginalisée aient montré de la méfiance à l’égard des journalistes et refusé de discuter. D’ailleurs, seules des dépêches publiées par des agences de presse ont rendu compte du rassemblement lui-même [37], qui s’est déroulé du 21 au 23 juillet 2006. Quant aux assemblées tenues dans les autres villes au cours du même été, aucune n’a retenu l’attention des médias nationaux. Au passage, on constatera que c’est la dernière fois que Le Figaro a parlé de tels rassemblements dans son édition papier : aucune information n’est parue depuis sept ans sur les témoins de Jéhovah, en dehors de rares dépêches de l’AFP reproduites uniquement sur son site Internet…
Néanmoins, cette troisième commission parlementaire n’a pas vraiment servi les intérêts de la lutte contre les dérives sectaires. Comme cela sera détaillé dans la troisième partie, non seulement les auditions retransmises à la télévision ont dévoilé un véritable décalage entre les conclusions adoptées par les députés dès le début des travaux et la réalité des faits constatés sur le terrain, mais surtout les journalistes ont commencé à mener des contre-enquêtes qui ont permis de recadrer le débat.
2009 : un tournant lors de rencontres internationales
Cette évolution dans le journalisme français est devenue notable à l’occasion des dernières assemblées internationales organisées simultanément dans dix villes de France du 30 juillet au 2 août 2009. Pour parler des 150 000 témoins de Jéhovah réunis pour cet échange spirituel [38], dont 55 000 d’entre eux se trouvaient à Paris et 26 000 à Lyon, les médias ont évité les expressions à connotation négative au profit de celles plus neutres comme « mouvement » ou « fidèles ». Pour leur porte-parole, la fraternité palpable lors de ces rencontres entre coreligionnaires issus de nombreuses nations constitue « la preuve que le message d’espérance de l’Évangile est un facteur de paix capable de supprimer les divisions ethniques et raciales, et d’unir les peuples [39] ». Après avoir rappelé que la dénomination chrétienne est installée en France depuis 1906, l’AFP a laissé Guy Canonici, président de la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France, résumer le thème principal du congrès : « Dans un temps où les nouvelles du monde ne sont pas bonnes, avec notamment la crise économique et les questions sur l’environnement, les Témoins de Jéhovah entendent faire une analyse raisonnée de la situation tout en soulignant la valeur de l’espérance que donne l’Évangile : “le royaume de Dieu est proche” [40]. »
Sous des titres qui ont perdu leur caractère polémique, occasionnellement placés sous l’entête « religion », les articles ont enfin fait preuve de plus d’humanité en s’intéressant d’abord aux personnes présentes et en laissant de côté les suspicions systématiques. Dans un reportage qui a fait la Une du Monde [41], on remarque que chacun vit et exprime sa religion selon sa personnalité : tandis qu’une prédicatrice à plein temps Juliette s’est réjouie d’échanger plus régulièrement des « discussions passionnantes » au porte-à-porte, Cédric a admis en toute honnêteté que cette démarche lui réclamait des efforts : « Ce n’est pas ma tasse de thé d’aller voir les gens pour leur parler du royaume de Dieu mais je considère comme un privilège le fait que Dieu nous fasse confiance pour partager cette foi. » Face aux rapports alarmistes des écologistes relayés par les médias, Séverine y reconnaissait la réalisation de signes annoncés dans la Bible et se veut positive : « Ensuite on vivra dans un monde où tout sera résolu ; je m’estime chanceuse d’avoir cette espérance ». En réponse aux critiques d’un mode de vie qui serait trop strict ou austère, d’autres ont avoué franchement : « Il y a chez nous comme ailleurs une frange d’intégristes ». Comme on est loin des clichés habituels, qui véhiculent une image caricaturale de ces chrétiens, juste un peu plus fervents que la majorité des français ! Sur le site de Radio France Internationale, Mathilde a témoigné comment, à 28 ans, elle est arrivée à contourner les a priori des gens : « Mes amis, je ne leur ai pas forcément dit que j’étais Témoin de Jéhovah au départ, parce que je ne le crie pas sur tous les toits non plus. Ils ont appris à me connaître comme j’étais, et ils m’acceptent comme je suis. Je pense que les gens sont mal informés. Mais par un questionnement, en voyant peut-être ma façon de vivre, leur mauvais état d’esprit de départ s’est atténué et même a disparu [42] . »
Par ailleurs, il ressort de ces comptes-rendus que les journalistes ont mené leur enquête, cette fois-ci, en diversifiant leurs sources et en privilégiant les autorités compétentes. Ainsi l’AFP a-t-elle survolé les différentes reconnaissances obtenues par les témoins de Jéhovah chez nos voisins européens, puis signalé que leurs assemblées de fidèles disposaient dans leur majorité du statut d’association cultuelle [43]. Ayant fait le même constat sur leurs statuts officiels en Europe et expliqué la situation juridique en France, l’édition nationale du Parisien a conclu : « Le mouvement, qui revendique 7 millions de fidèles dans le monde, dont 150 000 en France, n’est donc pas considéré comme une secte, même s’il était ainsi qualifié sur la liste établie en 1995 par un rapport parlementaire, liste aujourd’hui qualifiée d’obsolète par les pouvoirs publics [44]. » Suite à son entretien avec le principal avocat de la Fédération chrétienne, Me Philippe Goni qui a exposé la jurisprudence favorable à sa cliente, la journaliste du Monde est allée directement vérifier auprès du ministère de l’Intérieur, qui a confirmé : « On ne constate aucun trouble à l’ordre public [45] ». De même, le reporter de Libération a reçu une réponse similaire du gouvernement : « Le ministère de l’Intérieur et des Cultes affirme ne rencontrer “aucun problème avec cette congrégation” [46] ».
Pour le quotidien catholique La Croix, la journaliste est allée à la rencontre de croyants d’âges et de classes sociales différentes, mais qui ont tous confirmé avoir une vie relativement « normale [47] ». Annick a partagé à 58 ans son expérience de trente années dans l’activité d’évangélisation, en remarquant un regain d’intérêt chez les français depuis deux ans. Mathieu, qui débutait dans la vie professionnelle, a bien vécu sa scolarité : « Je n’ai jamais connu de moquerie à l’école. Toute ma classe savait que j’étais Témoin de Jéhovah et ça ne posait pas de problème. » Candy a expliqué pour sa part que ses relations ne se limitaient pas forcément à ceux qui pratiquent la même religion : « J’ai des amies musulmanes que je vois régulièrement. On discute de nos croyances et ni elles ni moi n’essayons d’amener l’autre à renier sa façon de voir. » Selon Gérard, les préjugés s’estompent vite en côtoyant régulièrement les témoins de Jéhovah : « Il y a eu une période où le premier abord était très froid, mais comme nous évangélisons là où nous vivons, les gens apprennent à nous connaître et le contact s’établit petit à petit. Un voisin m’a récemment dit : “Je ne suis pas d’accord avec toi mais je respecte ta position”. » En somme, « l’image du pauvre petit Témoin de Jéhovah qui n’a jamais eu d’anniversaire et vit dans un carcan est dépassée », comme l’a constaté le jeune martiniquais Gilles.
Pour autant, tout en admettant que les choses avaient tendance à se calmer, Guy Canonici n’a pas caché que des difficultés persistaient, que ce soient des actes de vandalisme visant des lieux de culte ou des agressions à l’encontre de fidèles. Le plus inquiétant concerne les enfants, comme le regrettait ce responsable de la communication : « Quand des associations anti-sectes viennent dans les classes, elles demandent aux enfants dont les parents sont membres de s’identifier et fustigent leur mode de vie et leurs croyances. »
En outre, la presse a examiné dans le détail divers points de controverses, en laissant la parole aux premiers visés ainsi qu’à des sources officielles. En ce qui concerne le refus de la transfusion sanguine, La Croix a rappelé le résultat d’une enquête menée par le chef du Bureau central des cultes : « Jamais un incident qui mette en cause des enfants ou le pronostic vital ou le fonctionnement du système hospitalier ne m’a été signalé [48]. » Quant à l’étude sur la mortalité des femmes témoins de Jéhovah aux Pays-Bas, Guy Canonici a dénoncé dans Le Monde une « extrapolation hasardeuse » du fait qu’un seul décès de ce type s’était produit au cours des dix dernières années dans ce pays [49]. À noter que les groupes privés qui luttent contre les sectes ont perdu le monopole des renseignements aux médias, pour ne pas dire qu’ils ont été carrément mis de côté, puisque seule la Miviludes a été occasionnellement citée en tant qu’organisme public.
La presse régionale a laissé apparaître la même évolution, tant pour ce qui est de l’ouverture à la diversité religieuse que de la qualité d’enquête. Déjà, les nouveaux baptisés et les chargés de relation avec la presse ont pu s’exprimer dans une large mesure [50]. Tel cet adolescent de 16 ans, Gislhain, qui a confié après son baptême par immersion à Béziers : « Je me suis longtemps demandé ce que j’allais devenir. J’ai trouvé la réponse dans la Bible. Cela a été beaucoup d’émotion pour ma famille [51]. »
Le Progrès de Lyon a décrit la bonne ambiance qui règne au milieu de cette foule : « À l’heure du déjeuner, les invités d’Espagne et d’Italie défilent dans la bonne humeur. Quelques danses orientales fusent. Les bénévoles chargés de la sécurité improvisent une chorale. En habits du dimanche, les familles sortent les pique-nique dans un joyeux brouhaha [52]. » Pour le journal Midi Libre, l’organisation et le respect des lieux n’ont vraiment rien de commun pour une manifestation de cette ampleur : « Une noria de petites mains veille au grain. Ici on apporte un pulvérisateur pour rafraîchir un fidèle. Là, on protège du soleil avec un parapluie une personne qui ne supporte plus l’astre mais qui tient à écouter le missionnaire qui s’exprime […] Là, plus de doute, nous sommes bien dans un rassemblement religieux auquel il n’est pas fréquent d’assister. Dans les tribunes, pas un papier ne traîne, dans les coursives, c’est bien la même chose. Avec 10 000 personnes rassemblées sur un même lieu, on pourrait s’attendre à quelque désordre. Rien de cela [53]. »
Pour répondre à ceux qui s’étonnaient de la location d’un stade à cette organisation religieuse par une collectivité publique, le premier magistrat de la ville de Béziers a été interrogé et a offert une réponse équilibrée : « Je ne vois pas en quoi il serait gênant de travailler avec les Témoins de Jéhovah. Réputés sectaires qu’est-ce que cela veut dire ? Pour moi, rien ! Cela d’autant qu’il est clairement indiqué dans tous les rapports officiels qu’il s’agit simplement d’une association cultuelle et rien de plus. » Et s’il y avait eu un risque de trouble à l’ordre public, l’élu aurait pris la décision qui se serait imposée : « Nous sommes très vigilants sur ce qui pourrait se passer et nous ne travaillerons jamais avec un mouvement qui aurait un comportement douteux. Dans le cas présent, aucun rapport sérieux ne permet de démontrer quoi que ce soit sur la dangerosité de cette association. J’estime donc qu’il y a une liberté de culte à préserver. Il faut raison garder [54]. »
2011 : la CEDH entérine leurs droits en tant que religion
Le 30 juin 2011 marque un véritable changement dans la considération portée à la communauté des témoins de Jéhovah, grâce à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme prononçant à l’unanimité la condamnation de l’État français pour violation de la liberté de religion de leur association [55]. Non seulement la lourde taxation de leur denier du culte a été jugée « non prévue par la loi », ou en d’autres termes illégale, ce qui nettoie leur réputation de l’étiquette de fraudeurs du fisc entretenue par leurs détracteurs ; mais encore leur droit de pratiquer librement leur culte a été défendu au niveau européen, ce qui interdit toute entrave en dehors des restrictions nécessaires à la protection de l’ordre public dans une société démocratique.
Le rassemblement annuel au Parc des expositions de Villepinte, qui s’est déroulé du 22 au 24 juillet 2011, a permis de mettre en valeur cette victoire juridique qui n’avait pas reçu d’échos dans certains médias, en particulier à la télévision. À nouveau dans la catégorie « religion », l’AFP s’est déplacée sur les lieux pour recueillir les réactions des fidèles individuellement et les conséquences pour eux de ce dénouement en leur faveur. Il ne semble pas y avoir de triomphalisme particulier, seulement une expression de soulagement. Thierry a simplement déclaré : « On ne va pas chanter “on a gagné” mais on est content. On reconnaît notre droit fondamental d’avoir un culte. C’est quelque chose d’important [56]. » Georges Fenech, président de la Miviludes, a tenté en cette occasion de minimiser la portée de cette décision de la CEDH, en parlant d’un « abus d’interprétation » et d’un « contentieux purement fiscal ». Nous y reviendrons plus amplement dans le chapitre consacré à cette affaire. La seconde dépêche de l’AFP a rendu compte des baptêmes célébrés juste après la session matinale de samedi [57]. Raffik, âgé d’une vingtaine d’années, a exprimé sa joie à la sortie du bassin : « J’attendais ce jour depuis longtemps, c’est un jour très important pour moi car je fais enfin partie de la congrégation. » Jennifer, de la même génération, s’est réjouie aussi car « pouvoir faire plaisir à Dieu ainsi est une grande fierté ». Au sujet du retournement de situation devant la juridiction européenne, elle a ajouté : « Je suis forcément contente de la décision de la CEDH, personnellement je me sens bien dans cette communauté et j’espère que les personnes extérieures feront évoluer leur regard nous concernant. » Gilles, membre de cette confession depuis quarante ans, a expliqué l’importance pour ses frères dans la foi de cette reconnaissance de l’atteinte portée à leur liberté religieuse : « Beaucoup de fidèles se sentaient blessés par la situation car ils avaient le sentiment » d’une injustice, puisque leurs offrandes étaient taxées contrairement à celles des autres religions.
Le reporter envoyé par Le Monde pour couvrir l’événement a mesuré l’ambiance parmi les 20 000 témoins de Jéhovah réunis dans la région parisienne : il les a sentis « détendus, souriants mais pas triomphalistes [58] ». Commentant la décision de la CEDH et une autre de la Cour administrative d’appel de Paris concernant l’agrément d’un aumônier de ce culte, Guy Canonici a expliqué sereinement : « La France a toujours utilisé l’arme fiscale pour tenter de nous nuire. Nous sommes reconnus comme association cultuelle par le Conseil d’État depuis l’an 2000 et cette décision devrait accélérer notre processus d’intégration au sein du paysage cultuel français. » Carlos et Sylvia ont été rassurés par cette nouvelle : « Nous avions une épée de Damoclès au-dessus de notre tête. » Et de préciser : « Nous voulons juste pratiquer notre culte sans déranger personne. Nous ne réclamons pas de statut particulier, juste adorer Dieu en paix. » Dans la salle où ont été installés deux grands bacs remplis d’eau pour l’immersion, l’émotion est apparue encore plus manifeste. En tout cas, la jeune Christelle n’a pas pu contenir ses larmes de joie en rejoignant les bras de sa mère : « C’est tellement merveilleux, je remercie Dieu de m’avoir donné la force d’y arriver. Je veux continuer de m’investir pleinement pour lui. » Anaïs, à 14 ans, ne se sentait pas encore prête et a avoué en toute franchise au journaliste : « Je pense que le moment n’est pas encore venu. Si cela tenait qu’à mes parents, je serai déjà baptisée, mais ils ont toujours dis que c’était à moi de choisir. Je dois encore m’améliorer avant de franchir le pas, pour moi aussi faire partie du royaume de Dieu. »
Évidemment, il reste toujours des journalistes pour chercher la polémique là où il n’y en a pas, ou alors pour sortir un reportage au ton sensationnel conformément à la demande de la direction du journal. L’article publié par Libération en cette occasion apporte un excellent exemple de cette attitude regrettable. Sous un titre provocateur [59], Willy le Devin a usé d’expressions vulgaires, peu dignes d’un quotidien national, d’avantage pour choquer que pour décrire objectivement ce qu’il a vu. Cela est allé des familiarités du genre « collent aux basques » jusqu’aux mots de comptoirs comme « faire chauffer la CB ». Quant à parler de boîtes à offrandes qui auraient « des billets à ras la gueule », cela n’a aucun sens ! A-t-il vraiment fouillé à l’intérieur pour en vérifier le contenu ? Une quantité importante d’argent liquide aurait déjà attiré les voleurs, qui arriveraient toujours à se fondre dans la masse. Par sécurité, les témoins de Jéhovah ont plutôt tendance à y déposer des chèques bancaires, même pour de modestes montants. Et là, je doute fort que cet enquêteur, persuadé d’être plus malin que les autres, puisse deviner la somme inscrite sur chacun d’eux… Par ailleurs, son affirmation selon laquelle « il n’est pas possible de discuter avec d’autres personnes que celles composant le puissant service d’ordre » ne tient pas du tout. Les nombreux reportages que nous venons d’analyser sur les années les plus récentes montrent des interviews de fidèles, différents d’un journal à l’autre, de nouveaux convertis certainement peu familiers avec les pièges de la presse… Et comble de tout, le soir même Le Monde citait les propos d’une adolescente de 14 ans : le service d’ordre aurait-il manqué de volontaires au point de les recruter si jeunes ? Sans oublier les extraits qu’il a tirés d’une nouvelle brochure réservée aux personnes ayant reçu peu d’instruction, sachant que les témoins de Jéhovah s’adaptent même aux moins favorisés, histoire de faire passer leur message biblique pour trop simpliste essentiellement à destination de gens simples d’esprit…
Enfin, les journaux télévisés, qui n’avaient pas relayé la condamnation de l’État français pour violation de la liberté de religion du mouvement (probablement en raison d’autres actualités prioritaires), ont saisi également l’occasion de diffuser des reportages montrant les nombreux baptêmes et commentant l’arrêt de la Cour européenne. Que ce soient TF1, France 3 ou BFM TV, les chaînes ont évité l’appellation « secte » en désignant les témoins de Jéhovah plus volontiers par « communauté » ou « organisation ». Dans son édition dominicale, le journal de 20 heures de la première chaîne s’est même permis de souligner que la Miviludes « minimise » la portée de cette décision européenne. Quant à la presse régionale, elle a parlé à nouveau avec objectivité des rassemblements organisés dans les autres villes de France, y compris les journaux qui habituellement gardaient le silence sur ces événements religieux [60].
Celui qui choisit la conscience est l’homme libre. »
Victor Hugo.
Pour commencer, nous allons considérer les reportages que la presse écrite a consacré aux assemblées estivales des témoins de Jéhovah en France. D’une part, ces événements attirent plus facilement l’attention des médias du fait du nombre important de personnes qui y participent. D’autre part, les articles de ce type sont très révélateurs de la qualité et de l’orientation de l’enquête, puisqu’ils offrent une grande latitude aux journalistes dans la manière de le traiter : rapport exact ou déformation polémique de ce qui est observé ; interviews de fidèles, de spécialistes ou seulement de détracteurs ; encadrés libres sur l’histoire ou sur le statut juridique du mouvement, par exemple ; éventuelles critiques des doctrines…
Bien que les témoins de Jéhovah se réunissent régulièrement en petits groupes locaux dans des lieux de culte nommés « Salles du Royaume [1] », ils organisent chaque année de plus grands rassemblements au niveau régional, voire international en conviant des coreligionnaires de divers pays. En juillet et août 2014, 188 000 personnes y ont assisté en France métropolitaine et outre-mer [2]. Parmi les plus anciens congrès d’une telle ampleur rapportés par la presse française, se trouve l’article « Dieu dans le stade » publié en 1969 dans le quotidien Le Monde et remplissant ce jour-là la majeure partie de la rubrique « Religion ». Pendant une semaine au stade de Colombes (Hauts-de-Seine), 35 000 témoins de Jéhovah de différentes races et langues étaient rassemblés pour annoncer qu’une paix de mille ans serait proche. Le journaliste y décrivait un tableau des plus insolites : « Un grand Noir dégingandé interpelle un Yankee blond et rose en treillis. Les deux hommes s’embrassent et se montrent leurs insignes de congressistes, puis ils entonnent un cantique (“We are brothers”) et tout le monde chante avec eux [3]. » Un encadré signalait aussi un congrès similaire à Copenhague au Danemark, où se retrouvaient environ 50 000 fidèles. Quatre ans plus tard, environ 40 000 témoins de Jéhovah se sont réunis pendant cinq jours pour une nouvelle assemblée internationale dans le même stade parisien [4]. Le reporter au journal du soir Le Monde rapportait ainsi l’événement : « Le stade est plein à craquer d’une foule studieuse et attentive, à rendre jaloux n’importe quel parti politique. Une tribune est réservée aux sourds-muets, une autre aux malades. Ici, un nain disparaît dans un fauteuil, là un géant noir en boubou brodé domine de sa taille ses voisins, hommes, femmes, enfants, vieillards, parmi lesquels on remarque beaucoup d’Africains [5]. » Le dimanche, quelques 60 000 fidèles et sympathisants ont assisté à la séance de clôture [6].
Pendant longtemps, ces assemblées régionales se sont déroulées dans de grandes villes françaises sans rencontrer le moindre obstacle. Les élus locaux allaient parfois jusqu’à se sentir honorés de l’organisation de telles manifestations moralement édifiantes. Par exemple, une grande réception à l’Hôtel de Ville de Troyes nous a été signalée en août 1971, lorsque 3 000 témoins de Jéhovah se sont réunis dans les halls de la Foire de Champagne [7]. Deux maires adjoints ont chaleureusement accueilli les organisateurs et ont exprimé leur satisfaction : « Au nom du Conseil municipal, nous sommes heureux de vous recevoir… Nous avons été sensibles et fiers que vous ayez choisi pour tenir vos assises la Ville de Troyes fort méconnue et pourtant tellement riche en souvenirs [8]… » Les responsables locaux du mouvement ont largement remercié la municipalité et tous ceux qui ont contribué au bon déroulement de ces cinq jours de partage spirituel.
Dans un contexte de lutte contre les groupes sectaires, qui s’est intensifié plus spécialement au milieu des années 1990, l’ambiance a beaucoup changé. En conséquence, durant les deux dernières décennies, ces événements cultuels ont été couverts par les médias de manières plutôt contrastées. Examinons les reportages effectués par la presse nationale à différentes périodes, en prenant en compte le contexte social ou politique du moment, avant d’élargir cet examen aux journaux régionaux pour évaluer la situation actuelle.
1996 : conséquences du rapport parlementaire sur les sectes
À la suite de la publication du rapport d’enquête parlementaire sur les sectes, la désignation des témoins de Jéhovah en tant que « secte » est devenue courante et les enquêtes menées cherchaient essentiellement la controverse.
Lorsque ces chrétiens de la région parisienne se sont assemblés au parc des expositions à Villepinte pendant trois jours de l’été 1997, une dépêche de l’Agence France Presse (AFP) a largement donné la parole aux militants antisectes, sans aucun contradictoire [9]. Des journaux nationaux [10] et locaux l’ont partiellement reproduite sous le thème « sectes ». À l’exception de France-Soir, qui a pris le temps d’observer et de rapporter le déroulement de ce congrès, puis d’interviewer des assistants parmi les nouveaux baptisés et leur famille, malgré un titre provocateur à lire avec un peu d’humour [11]. Un encadré s’est penché sur la question des transfusions sanguines en confrontant les points de vue d’une infirmière en réanimation et du docteur Armine Najand, conseiller médical des témoins de Jéhovah. Ce dernier a expliqué : « En France, nous avons recours aux compétences de 2 000 praticiens, la plupart du temps dans les cliniques et hôpitaux publics des grandes villes universitaires, qui connaissent les objections des Témoins de Jéhovah. »
Pour l’hebdomadaire Le Point, cette sollicitation des médias constituait une stratégie en réponse à la classification comme mouvement sectaire par la commission parlementaire de 1995 : « Délaissant l’exégèse biblique, les Témoins se sont exercés à l’art délicat du dossier de presse. Cette volonté d’ouverture n’est pas dénuée d’arrière-pensées. Il était important que les parlementaires, les juges et pourquoi pas le ministre de l’Intérieur et des Cultes puissent voir des milliers de personnes de tous âges et de toutes conditions rassemblées par la prédication des Témoins [12]. » Le journaliste Serge Faubert, connu pour ses reportages généralement dirigés contre les sectes, a lui aussi constaté cet effort de transparence à l’égard des médias, nombreux à rejoindre le Parc des expositions de Villepinte pour filmer l’événement. Effectivement, les journalistes ont pu « filmer et interroger les fidèles de leur choix », même si un responsable de la communication les accompagnait pour éviter les maladresses. Résultat : « En accueillant à bras ouverts la presse, ils ont considérablement désarmé les attaques. De fait, le soir, au 20 heures, les présentateurs hésiteront à employer le mot de secte à propos des Témoins [13]… »
À la rentrée 1997, un jugement favorable aux Témoins de Jéhovah est rendu par le Tribunal administratif de Strasbourg : leur association locale doit être exonérée de la taxe foncière en tant qu’association cultuelle. Pour Henri Tincq, spécialiste des questions religieuses au journal Le Monde, cette jurisprudence administrative « confirme la spectaculaire évolution vers la “normalisation” des Témoins de Jéhovah [14] ». Est-ce cette première reconnaissance de la conformité de ce culte avec la loi du 9 décembre 1905, contre l’avis du rapport parlementaire, ou bien la foule bien plus importante provenant de toute la France pour assister à cette fête extraordinaire qui ont influencé positivement les médias ? En tout cas, lorsque 100 000 témoins de Jéhovah se sont retrouvés à Villepinte à l’occasion de l’inauguration de leurs nouveaux bureaux nationaux [15], le mot « secte » a disparu des quelques articles publiés [16], avec des surtitres plus positifs comme « religion » et « rassemblement ». L’AFP a interrogé cette fois-ci le porte-parole du Consistoire national des témoins de Jéhovah, qui rappelait que la dernière grande manifestation remontait à 1973 avec 61 000 personnes réunies au stade de Colombes.
Les années suivantes, les rares comptes-rendus relevés se sont généralement employés à polémiquer et ont usé d’un ton plutôt suspicieux. Par exemple, Le Figaro s’est focalisé en juillet 1999 sur les protestations autour d’une seule de ces assemblées chrétiennes, qui était organisée au stade de la Beaujoire à Nantes. Sur les neuf paragraphes que comptait le texte, seulement trois traitaient de l’événement en lui-même tandis que six autres développaient les critiques des détracteurs habituels, avec tout juste une phrase accordée au délégué à l’information des témoins de Jéhovah, histoire de dire qu’il a eu la parole… En somme, en quoi ce rassemblement posait-il problème ? L’explication se trouvait également dans l’article : « cette année, la sérénité entourant la première des quinze assemblées d’été des témoins de Jéhovah, qui se succèdent un peu partout dans le pays pendant tout le mois de juillet, s’est quelque peu lézardée sous les protestations émises par des associations qui luttent contre les sectes [17] ». Bref, tout se serait bien passé s’il n’y avait pas eu des militants intolérants pour générer du trouble, sur la base d’un argumentaire qui ne convainc que des journalistes naïfs ne prenant pas la peine d’en vérifier la pertinence !
2000 : leur statut cultuel reconnu devant le Conseil d’État
Conclusion logique d’une longue procédure devant le juge administratif, où les cours administratives d’appel prononçaient systématiquement le dégrèvement de la taxe foncière sur les lieux de culte des témoins de Jéhovah, le Conseil d’État a réglé définitivement la question le 23 juin 2000 : par deux arrêts de principe, il a considéré que les associations régissant ce culte remplissaient les conditions requises (exercice exclusif d’un culte et absence de trouble à l’ordre public) pour bénéficier du statut d’association cultuelle, conformément à la loi du 9 décembre 1905 [18]. En conséquence, les comptes-rendus rédigés par les journalistes les jours suivants au sujet des rassemblements régionaux tenus en juillet 2000, que ce soit à Strasbourg [19], à Bordeaux [20] ou à Villepinte [21], ont été exempts des termes péjoratifs « secte » et « adeptes » et n’ont contenu aucune allusion à des éléments discutables. Une dépêche de l’AFP, reprise par Le Figaro et Libération, a rapporté sans porter de jugement des phrases-clés du discours prononcé pour la cérémonie des baptêmes et s’est enquise des impressions de nouveaux convertis ainsi que de leurs proches [22].
L’adoption en mai 2001 de la fameuse loi About-Picard renforçant la prévention et la répression des mouvements sectaires, malgré les réserves exprimées par les responsables religieux et autres défenseurs des droits de l’homme [23], a relancé la propagande antisectes. Le premier week-end d’août 2001, une assemblée internationale a été organisée simultanément dans trois grandes villes de France [24], où des témoins de Jéhovah sont venus des quatre coins du globe pour soutenir leurs coreligionnaires français confrontés à des campagnes de dénigrement de leur religion et à une mesure inédite de taxation de leur denier du culte. Selon Le Point, cette opération de visibilité avait pour but de montrer une certaine « capacité à organiser des événements qui sont à la mesure des religions reconnues » et de rappeler « qu’ils sont devenus, par leur nombre, le troisième culte chrétien en France [25] ». Pour la dernière journée, l’assistance a atteint presque 100 000 personnes à Villepinte [26], 40 000 à Lyon [27] et 25 000 à Bordeaux [28]. De nouveau, ces chrétiens ont été désignés par « secte » et « adeptes ». Des points polémiques ont été mis en avant, en se référant simplement aux organismes de lutte contre les mouvements sectaires sans enquête supplémentaire ou discussion approfondie.
Cependant, en dépit de titres relativement provocateurs dans les quotidiens nationaux [29], la parole a été suffisamment donnée aux participants de cet événement estival et aux chargés de la communication. Une autre avancée mérite d’être relevée : l’avis de spécialistes indépendants a enfin été sollicité, permettant de prendre du recul par rapport aux arguments très engagés des témoins de Jéhovah d’un côté et de leurs détracteurs de l’autre. L’AFP a brièvement évoqué des sociologues, selon lesquels « le mouvement est en cours de “normalisation” [30] ». Nathalie Luca, auteur de plusieurs ouvrages sur les sectes dont l’un d’entre eux complète la collection universitaire Que sais-je ?, a expliqué comment l’évolution de ce « groupe protestant » lui a permis de conclure que les témoins de Jéhovah étaient bien « en voie d’institutionnalisation ». Ses recherches sur leur statut dans la plupart des pays européens et les récentes victoires juridiques en France ont confirmé qu’ils constituaient bien un culte au regard du droit. Globalement, cette anthropologue au CNRS a répondu à la question du journal La Croix, à savoir si cette confession religieuse constitue un culte ou une secte : « Leur reconnaissance me paraît donc inéluctable à terme [31]. »
Les quatre années suivantes, hormis des brèves sur des congrès internationaux ailleurs en Europe, un grand silence médiatique est demeuré sur ces assemblées régionales jusqu’à ce qu’une nouvelle commission parlementaire relance le débat sur le phénomène sectaire.
2006 : l’échec d’une troisième commission parlementaire
Aussitôt après la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur l’influence des sectes sur les mineurs, créée le 28 juin 2006 à l’Assemblée nationale, l’Association de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (ADFI) a saisi l’occasion de provoquer à nouveau la controverse autour du rassemblement annuel des témoins de Jéhovah à Lens. Dès le 3 juillet, une dépêche de l’AFP signalait le lobbying auprès des élus de Charline Delporte, représentante de l’ADFI dans les régions du Nord et du Pas-de-Calais, afin d’empêcher cette réunion de 10 000 fidèles et sympathisants pendant trois jours au stade Bollaert [32]. En réaction, les témoins de Jéhovah ont dénoncé une « nouvelle campagne d’hostilité » et ont déploré que des individus s’acharnent pour « s’en prendre aux droits fondamentaux reconnus par la République : la liberté de réunion et la liberté de religion [33] ». Comme l’a rappelé le communiqué repris par l’AFP, ces réunions cultuelles organisées depuis des décennies n’ont jamais troublé l’ordre public, notamment au stade Bollaert qui a été utilisé de 1990 à 1999. Par la suite, les articles de presse ont rapporté essentiellement les propos des principaux intervenants dans cette affaire : la présidente de l’ADFI Nord, le maire de Lens, le directeur de l’entreprise privée Bollaert Développement chargée de la gestion du stade, et parfois les témoins de Jéhovah [34]… En revanche, l’autorité la plus compétente sur le statut des cultes et sur la liberté de réunion est à peine citée dans deux journaux nationaux [35]. Pourtant, interpellé par l’élu Guy Delcourt, le ministre de l’Intérieur de l’époque Nicolas Sarkozy avait répondu promptement en expliquant sur Europe 1 : « Les Témoins de Jéhovah sont une association cultuelle reconnue expressément par le Conseil d’État et qui bénéficient à ce titre de la liberté de réunion [36] ».
Vu le contexte polémique entourant cette manifestation religieuse, parmi les plus pacifiques, il est guère étonnant que la plupart des membres de cette communauté marginalisée aient montré de la méfiance à l’égard des journalistes et refusé de discuter. D’ailleurs, seules des dépêches publiées par des agences de presse ont rendu compte du rassemblement lui-même [37], qui s’est déroulé du 21 au 23 juillet 2006. Quant aux assemblées tenues dans les autres villes au cours du même été, aucune n’a retenu l’attention des médias nationaux. Au passage, on constatera que c’est la dernière fois que Le Figaro a parlé de tels rassemblements dans son édition papier : aucune information n’est parue depuis sept ans sur les témoins de Jéhovah, en dehors de rares dépêches de l’AFP reproduites uniquement sur son site Internet…
Néanmoins, cette troisième commission parlementaire n’a pas vraiment servi les intérêts de la lutte contre les dérives sectaires. Comme cela sera détaillé dans la troisième partie, non seulement les auditions retransmises à la télévision ont dévoilé un véritable décalage entre les conclusions adoptées par les députés dès le début des travaux et la réalité des faits constatés sur le terrain, mais surtout les journalistes ont commencé à mener des contre-enquêtes qui ont permis de recadrer le débat.
2009 : un tournant lors de rencontres internationales
Cette évolution dans le journalisme français est devenue notable à l’occasion des dernières assemblées internationales organisées simultanément dans dix villes de France du 30 juillet au 2 août 2009. Pour parler des 150 000 témoins de Jéhovah réunis pour cet échange spirituel [38], dont 55 000 d’entre eux se trouvaient à Paris et 26 000 à Lyon, les médias ont évité les expressions à connotation négative au profit de celles plus neutres comme « mouvement » ou « fidèles ». Pour leur porte-parole, la fraternité palpable lors de ces rencontres entre coreligionnaires issus de nombreuses nations constitue « la preuve que le message d’espérance de l’Évangile est un facteur de paix capable de supprimer les divisions ethniques et raciales, et d’unir les peuples [39] ». Après avoir rappelé que la dénomination chrétienne est installée en France depuis 1906, l’AFP a laissé Guy Canonici, président de la Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France, résumer le thème principal du congrès : « Dans un temps où les nouvelles du monde ne sont pas bonnes, avec notamment la crise économique et les questions sur l’environnement, les Témoins de Jéhovah entendent faire une analyse raisonnée de la situation tout en soulignant la valeur de l’espérance que donne l’Évangile : “le royaume de Dieu est proche” [40]. »
Sous des titres qui ont perdu leur caractère polémique, occasionnellement placés sous l’entête « religion », les articles ont enfin fait preuve de plus d’humanité en s’intéressant d’abord aux personnes présentes et en laissant de côté les suspicions systématiques. Dans un reportage qui a fait la Une du Monde [41], on remarque que chacun vit et exprime sa religion selon sa personnalité : tandis qu’une prédicatrice à plein temps Juliette s’est réjouie d’échanger plus régulièrement des « discussions passionnantes » au porte-à-porte, Cédric a admis en toute honnêteté que cette démarche lui réclamait des efforts : « Ce n’est pas ma tasse de thé d’aller voir les gens pour leur parler du royaume de Dieu mais je considère comme un privilège le fait que Dieu nous fasse confiance pour partager cette foi. » Face aux rapports alarmistes des écologistes relayés par les médias, Séverine y reconnaissait la réalisation de signes annoncés dans la Bible et se veut positive : « Ensuite on vivra dans un monde où tout sera résolu ; je m’estime chanceuse d’avoir cette espérance ». En réponse aux critiques d’un mode de vie qui serait trop strict ou austère, d’autres ont avoué franchement : « Il y a chez nous comme ailleurs une frange d’intégristes ». Comme on est loin des clichés habituels, qui véhiculent une image caricaturale de ces chrétiens, juste un peu plus fervents que la majorité des français ! Sur le site de Radio France Internationale, Mathilde a témoigné comment, à 28 ans, elle est arrivée à contourner les a priori des gens : « Mes amis, je ne leur ai pas forcément dit que j’étais Témoin de Jéhovah au départ, parce que je ne le crie pas sur tous les toits non plus. Ils ont appris à me connaître comme j’étais, et ils m’acceptent comme je suis. Je pense que les gens sont mal informés. Mais par un questionnement, en voyant peut-être ma façon de vivre, leur mauvais état d’esprit de départ s’est atténué et même a disparu [42] . »
Par ailleurs, il ressort de ces comptes-rendus que les journalistes ont mené leur enquête, cette fois-ci, en diversifiant leurs sources et en privilégiant les autorités compétentes. Ainsi l’AFP a-t-elle survolé les différentes reconnaissances obtenues par les témoins de Jéhovah chez nos voisins européens, puis signalé que leurs assemblées de fidèles disposaient dans leur majorité du statut d’association cultuelle [43]. Ayant fait le même constat sur leurs statuts officiels en Europe et expliqué la situation juridique en France, l’édition nationale du Parisien a conclu : « Le mouvement, qui revendique 7 millions de fidèles dans le monde, dont 150 000 en France, n’est donc pas considéré comme une secte, même s’il était ainsi qualifié sur la liste établie en 1995 par un rapport parlementaire, liste aujourd’hui qualifiée d’obsolète par les pouvoirs publics [44]. » Suite à son entretien avec le principal avocat de la Fédération chrétienne, Me Philippe Goni qui a exposé la jurisprudence favorable à sa cliente, la journaliste du Monde est allée directement vérifier auprès du ministère de l’Intérieur, qui a confirmé : « On ne constate aucun trouble à l’ordre public [45] ». De même, le reporter de Libération a reçu une réponse similaire du gouvernement : « Le ministère de l’Intérieur et des Cultes affirme ne rencontrer “aucun problème avec cette congrégation” [46] ».
Pour le quotidien catholique La Croix, la journaliste est allée à la rencontre de croyants d’âges et de classes sociales différentes, mais qui ont tous confirmé avoir une vie relativement « normale [47] ». Annick a partagé à 58 ans son expérience de trente années dans l’activité d’évangélisation, en remarquant un regain d’intérêt chez les français depuis deux ans. Mathieu, qui débutait dans la vie professionnelle, a bien vécu sa scolarité : « Je n’ai jamais connu de moquerie à l’école. Toute ma classe savait que j’étais Témoin de Jéhovah et ça ne posait pas de problème. » Candy a expliqué pour sa part que ses relations ne se limitaient pas forcément à ceux qui pratiquent la même religion : « J’ai des amies musulmanes que je vois régulièrement. On discute de nos croyances et ni elles ni moi n’essayons d’amener l’autre à renier sa façon de voir. » Selon Gérard, les préjugés s’estompent vite en côtoyant régulièrement les témoins de Jéhovah : « Il y a eu une période où le premier abord était très froid, mais comme nous évangélisons là où nous vivons, les gens apprennent à nous connaître et le contact s’établit petit à petit. Un voisin m’a récemment dit : “Je ne suis pas d’accord avec toi mais je respecte ta position”. » En somme, « l’image du pauvre petit Témoin de Jéhovah qui n’a jamais eu d’anniversaire et vit dans un carcan est dépassée », comme l’a constaté le jeune martiniquais Gilles.
Pour autant, tout en admettant que les choses avaient tendance à se calmer, Guy Canonici n’a pas caché que des difficultés persistaient, que ce soient des actes de vandalisme visant des lieux de culte ou des agressions à l’encontre de fidèles. Le plus inquiétant concerne les enfants, comme le regrettait ce responsable de la communication : « Quand des associations anti-sectes viennent dans les classes, elles demandent aux enfants dont les parents sont membres de s’identifier et fustigent leur mode de vie et leurs croyances. »
En outre, la presse a examiné dans le détail divers points de controverses, en laissant la parole aux premiers visés ainsi qu’à des sources officielles. En ce qui concerne le refus de la transfusion sanguine, La Croix a rappelé le résultat d’une enquête menée par le chef du Bureau central des cultes : « Jamais un incident qui mette en cause des enfants ou le pronostic vital ou le fonctionnement du système hospitalier ne m’a été signalé [48]. » Quant à l’étude sur la mortalité des femmes témoins de Jéhovah aux Pays-Bas, Guy Canonici a dénoncé dans Le Monde une « extrapolation hasardeuse » du fait qu’un seul décès de ce type s’était produit au cours des dix dernières années dans ce pays [49]. À noter que les groupes privés qui luttent contre les sectes ont perdu le monopole des renseignements aux médias, pour ne pas dire qu’ils ont été carrément mis de côté, puisque seule la Miviludes a été occasionnellement citée en tant qu’organisme public.
La presse régionale a laissé apparaître la même évolution, tant pour ce qui est de l’ouverture à la diversité religieuse que de la qualité d’enquête. Déjà, les nouveaux baptisés et les chargés de relation avec la presse ont pu s’exprimer dans une large mesure [50]. Tel cet adolescent de 16 ans, Gislhain, qui a confié après son baptême par immersion à Béziers : « Je me suis longtemps demandé ce que j’allais devenir. J’ai trouvé la réponse dans la Bible. Cela a été beaucoup d’émotion pour ma famille [51]. »
Le Progrès de Lyon a décrit la bonne ambiance qui règne au milieu de cette foule : « À l’heure du déjeuner, les invités d’Espagne et d’Italie défilent dans la bonne humeur. Quelques danses orientales fusent. Les bénévoles chargés de la sécurité improvisent une chorale. En habits du dimanche, les familles sortent les pique-nique dans un joyeux brouhaha [52]. » Pour le journal Midi Libre, l’organisation et le respect des lieux n’ont vraiment rien de commun pour une manifestation de cette ampleur : « Une noria de petites mains veille au grain. Ici on apporte un pulvérisateur pour rafraîchir un fidèle. Là, on protège du soleil avec un parapluie une personne qui ne supporte plus l’astre mais qui tient à écouter le missionnaire qui s’exprime […] Là, plus de doute, nous sommes bien dans un rassemblement religieux auquel il n’est pas fréquent d’assister. Dans les tribunes, pas un papier ne traîne, dans les coursives, c’est bien la même chose. Avec 10 000 personnes rassemblées sur un même lieu, on pourrait s’attendre à quelque désordre. Rien de cela [53]. »
Pour répondre à ceux qui s’étonnaient de la location d’un stade à cette organisation religieuse par une collectivité publique, le premier magistrat de la ville de Béziers a été interrogé et a offert une réponse équilibrée : « Je ne vois pas en quoi il serait gênant de travailler avec les Témoins de Jéhovah. Réputés sectaires qu’est-ce que cela veut dire ? Pour moi, rien ! Cela d’autant qu’il est clairement indiqué dans tous les rapports officiels qu’il s’agit simplement d’une association cultuelle et rien de plus. » Et s’il y avait eu un risque de trouble à l’ordre public, l’élu aurait pris la décision qui se serait imposée : « Nous sommes très vigilants sur ce qui pourrait se passer et nous ne travaillerons jamais avec un mouvement qui aurait un comportement douteux. Dans le cas présent, aucun rapport sérieux ne permet de démontrer quoi que ce soit sur la dangerosité de cette association. J’estime donc qu’il y a une liberté de culte à préserver. Il faut raison garder [54]. »
2011 : la CEDH entérine leurs droits en tant que religion
Le 30 juin 2011 marque un véritable changement dans la considération portée à la communauté des témoins de Jéhovah, grâce à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme prononçant à l’unanimité la condamnation de l’État français pour violation de la liberté de religion de leur association [55]. Non seulement la lourde taxation de leur denier du culte a été jugée « non prévue par la loi », ou en d’autres termes illégale, ce qui nettoie leur réputation de l’étiquette de fraudeurs du fisc entretenue par leurs détracteurs ; mais encore leur droit de pratiquer librement leur culte a été défendu au niveau européen, ce qui interdit toute entrave en dehors des restrictions nécessaires à la protection de l’ordre public dans une société démocratique.
Le rassemblement annuel au Parc des expositions de Villepinte, qui s’est déroulé du 22 au 24 juillet 2011, a permis de mettre en valeur cette victoire juridique qui n’avait pas reçu d’échos dans certains médias, en particulier à la télévision. À nouveau dans la catégorie « religion », l’AFP s’est déplacée sur les lieux pour recueillir les réactions des fidèles individuellement et les conséquences pour eux de ce dénouement en leur faveur. Il ne semble pas y avoir de triomphalisme particulier, seulement une expression de soulagement. Thierry a simplement déclaré : « On ne va pas chanter “on a gagné” mais on est content. On reconnaît notre droit fondamental d’avoir un culte. C’est quelque chose d’important [56]. » Georges Fenech, président de la Miviludes, a tenté en cette occasion de minimiser la portée de cette décision de la CEDH, en parlant d’un « abus d’interprétation » et d’un « contentieux purement fiscal ». Nous y reviendrons plus amplement dans le chapitre consacré à cette affaire. La seconde dépêche de l’AFP a rendu compte des baptêmes célébrés juste après la session matinale de samedi [57]. Raffik, âgé d’une vingtaine d’années, a exprimé sa joie à la sortie du bassin : « J’attendais ce jour depuis longtemps, c’est un jour très important pour moi car je fais enfin partie de la congrégation. » Jennifer, de la même génération, s’est réjouie aussi car « pouvoir faire plaisir à Dieu ainsi est une grande fierté ». Au sujet du retournement de situation devant la juridiction européenne, elle a ajouté : « Je suis forcément contente de la décision de la CEDH, personnellement je me sens bien dans cette communauté et j’espère que les personnes extérieures feront évoluer leur regard nous concernant. » Gilles, membre de cette confession depuis quarante ans, a expliqué l’importance pour ses frères dans la foi de cette reconnaissance de l’atteinte portée à leur liberté religieuse : « Beaucoup de fidèles se sentaient blessés par la situation car ils avaient le sentiment » d’une injustice, puisque leurs offrandes étaient taxées contrairement à celles des autres religions.
Le reporter envoyé par Le Monde pour couvrir l’événement a mesuré l’ambiance parmi les 20 000 témoins de Jéhovah réunis dans la région parisienne : il les a sentis « détendus, souriants mais pas triomphalistes [58] ». Commentant la décision de la CEDH et une autre de la Cour administrative d’appel de Paris concernant l’agrément d’un aumônier de ce culte, Guy Canonici a expliqué sereinement : « La France a toujours utilisé l’arme fiscale pour tenter de nous nuire. Nous sommes reconnus comme association cultuelle par le Conseil d’État depuis l’an 2000 et cette décision devrait accélérer notre processus d’intégration au sein du paysage cultuel français. » Carlos et Sylvia ont été rassurés par cette nouvelle : « Nous avions une épée de Damoclès au-dessus de notre tête. » Et de préciser : « Nous voulons juste pratiquer notre culte sans déranger personne. Nous ne réclamons pas de statut particulier, juste adorer Dieu en paix. » Dans la salle où ont été installés deux grands bacs remplis d’eau pour l’immersion, l’émotion est apparue encore plus manifeste. En tout cas, la jeune Christelle n’a pas pu contenir ses larmes de joie en rejoignant les bras de sa mère : « C’est tellement merveilleux, je remercie Dieu de m’avoir donné la force d’y arriver. Je veux continuer de m’investir pleinement pour lui. » Anaïs, à 14 ans, ne se sentait pas encore prête et a avoué en toute franchise au journaliste : « Je pense que le moment n’est pas encore venu. Si cela tenait qu’à mes parents, je serai déjà baptisée, mais ils ont toujours dis que c’était à moi de choisir. Je dois encore m’améliorer avant de franchir le pas, pour moi aussi faire partie du royaume de Dieu. »
Évidemment, il reste toujours des journalistes pour chercher la polémique là où il n’y en a pas, ou alors pour sortir un reportage au ton sensationnel conformément à la demande de la direction du journal. L’article publié par Libération en cette occasion apporte un excellent exemple de cette attitude regrettable. Sous un titre provocateur [59], Willy le Devin a usé d’expressions vulgaires, peu dignes d’un quotidien national, d’avantage pour choquer que pour décrire objectivement ce qu’il a vu. Cela est allé des familiarités du genre « collent aux basques » jusqu’aux mots de comptoirs comme « faire chauffer la CB ». Quant à parler de boîtes à offrandes qui auraient « des billets à ras la gueule », cela n’a aucun sens ! A-t-il vraiment fouillé à l’intérieur pour en vérifier le contenu ? Une quantité importante d’argent liquide aurait déjà attiré les voleurs, qui arriveraient toujours à se fondre dans la masse. Par sécurité, les témoins de Jéhovah ont plutôt tendance à y déposer des chèques bancaires, même pour de modestes montants. Et là, je doute fort que cet enquêteur, persuadé d’être plus malin que les autres, puisse deviner la somme inscrite sur chacun d’eux… Par ailleurs, son affirmation selon laquelle « il n’est pas possible de discuter avec d’autres personnes que celles composant le puissant service d’ordre » ne tient pas du tout. Les nombreux reportages que nous venons d’analyser sur les années les plus récentes montrent des interviews de fidèles, différents d’un journal à l’autre, de nouveaux convertis certainement peu familiers avec les pièges de la presse… Et comble de tout, le soir même Le Monde citait les propos d’une adolescente de 14 ans : le service d’ordre aurait-il manqué de volontaires au point de les recruter si jeunes ? Sans oublier les extraits qu’il a tirés d’une nouvelle brochure réservée aux personnes ayant reçu peu d’instruction, sachant que les témoins de Jéhovah s’adaptent même aux moins favorisés, histoire de faire passer leur message biblique pour trop simpliste essentiellement à destination de gens simples d’esprit…
Enfin, les journaux télévisés, qui n’avaient pas relayé la condamnation de l’État français pour violation de la liberté de religion du mouvement (probablement en raison d’autres actualités prioritaires), ont saisi également l’occasion de diffuser des reportages montrant les nombreux baptêmes et commentant l’arrêt de la Cour européenne. Que ce soient TF1, France 3 ou BFM TV, les chaînes ont évité l’appellation « secte » en désignant les témoins de Jéhovah plus volontiers par « communauté » ou « organisation ». Dans son édition dominicale, le journal de 20 heures de la première chaîne s’est même permis de souligner que la Miviludes « minimise » la portée de cette décision européenne. Quant à la presse régionale, elle a parlé à nouveau avec objectivité des rassemblements organisés dans les autres villes de France, y compris les journaux qui habituellement gardaient le silence sur ces événements religieux [60].