Les questions que vous vous posez sur l'islam
Par Olivier Bot | Mis à jour il y a 53 minutes
Jean-Marc Tétaz, expert en théologie et traducteur d'une biographie historique sur Mahomet répond à trois questions simples sur l'islam
Photo d'illustration. (Photo: Keystone)Traducteur de la biographie historique de Mahomet par Nagel Tilman, le Suisse Jean-Marc Tétaz, qui a étudié la théologie et la philosophie aux universités de Lausanne et Göttingen en Allemagne, répond à trois questions que se posent les non-musulmans.
L’islam est-il plus intolérant que les autres religions?
« L'islam » comme réalité monolithique n’existe pas. Comme toutes les religions, l'islam varie selon les époques, les pays, les couches sociales et les cultures. Il existe donc toute une série de formes de l’islam. Comme dans toutes les religions se réclamant à un titre ou un autre d'un texte sacré, ces différentes formes d’islam doivent se légitimer aux yeux de leurs membres comme aux yeux des adeptes d'autres formes de l'islam en faisant référence aux sources sacrées de l’islam.
Pour l’islam sunnite, les deux sources principales sont le coran et le hadith, c’est-à-dire le corpus des traditions orales censées remontées au Prophète et assurant la permanence de la présence du Prophète au sein de sa communauté. Il faut donc s’interroger sur les sources qui permettent, ou ne permettent pas, de justifier telle ou telle attitude, et sur la façon dont chaque forme de l'islam utilise les sources dont elle prétend tirer sa légitimité.
Cette question appelle une remarque préalable: la notion de tolérance est une notion moderne; elle apparaît en Europe comme conséquence du pluralisme religieux né de la Réforme protestante. Elle ne devient un principe politique reconnu qu’à la suite de l’expérience concrète des conséquences mortifères qu’entraîne l’intolérance religieuse (la Guerre de Trente ans en Allemagne, la Révolution anglaise de Cromwell en Angleterre). Mais il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que la France tolèrent les protestants. Se demander si une religion est tolérante, c’est donc d’emblée plaquer sur cette religion un cadre de lecture emprunté à l'histoire européenne.
C’est une question légitime, puisque nous avons de bonnes raisons de penser que les conséquences mortifères de l'intolérance sont un danger universel et qu’il faut tout mettre en œuvre pour les éviter, en Europe et ailleurs. En ce sens, l’expérience européenne est universalisable.
Demander si une religion est tolérante, c’est donc lui appliquer une grille de lecture étrangère. La première chose qu’il faut dire est que toute religion est intolérante. Avant d’être des différences de degrés, les différences sont des différences d’objets: toutes les religions ne sont pas intolérantes à propos des mêmes choses. Toutes les religions connaissent des normes qu’elles considèrent comme sacrosaintes et dont la violation est sanctionnée avec la dernière sévérité. Mais ces normes varient d’une religion à l’autre. Il peut s’agir de pratiques rituelles, du respect dû à certaines personnes ou à certains lieux, ou de la non-transgression de certains énoncés doctrinaux.
Durant la plus grande partie de son histoire, le christianisme a puni de mort les hérétiques, c’est-à-dire les personnes qui énonçaient des doctrines contredisant la doctrine définie par l’Eglise. Et le christianisme n’a généralement pas toléré les adeptes d'autres religions dans les territoires qu’il contrôlait. Le statut juridique des juifs, régulièrement expulsés et parfois massacrés, suffirait à nous le rappeler.
De ce point de vue, l’islam historique fut plutôt plus tolérant: s’il plaçait les adeptes des cultes païens devant l’alternative de la conversion ou de la mort, il tolérait dans les territoires qu’il contrôlait les religions monothéistes fondées par un prophète et se réclamant d’un livre sacré. Mais les croyants de ces religions ne jouissaient pas des mêmes droits que les musulmans. Ils étaient considérés comme des « protégés » devant payer un tribu spécial pour prix de leur protection. Et leur pratique religieuse était soumise à diverses restrictions.
L’islam incite-t-il à la violence?
On trouve naturellement des sources qui justifient la violence faite aux non-croyants, qu’il s'agissent de la pratique de la guerre sainte (djihad) ou de la peine de mort appliquée à des délits religieux ou moraux (mais cette distinction est évidemment une distinction européenne, étrangère à la logique propre du droit islamique qui prétend régler l’intégralité de la vie de la communauté musulmane pour son bien, dans ce monde et dans le monde futur). Mais ces sources, comme tous les textes et toutes les traditions sacrées, exigent d’être interprétés. Ce qui est donc décisif, ce sont les interprétations qu’on en a données.
On peut trouver au sein de l’islam des traditions qui proposent des interprétations spirituelles du djihad pour en faire la lutte intérieure contre le mal. Il est évident que ce n’est pas le sens original, par exemple des textes souvent invoqués du Coran comme les strophes 190 ss de la Sourate 2 « La Vache », dans laquelle on lit : « Combattez sur le chemin de Dieu ceux qui luttent contre vous. […] Tuez-les partout où vous les rencontrez. » Mais réinterpréter ces textes pour y trouver un autre sens est une pratique normale et inévitable dans toute religion qui se réfère à un ou des textes sacrés. En ce sens, une fois encore, la question décisive est de savoir si ce sont les traditions de l’islam qui professent une version spirituelle du djihad qui s’imposeront, ou bien celle qui réclament un retour aux pratiques de la guerre sainte de la première communauté musulmane.
Dans ce contexte, il n’est peut-être pas sans intérêt de rappeler que la première communauté musulmane, à l’époque de Mahomet et des quatre premiers califes "bien guidés" (jusqu'en 660 après JC), fait l’objet d'une forte idéalisation, sans commune mesure avec ce qu’on peut connaître dans le christianisme. Elle est considérée comme une communauté parfaite, toute entière régie par la loi divine. Cette idéalisation de la première communauté musulmane, qui était incontestablement une communauté de conquérants, rend la tâche de ceux qui veulent priver de sa légitimité le recours à la violence plus difficile que dans d'autres contextes.
L’apostasie et le blasphème sont-ils condamnés par l'islam?
Comme la plupart des religions, l'islam condamne le blasphème. Mais le christianisme le fait aussi. L’islam condamne également l’apostasie. Mais là encore, le christianisme l’a fait durant des siècle. Toute la question consiste naturellement à déterminer ce qu’est une apostasie et ce qu’est un blasphème. Comme tous les concepts juridiques, ces termes sont susceptibles de nombreuses interprétations.
Dans ce contexte, l’une des particularités de l’islam consiste à punir de mort « quiconque injurie le prophète, le déshonore, lui prête un défaut […], fait des allusions à son égard […], le compare à quelque chose pour l'injurier »,comme le formule une des sources fondamentales du droit islamique sur cette question. Cette règle de droit formulée par le qâdi ‘Iyâd al Yahsubî (mort en 1147/49) a été adoptée par toutes les écoles juridiques de l’islam sunnite ; elle explique la violence des réactions aux caricatures de Mahomet. Elle définit un de ces domaines sacrosaints à propos duquel l’islam est radicalement intolérant.
Mais l’islam n’est pas une réalité immuable et figée. La question centrale est de savoir quelles sont les ressources internes dont dispose l’islam pour légitimer religieusement une telle évolution. Techniquement, le droit islamique connaît la notion d’ijtihâd, qui désigne l'établissement de normes à partir des sources traditionnelles. Les formes conservatrices de l’islam proclament « la fermeture de la porte de l’ijtihâd » depuis le Xe siècle, figeant ainsi le droit islamique. Les réformistes plaident eux pour la réouverture de l’ijtihâd. C’est à mon sens une des questions qui décidera à quel point l'islam sera capable de justifier dans sa propre tradition la tolérance indispensable à son existence au sein des sociétés pluralistes européennes.
Pour plus de détails, voir Tilman NAGEL, Mahomet. Histoire d’un Arabe, Invention d’un Prophète, Labor et Fides, 2012, pp. 280 ss).
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Par Olivier Bot | Mis à jour il y a 53 minutes
Jean-Marc Tétaz, expert en théologie et traducteur d'une biographie historique sur Mahomet répond à trois questions simples sur l'islam
Photo d'illustration. (Photo: Keystone)
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« L'islam » comme réalité monolithique n’existe pas. Comme toutes les religions, l'islam varie selon les époques, les pays, les couches sociales et les cultures. Il existe donc toute une série de formes de l’islam. Comme dans toutes les religions se réclamant à un titre ou un autre d'un texte sacré, ces différentes formes d’islam doivent se légitimer aux yeux de leurs membres comme aux yeux des adeptes d'autres formes de l'islam en faisant référence aux sources sacrées de l’islam.
Pour l’islam sunnite, les deux sources principales sont le coran et le hadith, c’est-à-dire le corpus des traditions orales censées remontées au Prophète et assurant la permanence de la présence du Prophète au sein de sa communauté. Il faut donc s’interroger sur les sources qui permettent, ou ne permettent pas, de justifier telle ou telle attitude, et sur la façon dont chaque forme de l'islam utilise les sources dont elle prétend tirer sa légitimité.
Cette question appelle une remarque préalable: la notion de tolérance est une notion moderne; elle apparaît en Europe comme conséquence du pluralisme religieux né de la Réforme protestante. Elle ne devient un principe politique reconnu qu’à la suite de l’expérience concrète des conséquences mortifères qu’entraîne l’intolérance religieuse (la Guerre de Trente ans en Allemagne, la Révolution anglaise de Cromwell en Angleterre). Mais il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que la France tolèrent les protestants. Se demander si une religion est tolérante, c’est donc d’emblée plaquer sur cette religion un cadre de lecture emprunté à l'histoire européenne.
C’est une question légitime, puisque nous avons de bonnes raisons de penser que les conséquences mortifères de l'intolérance sont un danger universel et qu’il faut tout mettre en œuvre pour les éviter, en Europe et ailleurs. En ce sens, l’expérience européenne est universalisable.
Demander si une religion est tolérante, c’est donc lui appliquer une grille de lecture étrangère. La première chose qu’il faut dire est que toute religion est intolérante. Avant d’être des différences de degrés, les différences sont des différences d’objets: toutes les religions ne sont pas intolérantes à propos des mêmes choses. Toutes les religions connaissent des normes qu’elles considèrent comme sacrosaintes et dont la violation est sanctionnée avec la dernière sévérité. Mais ces normes varient d’une religion à l’autre. Il peut s’agir de pratiques rituelles, du respect dû à certaines personnes ou à certains lieux, ou de la non-transgression de certains énoncés doctrinaux.
Durant la plus grande partie de son histoire, le christianisme a puni de mort les hérétiques, c’est-à-dire les personnes qui énonçaient des doctrines contredisant la doctrine définie par l’Eglise. Et le christianisme n’a généralement pas toléré les adeptes d'autres religions dans les territoires qu’il contrôlait. Le statut juridique des juifs, régulièrement expulsés et parfois massacrés, suffirait à nous le rappeler.
De ce point de vue, l’islam historique fut plutôt plus tolérant: s’il plaçait les adeptes des cultes païens devant l’alternative de la conversion ou de la mort, il tolérait dans les territoires qu’il contrôlait les religions monothéistes fondées par un prophète et se réclamant d’un livre sacré. Mais les croyants de ces religions ne jouissaient pas des mêmes droits que les musulmans. Ils étaient considérés comme des « protégés » devant payer un tribu spécial pour prix de leur protection. Et leur pratique religieuse était soumise à diverses restrictions.
L’islam incite-t-il à la violence?
On trouve naturellement des sources qui justifient la violence faite aux non-croyants, qu’il s'agissent de la pratique de la guerre sainte (djihad) ou de la peine de mort appliquée à des délits religieux ou moraux (mais cette distinction est évidemment une distinction européenne, étrangère à la logique propre du droit islamique qui prétend régler l’intégralité de la vie de la communauté musulmane pour son bien, dans ce monde et dans le monde futur). Mais ces sources, comme tous les textes et toutes les traditions sacrées, exigent d’être interprétés. Ce qui est donc décisif, ce sont les interprétations qu’on en a données.
On peut trouver au sein de l’islam des traditions qui proposent des interprétations spirituelles du djihad pour en faire la lutte intérieure contre le mal. Il est évident que ce n’est pas le sens original, par exemple des textes souvent invoqués du Coran comme les strophes 190 ss de la Sourate 2 « La Vache », dans laquelle on lit : « Combattez sur le chemin de Dieu ceux qui luttent contre vous. […] Tuez-les partout où vous les rencontrez. » Mais réinterpréter ces textes pour y trouver un autre sens est une pratique normale et inévitable dans toute religion qui se réfère à un ou des textes sacrés. En ce sens, une fois encore, la question décisive est de savoir si ce sont les traditions de l’islam qui professent une version spirituelle du djihad qui s’imposeront, ou bien celle qui réclament un retour aux pratiques de la guerre sainte de la première communauté musulmane.
Dans ce contexte, il n’est peut-être pas sans intérêt de rappeler que la première communauté musulmane, à l’époque de Mahomet et des quatre premiers califes "bien guidés" (jusqu'en 660 après JC), fait l’objet d'une forte idéalisation, sans commune mesure avec ce qu’on peut connaître dans le christianisme. Elle est considérée comme une communauté parfaite, toute entière régie par la loi divine. Cette idéalisation de la première communauté musulmane, qui était incontestablement une communauté de conquérants, rend la tâche de ceux qui veulent priver de sa légitimité le recours à la violence plus difficile que dans d'autres contextes.
L’apostasie et le blasphème sont-ils condamnés par l'islam?
Comme la plupart des religions, l'islam condamne le blasphème. Mais le christianisme le fait aussi. L’islam condamne également l’apostasie. Mais là encore, le christianisme l’a fait durant des siècle. Toute la question consiste naturellement à déterminer ce qu’est une apostasie et ce qu’est un blasphème. Comme tous les concepts juridiques, ces termes sont susceptibles de nombreuses interprétations.
Dans ce contexte, l’une des particularités de l’islam consiste à punir de mort « quiconque injurie le prophète, le déshonore, lui prête un défaut […], fait des allusions à son égard […], le compare à quelque chose pour l'injurier »,comme le formule une des sources fondamentales du droit islamique sur cette question. Cette règle de droit formulée par le qâdi ‘Iyâd al Yahsubî (mort en 1147/49) a été adoptée par toutes les écoles juridiques de l’islam sunnite ; elle explique la violence des réactions aux caricatures de Mahomet. Elle définit un de ces domaines sacrosaints à propos duquel l’islam est radicalement intolérant.
Mais l’islam n’est pas une réalité immuable et figée. La question centrale est de savoir quelles sont les ressources internes dont dispose l’islam pour légitimer religieusement une telle évolution. Techniquement, le droit islamique connaît la notion d’ijtihâd, qui désigne l'établissement de normes à partir des sources traditionnelles. Les formes conservatrices de l’islam proclament « la fermeture de la porte de l’ijtihâd » depuis le Xe siècle, figeant ainsi le droit islamique. Les réformistes plaident eux pour la réouverture de l’ijtihâd. C’est à mon sens une des questions qui décidera à quel point l'islam sera capable de justifier dans sa propre tradition la tolérance indispensable à son existence au sein des sociétés pluralistes européennes.
Pour plus de détails, voir Tilman NAGEL, Mahomet. Histoire d’un Arabe, Invention d’un Prophète, Labor et Fides, 2012, pp. 280 ss).
(Tribune de Genève)
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