- Édition novembre-décembre 2014 (n°68)
REGARD PHILOSOPHIQUE
[size=32]Entre mythe et histoire, un mystère nommé Jésus[/size]
André Comte-Sponville - publié le 23/10/2014
André Comte-Sponville est un philosophe. Il est l’auteur d’un Dictionnaire philosophique (nouvelle édition revue et augmentée, PUF, 2013).
Le cas n’est pas unique : sur Moïse, Lao Tseu, Confucius ou le Bouddha, et même sur Socrate, je veux dire sur les individus réels qu’ils furent, sur leur vie, leur famille, leurs actes, on n’en sait pas beaucoup plus, et parfois moins. Qu’ils aient réellement existé, c’est vraisemblable ou certain, selon les cas. Mais sur le déroulé de leur existence, les informations fiables font défaut. Personnages mythiques plutôt qu’historiques. Objets de foi plutôt que de savoir. Ils n’en sont que plus grands peut-être, du moins ils le paraissent. Connaître, c’est toujours peu ou prou désacraliser, banaliser, profaner. « Il n’y a pas de grand-homme pour son valet de chambre », disait Hegel, ni de super-héros, ajouterai-je dans le jargon d’aujourd’hui, pour les historiens. Il n’y a que des humains, et ils sont tous petits par quelque trait. C’est pourquoi il est plus facile d’admirer les morts que les vivants, les célébrités que les proches, les personnages de légende que ceux de l’histoire.
Jésus, donc, ne fait pas exception. Les Évangiles, qu’ils soient canoniques ou apocryphes, furent tous rédigés plusieurs décennies après sa mort, et dans un but d’édification – pour ne pas dire de propagande – davantage que d’information. Même à les supposer crédibles, que nous racontent-ils ? Sur la naissance de Jésus, a fortiori sur sa conception, une histoire incroyable et touchante. Sur son enfance, son adolescence, son apparence physique, ses frères ou cousins, ses amitiés, ses éventuelles amours… à peu près rien. C’est la part du rêve, qui explique en partie le succès du Da Vinci Code, passionnant mauvais livre. Que Dan Brown ait du métier, voire du talent, cela saute aux yeux. Mais ôtez Jésus de son roman, il n’en reste qu’un thriller efficace et banal.
Que Jésus ait épousé Marie-Madeleine, qu’ils aient eu un enfant, c’est d’une plausibilité faible. Mais pas plus invraisemblable, et peut-être moins, que d’autres assertions ou billevesées plus anciennes : qu’il soit le fils d’une prostituée et d’un soldat romain, comme le suggèrent certains passages du Talmud, un avatar de Vishnou, comme le veulent les hindouistes, un prophète de l’islam, comme le prétendent les musulmans, voire un extra-terrestre, comme l’imaginent de doux dingues… Le plus étonnant est pourtant ce qu’en disent les chrétiens : qu’il naquit d’une vierge et qu’il ressuscita d’entre les morts ! Chacun voit midi à sa porte, et trouve son Dieu dans son temple ou son cœur.
Je suis davantage ému par les faits les plus simples et les moins improbables : une mère en adoration, comme elles sont presque toutes, un père incertain et inquiet, comme tant d’autres, un enfant nu dans une étable, entre le bœuf et l’âne, un jeune homme pieux et doux, qui met l’amour plus haut que la Loi, un innocent martyrisé… Ce Dieu-là, « le plus faible de tous les Dieux », disait Alain, me touche trop pour que j’aie besoin d’imaginer autre chose, et même d’y croire.
Permettez-moi, une fois n’est pas coutume, de terminer par des conseils de lecture. Sur Jésus, et en laissant les Évangiles de côté, il y a trois livres qu’il faut absolument avoir lus, trois chefs-d’œuvre : Les Dieux d’Alain (surtout pour sa quatrième partie : « Christophore »), L’Homme qui marche de Christian Bobin, et L’Évangile selon Pilate d’Éric-Emmanuel Schmitt. Un philosophe, un poète, un romancier dramaturge. Un athée, deux croyants. Jésus n’appartient à personne. Légende ? Mythe ? Histoire ? Sans doute un peu des trois, et c’est une raison de plus d’y attacher de l’importance. Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, ni pour les imbéciles.
André Comte-Sponville est un philosophe. Il est l’auteu