Raymond Leo Burke : un cardinal frondeur
Depuis le début du pontificat du pape François, le cardinal Raymond Leo Burke est devenu – volontairement ou non – le représentant des Bergoglio-sceptiques, prononçant de façon inédite pour un prélat de son rang des critiques ouvertes à l’encontre du souverain pontife. La récente interview accordée à France 2 par le cardinal américain a déclenché de réelles interrogations et provoqué un certain malaise, alors que la langue des opposants à François se délie peu à peu.
Mais qu’a dit au juste le haut prélat à la journaliste du magazine 13h15 le dimanche ? L’interview se déroule à Rome dans les appartements du cardinal. « Je dois maintenant m’habituer à un nouveau pape… », souligne d’abord le cardinal américain, après avoir fait l’éloge de Benoît XVI.
Puis vient la question qui fâche. « Je ne peux pas accepter que l’on donne la communion à des couples non mariés devant l’Eglise. Parce que leur union irrégulière, c’est de l’adultère », tranche le cardinal Burke. « Quant aux homosexuels, poursuit-il, ils n’ont rien à voir avec le mariage. C’est une souffrance d’être attiré par une personne du même sexe. C’est contre-nature ».
Et si le pape persévérait dans une ligne d'ouverture ? demande alors la journaliste. « Je résisterai. Je ne peux rien faire d’autre », lâche le haut prélat d’un air résigné, avant d’ajouter : « C’est une période difficile, sans aucun doute ». Mais « le Seigneur nous a assuré, comme il l’a assuré à saint Pierre dans l’Evangile, que les forces du mal ne vaincront pas », souligne le cardinal Burke, sans préciser qui sont les forces du mal évoquées.
« C’est quand même votre ami, le pape ? », questionne enfin la journaliste. « Je ne voudrais pas qu’il devienne mon ennemi », répond le haut prélat dans un sourire.
Au synode, chef de file de l'« opposition »
Ce n’est pas la première fois que le cardinal Burke se montre critique envers le pape François. Certes, France 2 en rajoute : les coupes de l’émission et le montage sont tels que cette opposition déclarée apparaît de façon presque caricaturale. Mais le haut prélat américain connaît bien le fonctionnement des médias.
Il y a un certain temps déjà, le haut prélat américain s’était fait remarquer en déclarant que le pape François n’était pas assez présent sur les sujets pro-vie. Suite à la publication de l'encylique Evangelii Gaudium, le cardinal Burke avait en effet déclaré à la chaîne américaine EWTN : « On a un peu l'impression, ou alors c'est interprété dans ce sens par les médias, que le pape pense que nous parlons trop de l'avortement ou de l'intégrité du mariage entre un homme et une femme. Mais nous ne pourrons jamais parler assez de ces questions ! »
Plus récemment, lors du Synode des évêques sur la famille, le cardinal Burke est monté au créneau, se faisant le chef de file de l’opposition au changement de ton sur certains sujets sensibles, du débat sur la communion accordée aux divorcés remariés à l’accueil des personnes homosexuelles dans l’Eglise.
Erigé en symbole par les plus conservateurs
Déjà évincé par le pape de la puissante Congrégation pour les évêques, le cardinal Burke avait été rétrogradé au même moment de préfet du Tribunal de la Signature apostolique au rôle de cardinal patron de l’Ordre de Malte, une position que d'aucuns considèrent comme un placard. Dans l’univers feutré du Vatican, ce départ avait beaucoup fait parler.
Pour une partie des catholiques, la liberté de ton de la part d’un cardinal est gênante, car elle semble remettre en cause la force de la hiérarchie et le rôle de repère absolu du pontife. Mais certains se reconnaissent aussi dans les doutes émis par le haut prélat. Le Synode et ses confusions médiatiques, puis la fameuse phrase sur les « lapins » dans l’avion qui ramenait le pape de Manille, ont achevé de semer le trouble dans l’esprit de certains fidèles. Des "ratés", pour l'abbé Pierre Amar, un des auteurs du très suivi Padreblog, mais qui ne remettent nullement en question le fond du message de l'Eglise.
Au sein de la curie, la loyauté interdit à beaucoup de formuler quoi que ce soit de critique, tandis que pour d'autres, la parole s'est libérée. Des prélats n'hésitent plus à confier leurs doutes et leurs agacements, en off, aux journalistes.
Pour Patrice de Plunkett, journaliste, blogueur et observateur attentif du catholicisme français et des affaires vaticanes, « des cercles intégristes extrémistes surfent sur ce malaise pour prendre de l'ascendant sur une fraction du milieu catholique conservateur ». « On prête au pape des intentions progressistes pour affirmer ensuite qu’il faut sauver l’Eglise », pointe-t-il.
« C'est un phénomène limité à la France et aux Etats-Unis, estime-t-il cependant, où le cardinal Burke est érigé en symbole depuis plusieurs mois, de façon oblique mais perceptible, par les sites et médias du courant "conservateur" », sensibles aux questions liturgiques et de morale sexuelle, mais aussi très attachés pour une partie d’entre eux au libéralisme économique que critique le pape.
En parlant à un média français, le cardinal Burke s’adresse donc certainement à un public potentiellement réceptif à ses propos.
Quelle place pour les opinions « dissidentes » ?
Pour Massimo Faggioli, théologien italien installé aux Etats-Unis depuis plusieurs années, la situation actuelle relève du paradoxe. « Un cardinal se doit d’être loyal envers le pape et l’Eglise tout entière, mais il semble que le cardinal Burke n’est loyal qu’envers un certain type d’Eglise », remarque-t-il.
Selon le professeur Faggioli, il n’y a pas de véritable antécédent. « Lors du Concile [Vatican II, ndlr], il y avait certes une aile conservatrice et résistante à tout changement, mais le ton était différent, explique-t-il, la qualité du système d’information l’était aussi, de même que celle de l’opinion publique au sein de l’Église. Paradoxalement, celle-ci était mieux informée qu’aujourd’hui. La blogosphère catholique, le réseau, qui a créé des systèmes fermés, favorise le renforcement d’opinions déjà solides, et le cardinal Burke est parfait pour ce type de système d’information ».
Patrice de Plunkett n’y va pas de main morte. « Les propos du cardinal Burke en 2015 sont ceux de Mgr Lefebvre en 1975, avant sa rupture progressive avec Rome », affirme-t-il. Le cardinal Burke dit qu’il veut résister, « c’est le premier pas vers le dérapage ». « Mgr Lefebvre ne souhaitait pas se séparer de Rome : il y a été poussé progressivement par le milieu qui l'avait pris comme chef de file. On constate que ces mêmes éléments sont en train de se cristalliser autour du cardinal Burke », synthétise-t-il.
D’autres essaient de tempérer. Pour Andrea Tornielli, vaticaniste de référence dans la Péninsule, il est « absolument exagéré » de parler d'un « nouveau Mgr Lefebvre ». « Le cardinal Burke tient manifestement à prendre ses distances avec le pape François, et il est probablement sollicité dans ce sens, c’est tout », souligne le journaliste. Même son de cloche du côté de l'abbé Amar. Le cardinal « a simplement dit face caméra qu'il défendrait la doctrine de l'Eglise, ce qui est la moindre des choses, mais il n'a pas dit qu'il s'opposerait personnellement au pape », soutient le jeune prêtre, très influent sur la « cathosphère ».
Malgré tout, aux yeux d'Andrea Tornielli, « le risque d'un schisme silencieux n'est pas une nouveauté ; il y a toujours eu des oppositions souterraines dans l'histoire de la papauté ».
Cette fronde, inédite par la forme, pose la question de la place d'opinions « dissidentes » au sein de l'Eglise, mais aussi du respect filial et de l'obéissance dûe au pontife. Elle est aussi certainement symptomatique d'un changement de style pontifical. Par son discours très direct, le pape François a encouragé la liberté de parole, laquelle peut se retourner contre lui. Ses prédécesseurs n'avaient sans doute pas moins d'ennemis, mais ceux-ci étaient moins identifiables et plus silencieux.