Galatasaray, la foi laïciste
Sur la rive européenne du Bosphore, dans le quartier branché d'Ortaköy, à Istanbul, un ancien palais ottoman accueille depuis 1992 l'université publique de Galatasaray, qui perpétue une tradition séculaire d'enseignement francophone en Turquie. C'est l'une des plus prestigieuses du pays, étiquetée laïciste. Recrutés sur concours national, issus pour la plupart des classes moyennes et supérieures, ses 2500 étudiants constituent la future élite de la nation.
Aslan Evrim, jeune professeur de français, a réuni aujourd'hui ses élèves de la filière droit, pour les faire échanger sur l'islam et la laïcité. La vingtaine, donc en âge de voter, ils sont neuf, autour d'une grande table, la plupart croyants, quelques-uns pratiquants. Sept musulmans, dont un alévi, une agnostique et un "citoyen du monde". Seul le prof se dit athée.
Dans une langue châtiée, tous déplorent l'instrumentalisation politique de la foi - une tradition quasi ancestrale en Turquie. Car la pratique religieuse devrait rester "une relation intime à Dieu sans rapport avec la problématique de la citoyenneté et de l'unité collective", estime Hazal, frange et grands yeux noirs. "Je suis musulman pratiquant, mais je ne vais pas l'évoquer dans la sphère publique, ajoute Osman. Je ne veux pas utiliser ça pour avoir un bon job."
Erdoğan "a corrompu l'esprit universaliste des religions"
Selon ces étudiants, depuis l'arrivée au pouvoir en 2002 des conservateurs de l'AKP (le parti de la Justice et du Développement), afficher sa dévotion à l'islam faciliterait la promotion sociale. Mertcan se lance dans une grande tirade sur les modèles de gouvernance. L'équipe de Recep Tayyip Erdoğan, partisane d'un "croisement entre néolibéralisme et conservatisme", dit-il, "a corrompu l'esprit universaliste des religions".
Et cela encouragerait le repli communautaire, notamment au bas de l'échelle de l'appareil étatique : "Mon voisin, juif, a eu un accident de voiture. Quand un policier a vu sur sa carte d'identité qu'il n'était pas musulman, il a tout de suite changé d'attitude, raconte Mertcan. Il est devenu méfiant et plus agressif. Beaucoup de fonctionnaires lambdas sont remplis de préjugés, alors qu'ils sont chargés d'appliquer la même loi pour tout le monde."
La plupart de ces étudiants disent tout de même faire confiance à l'Etat de droit pour la progression de l'égalité entre les citoyens turcs. Selon Birol Çaymaz, politologue et chef de département des langues étrangères, "pour l'élite turque kémaliste et laïciste, il y a certes une vraie inquiétude face à l'évolution actuelle, concernant les signes extérieurs "islamiques" comme le voile", mais il n'est tout bonnement "pas possible de restaurer une "domination religieuse" qui n'a jusque-là jamais été réellement instaurée : la modernité républicaine est un phénomène ancré en Turquie".
"Une question de sécularisation, pas une question de laïcité"
En vertu d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle, reconfirmée en 2008, le foulard était officiellement interdit sur les campus jusqu'au début de cette année universitaire. Mais en septembre dernier, le Yök (Conseil de l’enseignement supérieur) a demandé aux chefs d'établissement et aux enseignants de ne plus exclure les étudiantes voilées. La polémique que cela soulève, en particulier à Galatasaray, demeure avant tout "une question de sécularisation, pas une question de laïcité", estime Birol Çaymaz.
L'une de ses collègues, Esra Atuk, politologue et enseignante à la faculté des sciences économiques et administratives, va dans le même sens : "Avant, les filles voilées ne tentaient même pas le concours de Galatasaray, car notre fac est connue pour sa non-tolérance vis-à-vis du foulard. Sans parler d'islamisation, la religion s'exprime plus, tout en se manifestant de manière moins violente, moins antagoniste. On commence à rompre avec l'idée de deux univers tout à fait imperméables qui se développeraient en parallèle, les laïcistes d'un côté, les religieux de l'autre."
"La majorité des filles voilées le portent librement"
Damla ne porte pas le foulard, mais fait le ramadan et prie à la maison quand elle du temps libre. Discrètement, car ses parents, kémalistes, craignent que la jeune femme puisse se faire enrôler par une confrérie islamiste. Sa foi, elle l'achoppe à la lecture du Coran ("il y a des infos utiles… et certains passages ouverts à commentaires"), aux échanges qu'elle a avec des amies, parfois voilées ("se couvrir, c'est une conviction intime, quelque chose de normal que l'on ne discute pas"). Cette étudiante en littérature française de 20 ans est pourtant loin de soutenir l'AKP : "Si la charia arrive au pouvoir, ce sera à cause de la corruption du gouvernement, pas à cause du port du foulard à l'université!"
Depuis la rentrée, une vingtaine de jeunes femmes se sont présentées voilées sur les bancs de Galatasaray. Elles s'abstiennent de commentaires, préférant ne pas se faire remarquer au sein de ce bastion laïciste. A contre-courant de beaucoup d'étudiants, la brunette Betül, qui fait du droit, se félicite de leur arrivée : "A notre âge, on a notre propre pensée vis-à-vis de la religion. La majorité des filles voilées le portent librement, même si c'est parfois sous la pression sociale dans certaines familles conservatrices. Mais justement, ce n'est pas l'interdiction qui va atténuer cette pression, mais l'éducation." A Galatasaray, même s'il faut parfois attendre que les garçons, habitués à avoir la primauté, aient donné leur avis, ce sont les femmes qui dominent le débat.
http://www.lemondedesreligions.fr/savoir/galatasaray-la-foi-laiciste-15-03-2011-1308_110.php
Sur la rive européenne du Bosphore, dans le quartier branché d'Ortaköy, à Istanbul, un ancien palais ottoman accueille depuis 1992 l'université publique de Galatasaray, qui perpétue une tradition séculaire d'enseignement francophone en Turquie. C'est l'une des plus prestigieuses du pays, étiquetée laïciste. Recrutés sur concours national, issus pour la plupart des classes moyennes et supérieures, ses 2500 étudiants constituent la future élite de la nation.
Aslan Evrim, jeune professeur de français, a réuni aujourd'hui ses élèves de la filière droit, pour les faire échanger sur l'islam et la laïcité. La vingtaine, donc en âge de voter, ils sont neuf, autour d'une grande table, la plupart croyants, quelques-uns pratiquants. Sept musulmans, dont un alévi, une agnostique et un "citoyen du monde". Seul le prof se dit athée.
Dans une langue châtiée, tous déplorent l'instrumentalisation politique de la foi - une tradition quasi ancestrale en Turquie. Car la pratique religieuse devrait rester "une relation intime à Dieu sans rapport avec la problématique de la citoyenneté et de l'unité collective", estime Hazal, frange et grands yeux noirs. "Je suis musulman pratiquant, mais je ne vais pas l'évoquer dans la sphère publique, ajoute Osman. Je ne veux pas utiliser ça pour avoir un bon job."
Erdoğan "a corrompu l'esprit universaliste des religions"
Selon ces étudiants, depuis l'arrivée au pouvoir en 2002 des conservateurs de l'AKP (le parti de la Justice et du Développement), afficher sa dévotion à l'islam faciliterait la promotion sociale. Mertcan se lance dans une grande tirade sur les modèles de gouvernance. L'équipe de Recep Tayyip Erdoğan, partisane d'un "croisement entre néolibéralisme et conservatisme", dit-il, "a corrompu l'esprit universaliste des religions".
Et cela encouragerait le repli communautaire, notamment au bas de l'échelle de l'appareil étatique : "Mon voisin, juif, a eu un accident de voiture. Quand un policier a vu sur sa carte d'identité qu'il n'était pas musulman, il a tout de suite changé d'attitude, raconte Mertcan. Il est devenu méfiant et plus agressif. Beaucoup de fonctionnaires lambdas sont remplis de préjugés, alors qu'ils sont chargés d'appliquer la même loi pour tout le monde."
La plupart de ces étudiants disent tout de même faire confiance à l'Etat de droit pour la progression de l'égalité entre les citoyens turcs. Selon Birol Çaymaz, politologue et chef de département des langues étrangères, "pour l'élite turque kémaliste et laïciste, il y a certes une vraie inquiétude face à l'évolution actuelle, concernant les signes extérieurs "islamiques" comme le voile", mais il n'est tout bonnement "pas possible de restaurer une "domination religieuse" qui n'a jusque-là jamais été réellement instaurée : la modernité républicaine est un phénomène ancré en Turquie".
"Une question de sécularisation, pas une question de laïcité"
En vertu d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle, reconfirmée en 2008, le foulard était officiellement interdit sur les campus jusqu'au début de cette année universitaire. Mais en septembre dernier, le Yök (Conseil de l’enseignement supérieur) a demandé aux chefs d'établissement et aux enseignants de ne plus exclure les étudiantes voilées. La polémique que cela soulève, en particulier à Galatasaray, demeure avant tout "une question de sécularisation, pas une question de laïcité", estime Birol Çaymaz.
L'une de ses collègues, Esra Atuk, politologue et enseignante à la faculté des sciences économiques et administratives, va dans le même sens : "Avant, les filles voilées ne tentaient même pas le concours de Galatasaray, car notre fac est connue pour sa non-tolérance vis-à-vis du foulard. Sans parler d'islamisation, la religion s'exprime plus, tout en se manifestant de manière moins violente, moins antagoniste. On commence à rompre avec l'idée de deux univers tout à fait imperméables qui se développeraient en parallèle, les laïcistes d'un côté, les religieux de l'autre."
"La majorité des filles voilées le portent librement"
Damla ne porte pas le foulard, mais fait le ramadan et prie à la maison quand elle du temps libre. Discrètement, car ses parents, kémalistes, craignent que la jeune femme puisse se faire enrôler par une confrérie islamiste. Sa foi, elle l'achoppe à la lecture du Coran ("il y a des infos utiles… et certains passages ouverts à commentaires"), aux échanges qu'elle a avec des amies, parfois voilées ("se couvrir, c'est une conviction intime, quelque chose de normal que l'on ne discute pas"). Cette étudiante en littérature française de 20 ans est pourtant loin de soutenir l'AKP : "Si la charia arrive au pouvoir, ce sera à cause de la corruption du gouvernement, pas à cause du port du foulard à l'université!"
Depuis la rentrée, une vingtaine de jeunes femmes se sont présentées voilées sur les bancs de Galatasaray. Elles s'abstiennent de commentaires, préférant ne pas se faire remarquer au sein de ce bastion laïciste. A contre-courant de beaucoup d'étudiants, la brunette Betül, qui fait du droit, se félicite de leur arrivée : "A notre âge, on a notre propre pensée vis-à-vis de la religion. La majorité des filles voilées le portent librement, même si c'est parfois sous la pression sociale dans certaines familles conservatrices. Mais justement, ce n'est pas l'interdiction qui va atténuer cette pression, mais l'éducation." A Galatasaray, même s'il faut parfois attendre que les garçons, habitués à avoir la primauté, aient donné leur avis, ce sont les femmes qui dominent le débat.
http://www.lemondedesreligions.fr/savoir/galatasaray-la-foi-laiciste-15-03-2011-1308_110.php