La richesse détourne-t-elle de Dieu ?
Virginie Larousse - publié le 22/12/2011
La finance islamique, qui se veut éthique, pourrait bénéficier de la crise de confiance qui affecte le secteur bancaire. Mais au-delà de cette actualité, quels rapports les croyants de toutes confessions entretiennent-ils avec l’argent ? Et qu’en disent les textes sacrés ? Tour d’horizon des prescriptions d’hier et des pratiques d’aujourd’hui.
Approchant de la Terre promise, Moïse met en garde son peuple : « Vous savez avec qui nous demeurions en Égypte, ces nations que nous avons traversées. Vous avez vu leurs horreurs et leurs idoles, le bois, la pierre, l’or et l’argent qui sont chez elles » (Deutéronome 29, 15-16). Le message paraît clair : la richesse détourne de Dieu. Les religions, monothéistes ou non, sont-elles si résolument hostiles à l’argent ? Pas si sûr. Elles ont en fait développé à ce sujet une position souvent beaucoup plus nuancée – et parfois non dénuée d’ambiguïté.
Contrairement à une idée solidement ancrée (surtout dans les pays marqués par une forte tradition catholique), les religions ne jettent pas l’anathème sur l’argent. Au contraire. Dans la Bible hébraïque, la richesse est le signe de la bénédiction de Dieu, dont témoigne l’histoire des patriarches : Abraham, nous dit la Genèse (13, 2) était « très riche en troupeaux, en argent et en or ». Isaac moissonne au centuple et « s’enrichit de plus en plus, jusqu’à devenir extrêmement riche » (Gn 26, 13). L’abondance témoigne de la générosité de Dieu. Et à en croire la parabole des talents (Matthieu 25, 14-30), Jésus n’a rien contre l’enrichissement, puisqu’on y trouve l’éloge d’un serviteur ayant réussi à faire fructifier l’argent que son maître lui avait confié. Dans la lignée de ses aînées monothéistes, l’islam est loin de condamner le profit – ce qui aurait été pour le moins délicat dans le contexte du commerce florissant que connaissait l’Arabie à l’époque de Muhammad. D’ailleurs, le Prophète a lui-même été un marchand doué en affaires et a épousé une riche veuve, Khadija. « Dieu accorde sa miséricorde à l’homme généreux dans ses achats, généreux dans ses ventes et généreux dans ses transactions », affirme un hadith (*).
« Puissiez-vous devenir riches ! »
Les sagesses orientales développent elles aussi un discours positif sur la richesse, pour des raisons évidemment différentes. Dans l’hindouisme et le bouddhisme, ce n’est pas à la faveur d’un Dieu transcendant – concept qui leur est étranger – qu’est due la possession de biens, mais à l’effet d’un bon karma : l’individu s’étant bien comporté dans ses vies antérieures en retire un bénéfice dans son existence actuelle. Aux yeux des hindous, gagner de l’argent est non seulement légitime, mais c’est aussi un devoir pour qui veut fonder une famille. De plus, l’hindouisme développe l’idée que les hommes ne peuvent vivre en harmonie que s’ils respectent le dharma, l’ensemble des lois naturelles qui varient selon la place que l’individu occupe dans la société. Ainsi, le dharma du soldat diffère de celui du marchand. Pour l’un, il s’agit d’être un guerrier courageux ; pour l’autre, de diriger des affaires prospères, ce dont il n’a aucunement à rougir. Dans les religions chinoises, pas de notion de karma : l’opulence résulte de la bénédiction des ancêtres sur leurs heureux descendants. C’est du reste en Chine que le rapport à l’argent, qui a toujours été considéré comme une préoccupation naturelle, est le plus décomplexé, à tel point que les effigies du dieu de la richesse, Cai Shen, sont disposées partout, des temples aux restaurants, en passant par les cartes du Nouvel An – période où il est de bon ton de souhaiter à ses interlocuteurs : « Félicitations, puissiez-vous devenir riches cette année ! »
Le « Mamon d’injustice »
Est-ce à dire que les traditions religieuses font l’éloge des nantis ? Loin s’en faut ! Le potentiel mortifère de l’argent y est fermement dénoncé. Générateur d’injustices, l’argent crée rancœur et jalousie, divise les hommes. Judas n’a-t-il pas trahi Jésus pour trente malheureux deniers ? Pire, il devient pour certains une préoccupation obsessionnelle : « Qui aime l’argent ne se rassasie pas d’argent. La satiété du riche ne le laisse pas dormir. » (Ecclésiaste 5, 9-11). Une analyse qui fait écho à celle du Bouddha, lequel voit dans le désir la cause de toute souffrance, et appelle celui qui recherche l’Éveil à maîtriser son avidité. « La richesse est la ruine de l’homme sans discernement, pas celle du sage en quête d’absolu », résume-t-il (Dhammapada, XXIV). Or, s’il est un désir qui se révèle insatiable, c’est bien celui de la quête effrénée des biens. Jésus a poussé à son paroxysme cette mise en garde : « Nul ne peut servir deux maîtres. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent » (Mathieu 6, 24). Cet Argent, Jésus le personnifie et lui donne un nom propre : c’est le « Mamon d’injustice » (Luc 16, 11) – un mot issu de la racine hébraïque âman, qui indique la stabilité, la fermeté. Car l’argent apparaît, de prime abord, comme quelque chose en quoi on peut avoir confiance. Il vient combler notre sentiment de manque, notre peur viscérale de la mort. L’argent, c’est l’assurance d’une vie confortable, dénuée de tracas. Du moins, en apparence, comme l’illustre une parabole de l’Évangile de Luc (12, 16-20) : « Il y avait un homme riche dont les terres avaient beaucoup rapporté […]. Il se dit : “Mon âme, tu as quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois, fais la fête.” Mais Dieu lui dit : “Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura ?” » Mamon n’est qu’une idole qui ne tient pas sa promesse. Devant la mort, il ne sera d’aucun secours. « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu », déclare Jésus (Luc 10, 25). Et le Coran de prévenir : « Malheur au calomniateur acerbe qui a amassé une fortune et l’a comptée et recomptée ! Il pense que sa fortune l’a rendu immortel. Il sera précipité dans le Feu de Dieu ! » (sourate 104, 1-6).
La pauvreté, une vertu ?
Si ceux qui épargnent à l’excès ne jouissent souvent pas d’une réputation particulièrement reluisante, la pauvreté est-elle pour autant érigée en vertu ? Dans l’hindouisme, le croyant est invité à renoncer à tout bien matériel au quatrième âge de sa vie (la vieillesse) : il est alors censé quitter sa maison pour mendier sa nourriture. Et chez les soufis iraniens, la pauvreté est la richesse suprême, à condition d’avoir librement consenti à suivre ce chemin. De son côté, la tradition catholique a développé l’idée que le vrai chrétien est pauvre, s’appuyant sur une interprétation littérale du sermon des Béatitudes : « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux » (Matthieu 5, 3). Certains ordres religieux – franciscains et dominicains, notamment – font de la pauvreté un idéal. Une vision que ne partagent pas les protestants, pour lesquels il est moralement honorable d’être riche. La tradition islamique va plus loin encore : se complaire dans le dénuement est proche de la mécréance et est susceptible de créer des tensions sociales, le pauvre pouvant jalouser le riche. Le Bouddha perçoit lui aussi la pauvreté comme malsaine : le soûtra du rugissement du lion raconte l’histoire d’un monarque qui cessa de donner aux pauvres, entraînant la population à commettre vols et crimes pour subsister. Plus généralement, la misère génère de la souffrance. Rappelons que le Bouddha pratiqua lui-même un ascétisme poussé avant de connaître l’Éveil. Réalisant que ces pratiques austères ne lui avaient rien enseigné, il y mit fin et préconisa une voie moyenne consistant à refuser autant l’excès que l’austérité abusive.
Les religions invitent donc l’homme à relativiser l’importance qu’il accorde à l’argent, à le « profaner », pour reprendre l’expression du théologien Jacques Ellul, c’est-à-dire à le dépouiller du caractère sacré dont certains l’ont investi. S’il est nécessaire pour vivre, il ne doit pas devenir une fin en soi. Il faut « rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu », enseigne Jésus (Marc 12, 17). La pièce de monnaie est frappée à l’image de César : elle est par conséquent sa propriété ; l’homme, comme le dit la Genèse, est à l’image de Dieu… et lui appartient donc. Ce faisant, le Nazaréen fait vaciller le pouvoir du prince, éminemment fondé sur l’argent. Dieu est le seul Maître du monde, le seul en qui l’homme doit placer sa confiance : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et votre Père céleste les nourrit ! » (Matthieu 6, 26). Un message que Muhammad renforce en présentant Dieu comme l’unique propriétaire de « tout ce qui est dans les cieux et sur la terre » (sourate 53, 42-48). Les biens n’appartiennent jamais aux hommes : ils n’en ont que l’usufruit. Bien que les sagesses chinoises ne développent pas la vision d’un Dieu omnipotent, elles incitent pareillement à la juste mesure, à cette « voie du Milieu » si chère au taoïsme : « Si tu comprends que tu as suffisamment, tu es vraiment riche », écrit Lao Tseu dans le Tao-Te-King (aphorisme 33).
Le prêt à intérêt en question
Par conséquent, ce n’est pas l’argent, mais l’amour de l’argent, que les religions condamnent : la thésaurisation, l’excès, le gaspillage ou l’utilisation immorale de la richesse. Cela explique pourquoi la question du prêt à intérêt – qui permet au riche de le devenir encore plus… sans rien faire – a taraudé très tôt les exégètes. « L’argent donné en usure ne cesse de travailler, il fabrique sans arrêt de l’argent. C’est un travailleur infatigable, qui ne s’arrête pas les dimanches, les jours de fêtes, qui ne s’arrête pas de travailler quand il dort », dit un recueil anonyme du XIIIe siècle. Or, dans la Bible, seul Dieu peut créer ex nihilo. L’usure est donc perçue comme une prétention de l’homme à créer de la valeur à partir de rien. Le Deutéronome (23, 20-21) enseigne la conduite à tenir : « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère […]. À l’étranger tu pourras prêter à intérêt. » De la sorte, les juifs ont été en mesure de prêter de l’argent à une époque où l’usure était rigoureusement interdite aux chrétiens comme aux musulmans. Aux yeux des penseurs catholiques, on ne peut faire commerce du temps, qui n’appartient qu’à Dieu. En islam, l’usure aurait été interdite par Dieu même : « Dieu a permis la vente et il a interdit l’usure » (sourate 2, 275). Du reste, la charia prohibe cette pratique, mais interdit également de mener des transactions déconnectées de l’économie réelle (les banques islamiques n’achètent pas de crédits, mais gèrent des avoirs concrets) ou à des fins spéculatives (d’où leur réticence au système capitaliste) et d’investir dans des activités non éthiques (alcool, armement, tabac, jeu) (lire l’encadré en p. 12). Des moyens de contourner l’interdiction de l’usure ont certes été imaginés tant du côté catholique que musulman, mais c’est le protestant Calvin, au XVIe siècle, qui va changer la donne. Évoluant dans la ville très commerçante de Genève, il s’appuie sur la parabole des talents (ou celle, très proche, des mines, dans l’Évangile de Luc) : « Seigneur, tu m’as donné cinq talents : voici cinq autres talents que j’ai gagnés » (Mt 25, 20). Et de déclarer que dans un monde idéal, l’usure devrait être prohibée, mais qu’il faut bien composer avec la réalité. De fait, catholiques et protestants vont développer une vision très différente des rapports à l’argent, comme l’a analysé Max Weber dans son livre L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme. Alors que les premiers se sont montrés réticents à l’économie de marché, les seconds l’auraient en revanche plébiscitée. Avec une réserve, toutefois : celle des profits anormalement élevés. Ce souci de modération se retrouve dans l’hindouisme, avec d’autant plus d’acuité que si l’emprunteur n’est pas en mesure de s’acquitter de sa créance, il devra le faire… dans sa vie future.
La noblesse du don
Le tout, on le voit, n’est pas d’avoir de l’argent, c’est d’en faire bon usage. L’argent n’est pas fait pour être conservé égoïstement, il doit circuler et profiter aux plus nécessiteux. Ainsi, le judaïsme, à travers le Deutéronome, propose une législation sociale extrêmement audacieuse, bien qu’il semblerait que ces prescriptions soient restées lettre morte : la dernière part de la moisson doit être réservée à l’émigré, à l’orphelin et à la veuve ; lors de l’année sabbatique, tous les sept ans, les dettes doivent être effacées. Être riche engendre une obligation de solidarité dont le croyant ne saurait se départir (l’avarice fait d’ailleurs partie des sept péchés capitaux dans le christianisme), et qui vient contrebalancer l’effet potentiellement néfaste que l’argent peut générer dans les relations sociales. Tel est le message de l’histoire de Zachée dans le Nouveau Testament (Luc 19, 1-10). L’homme, un collecteur d’impôt, jouit d’une mauvaise réputation. Mais, à la surprise de la foule et de l’intéressé, c’est chez lui que Jésus demande à être hébergé lors de son passage à Jéricho. Le riche Zachée décide alors de donner la moitié de ses biens aux pauvres, et de rembourser au quadruple quiconque aurait été lésé par sa faute. Alors que son statut de personnage aisé l’avait jusqu’à présent coupé de ses semblables, il lui permet, en en faisant bon usage, de créer du lien social. « Faites-vous des amis avec le Mamon d’injustice, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles », conseille Jésus (Luc 16, 9). Une recommandation qui a même force de loi dans l’islam, où la zakat (l’aumône légale) fait partie des cinq piliers de la foi – les obligations de tout musulman. Elle permet de purifier la richesse en induisant une justice sociale.
La générosité joue également un rôle majeur dans les religions non monothéistes : l’hindouisme et le bouddhisme la considèrent porteuse de bon karma. D’après le Bouddha, l’argent n’est pas négatif en tant que tel. C’est l’usage que l’on en fait qui le transformera en source de bon ou mauvais karma : « La grande richesse qui est correctement utilisée n’est pas destinée à se perdre, mais à être consommée pour le bonheur. L’eau fraîche qui se trouve dans une région sauvage, personne ne s’en approche pour boire, cette eau coule en vain, inutilement. Semblable est la richesse amassée par un homme égoïste. Il ne la dépense ni pour lui ni pour la donner. L’homme qui a une pensée forte et qui a amassé une richesse, il la consomme et l’utilise pour remplir ses devoirs. Il nourrit ses parents et ses amis. Lui qui a un cœur noble, sans fautes, après la mort, il va au bonheur céleste. » (Aputtaka-Sutta). La redistribution des richesses, la noblesse du don, constitue un puissant leitmotiv dans les textes sacrés.
Une étonnante modernité
Au fond, le discours que les religions portent sur l’argent pousse à s’interroger sur des questions fondamentales : qu’est-ce que l’argent fait de moi ? Quel sens vais-je donner à ma vie ? De façon plus ou moins radicale (de manière forte dans le catholicisme, beaucoup plus tempérée en Chine), les traditions religieuses encouragent l’homme à se situer dans l’être, et non dans l’avoir. Elles enseignent que la vraie richesse n’est pas (ou pas que) matérielle. On dit souvent les religions démodées, dépassées par la modernité, porteuses d’un message d’un autre âge. En la matière, l’éthique qu’elles proposent résonne d’une étonnante modernité.
(*) Les hadiths désignent les paroles non coraniques attribuées au Prophète, qui faisait lui-même une nette distinction entre ses propos personnels et ceux du Coran.
http://www.lemondedesreligions.fr/savoir/la-richesse-detourne-t-elle-de-dieu-22-12-2011-3868_110.php
Virginie Larousse - publié le 22/12/2011
La finance islamique, qui se veut éthique, pourrait bénéficier de la crise de confiance qui affecte le secteur bancaire. Mais au-delà de cette actualité, quels rapports les croyants de toutes confessions entretiennent-ils avec l’argent ? Et qu’en disent les textes sacrés ? Tour d’horizon des prescriptions d’hier et des pratiques d’aujourd’hui.
Approchant de la Terre promise, Moïse met en garde son peuple : « Vous savez avec qui nous demeurions en Égypte, ces nations que nous avons traversées. Vous avez vu leurs horreurs et leurs idoles, le bois, la pierre, l’or et l’argent qui sont chez elles » (Deutéronome 29, 15-16). Le message paraît clair : la richesse détourne de Dieu. Les religions, monothéistes ou non, sont-elles si résolument hostiles à l’argent ? Pas si sûr. Elles ont en fait développé à ce sujet une position souvent beaucoup plus nuancée – et parfois non dénuée d’ambiguïté.
Contrairement à une idée solidement ancrée (surtout dans les pays marqués par une forte tradition catholique), les religions ne jettent pas l’anathème sur l’argent. Au contraire. Dans la Bible hébraïque, la richesse est le signe de la bénédiction de Dieu, dont témoigne l’histoire des patriarches : Abraham, nous dit la Genèse (13, 2) était « très riche en troupeaux, en argent et en or ». Isaac moissonne au centuple et « s’enrichit de plus en plus, jusqu’à devenir extrêmement riche » (Gn 26, 13). L’abondance témoigne de la générosité de Dieu. Et à en croire la parabole des talents (Matthieu 25, 14-30), Jésus n’a rien contre l’enrichissement, puisqu’on y trouve l’éloge d’un serviteur ayant réussi à faire fructifier l’argent que son maître lui avait confié. Dans la lignée de ses aînées monothéistes, l’islam est loin de condamner le profit – ce qui aurait été pour le moins délicat dans le contexte du commerce florissant que connaissait l’Arabie à l’époque de Muhammad. D’ailleurs, le Prophète a lui-même été un marchand doué en affaires et a épousé une riche veuve, Khadija. « Dieu accorde sa miséricorde à l’homme généreux dans ses achats, généreux dans ses ventes et généreux dans ses transactions », affirme un hadith (*).
« Puissiez-vous devenir riches ! »
Les sagesses orientales développent elles aussi un discours positif sur la richesse, pour des raisons évidemment différentes. Dans l’hindouisme et le bouddhisme, ce n’est pas à la faveur d’un Dieu transcendant – concept qui leur est étranger – qu’est due la possession de biens, mais à l’effet d’un bon karma : l’individu s’étant bien comporté dans ses vies antérieures en retire un bénéfice dans son existence actuelle. Aux yeux des hindous, gagner de l’argent est non seulement légitime, mais c’est aussi un devoir pour qui veut fonder une famille. De plus, l’hindouisme développe l’idée que les hommes ne peuvent vivre en harmonie que s’ils respectent le dharma, l’ensemble des lois naturelles qui varient selon la place que l’individu occupe dans la société. Ainsi, le dharma du soldat diffère de celui du marchand. Pour l’un, il s’agit d’être un guerrier courageux ; pour l’autre, de diriger des affaires prospères, ce dont il n’a aucunement à rougir. Dans les religions chinoises, pas de notion de karma : l’opulence résulte de la bénédiction des ancêtres sur leurs heureux descendants. C’est du reste en Chine que le rapport à l’argent, qui a toujours été considéré comme une préoccupation naturelle, est le plus décomplexé, à tel point que les effigies du dieu de la richesse, Cai Shen, sont disposées partout, des temples aux restaurants, en passant par les cartes du Nouvel An – période où il est de bon ton de souhaiter à ses interlocuteurs : « Félicitations, puissiez-vous devenir riches cette année ! »
Le « Mamon d’injustice »
Est-ce à dire que les traditions religieuses font l’éloge des nantis ? Loin s’en faut ! Le potentiel mortifère de l’argent y est fermement dénoncé. Générateur d’injustices, l’argent crée rancœur et jalousie, divise les hommes. Judas n’a-t-il pas trahi Jésus pour trente malheureux deniers ? Pire, il devient pour certains une préoccupation obsessionnelle : « Qui aime l’argent ne se rassasie pas d’argent. La satiété du riche ne le laisse pas dormir. » (Ecclésiaste 5, 9-11). Une analyse qui fait écho à celle du Bouddha, lequel voit dans le désir la cause de toute souffrance, et appelle celui qui recherche l’Éveil à maîtriser son avidité. « La richesse est la ruine de l’homme sans discernement, pas celle du sage en quête d’absolu », résume-t-il (Dhammapada, XXIV). Or, s’il est un désir qui se révèle insatiable, c’est bien celui de la quête effrénée des biens. Jésus a poussé à son paroxysme cette mise en garde : « Nul ne peut servir deux maîtres. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent » (Mathieu 6, 24). Cet Argent, Jésus le personnifie et lui donne un nom propre : c’est le « Mamon d’injustice » (Luc 16, 11) – un mot issu de la racine hébraïque âman, qui indique la stabilité, la fermeté. Car l’argent apparaît, de prime abord, comme quelque chose en quoi on peut avoir confiance. Il vient combler notre sentiment de manque, notre peur viscérale de la mort. L’argent, c’est l’assurance d’une vie confortable, dénuée de tracas. Du moins, en apparence, comme l’illustre une parabole de l’Évangile de Luc (12, 16-20) : « Il y avait un homme riche dont les terres avaient beaucoup rapporté […]. Il se dit : “Mon âme, tu as quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois, fais la fête.” Mais Dieu lui dit : “Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura ?” » Mamon n’est qu’une idole qui ne tient pas sa promesse. Devant la mort, il ne sera d’aucun secours. « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu », déclare Jésus (Luc 10, 25). Et le Coran de prévenir : « Malheur au calomniateur acerbe qui a amassé une fortune et l’a comptée et recomptée ! Il pense que sa fortune l’a rendu immortel. Il sera précipité dans le Feu de Dieu ! » (sourate 104, 1-6).
La pauvreté, une vertu ?
Si ceux qui épargnent à l’excès ne jouissent souvent pas d’une réputation particulièrement reluisante, la pauvreté est-elle pour autant érigée en vertu ? Dans l’hindouisme, le croyant est invité à renoncer à tout bien matériel au quatrième âge de sa vie (la vieillesse) : il est alors censé quitter sa maison pour mendier sa nourriture. Et chez les soufis iraniens, la pauvreté est la richesse suprême, à condition d’avoir librement consenti à suivre ce chemin. De son côté, la tradition catholique a développé l’idée que le vrai chrétien est pauvre, s’appuyant sur une interprétation littérale du sermon des Béatitudes : « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux » (Matthieu 5, 3). Certains ordres religieux – franciscains et dominicains, notamment – font de la pauvreté un idéal. Une vision que ne partagent pas les protestants, pour lesquels il est moralement honorable d’être riche. La tradition islamique va plus loin encore : se complaire dans le dénuement est proche de la mécréance et est susceptible de créer des tensions sociales, le pauvre pouvant jalouser le riche. Le Bouddha perçoit lui aussi la pauvreté comme malsaine : le soûtra du rugissement du lion raconte l’histoire d’un monarque qui cessa de donner aux pauvres, entraînant la population à commettre vols et crimes pour subsister. Plus généralement, la misère génère de la souffrance. Rappelons que le Bouddha pratiqua lui-même un ascétisme poussé avant de connaître l’Éveil. Réalisant que ces pratiques austères ne lui avaient rien enseigné, il y mit fin et préconisa une voie moyenne consistant à refuser autant l’excès que l’austérité abusive.
Les religions invitent donc l’homme à relativiser l’importance qu’il accorde à l’argent, à le « profaner », pour reprendre l’expression du théologien Jacques Ellul, c’est-à-dire à le dépouiller du caractère sacré dont certains l’ont investi. S’il est nécessaire pour vivre, il ne doit pas devenir une fin en soi. Il faut « rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu », enseigne Jésus (Marc 12, 17). La pièce de monnaie est frappée à l’image de César : elle est par conséquent sa propriété ; l’homme, comme le dit la Genèse, est à l’image de Dieu… et lui appartient donc. Ce faisant, le Nazaréen fait vaciller le pouvoir du prince, éminemment fondé sur l’argent. Dieu est le seul Maître du monde, le seul en qui l’homme doit placer sa confiance : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, et votre Père céleste les nourrit ! » (Matthieu 6, 26). Un message que Muhammad renforce en présentant Dieu comme l’unique propriétaire de « tout ce qui est dans les cieux et sur la terre » (sourate 53, 42-48). Les biens n’appartiennent jamais aux hommes : ils n’en ont que l’usufruit. Bien que les sagesses chinoises ne développent pas la vision d’un Dieu omnipotent, elles incitent pareillement à la juste mesure, à cette « voie du Milieu » si chère au taoïsme : « Si tu comprends que tu as suffisamment, tu es vraiment riche », écrit Lao Tseu dans le Tao-Te-King (aphorisme 33).
Le prêt à intérêt en question
Par conséquent, ce n’est pas l’argent, mais l’amour de l’argent, que les religions condamnent : la thésaurisation, l’excès, le gaspillage ou l’utilisation immorale de la richesse. Cela explique pourquoi la question du prêt à intérêt – qui permet au riche de le devenir encore plus… sans rien faire – a taraudé très tôt les exégètes. « L’argent donné en usure ne cesse de travailler, il fabrique sans arrêt de l’argent. C’est un travailleur infatigable, qui ne s’arrête pas les dimanches, les jours de fêtes, qui ne s’arrête pas de travailler quand il dort », dit un recueil anonyme du XIIIe siècle. Or, dans la Bible, seul Dieu peut créer ex nihilo. L’usure est donc perçue comme une prétention de l’homme à créer de la valeur à partir de rien. Le Deutéronome (23, 20-21) enseigne la conduite à tenir : « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère […]. À l’étranger tu pourras prêter à intérêt. » De la sorte, les juifs ont été en mesure de prêter de l’argent à une époque où l’usure était rigoureusement interdite aux chrétiens comme aux musulmans. Aux yeux des penseurs catholiques, on ne peut faire commerce du temps, qui n’appartient qu’à Dieu. En islam, l’usure aurait été interdite par Dieu même : « Dieu a permis la vente et il a interdit l’usure » (sourate 2, 275). Du reste, la charia prohibe cette pratique, mais interdit également de mener des transactions déconnectées de l’économie réelle (les banques islamiques n’achètent pas de crédits, mais gèrent des avoirs concrets) ou à des fins spéculatives (d’où leur réticence au système capitaliste) et d’investir dans des activités non éthiques (alcool, armement, tabac, jeu) (lire l’encadré en p. 12). Des moyens de contourner l’interdiction de l’usure ont certes été imaginés tant du côté catholique que musulman, mais c’est le protestant Calvin, au XVIe siècle, qui va changer la donne. Évoluant dans la ville très commerçante de Genève, il s’appuie sur la parabole des talents (ou celle, très proche, des mines, dans l’Évangile de Luc) : « Seigneur, tu m’as donné cinq talents : voici cinq autres talents que j’ai gagnés » (Mt 25, 20). Et de déclarer que dans un monde idéal, l’usure devrait être prohibée, mais qu’il faut bien composer avec la réalité. De fait, catholiques et protestants vont développer une vision très différente des rapports à l’argent, comme l’a analysé Max Weber dans son livre L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme. Alors que les premiers se sont montrés réticents à l’économie de marché, les seconds l’auraient en revanche plébiscitée. Avec une réserve, toutefois : celle des profits anormalement élevés. Ce souci de modération se retrouve dans l’hindouisme, avec d’autant plus d’acuité que si l’emprunteur n’est pas en mesure de s’acquitter de sa créance, il devra le faire… dans sa vie future.
La noblesse du don
Le tout, on le voit, n’est pas d’avoir de l’argent, c’est d’en faire bon usage. L’argent n’est pas fait pour être conservé égoïstement, il doit circuler et profiter aux plus nécessiteux. Ainsi, le judaïsme, à travers le Deutéronome, propose une législation sociale extrêmement audacieuse, bien qu’il semblerait que ces prescriptions soient restées lettre morte : la dernière part de la moisson doit être réservée à l’émigré, à l’orphelin et à la veuve ; lors de l’année sabbatique, tous les sept ans, les dettes doivent être effacées. Être riche engendre une obligation de solidarité dont le croyant ne saurait se départir (l’avarice fait d’ailleurs partie des sept péchés capitaux dans le christianisme), et qui vient contrebalancer l’effet potentiellement néfaste que l’argent peut générer dans les relations sociales. Tel est le message de l’histoire de Zachée dans le Nouveau Testament (Luc 19, 1-10). L’homme, un collecteur d’impôt, jouit d’une mauvaise réputation. Mais, à la surprise de la foule et de l’intéressé, c’est chez lui que Jésus demande à être hébergé lors de son passage à Jéricho. Le riche Zachée décide alors de donner la moitié de ses biens aux pauvres, et de rembourser au quadruple quiconque aurait été lésé par sa faute. Alors que son statut de personnage aisé l’avait jusqu’à présent coupé de ses semblables, il lui permet, en en faisant bon usage, de créer du lien social. « Faites-vous des amis avec le Mamon d’injustice, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles », conseille Jésus (Luc 16, 9). Une recommandation qui a même force de loi dans l’islam, où la zakat (l’aumône légale) fait partie des cinq piliers de la foi – les obligations de tout musulman. Elle permet de purifier la richesse en induisant une justice sociale.
La générosité joue également un rôle majeur dans les religions non monothéistes : l’hindouisme et le bouddhisme la considèrent porteuse de bon karma. D’après le Bouddha, l’argent n’est pas négatif en tant que tel. C’est l’usage que l’on en fait qui le transformera en source de bon ou mauvais karma : « La grande richesse qui est correctement utilisée n’est pas destinée à se perdre, mais à être consommée pour le bonheur. L’eau fraîche qui se trouve dans une région sauvage, personne ne s’en approche pour boire, cette eau coule en vain, inutilement. Semblable est la richesse amassée par un homme égoïste. Il ne la dépense ni pour lui ni pour la donner. L’homme qui a une pensée forte et qui a amassé une richesse, il la consomme et l’utilise pour remplir ses devoirs. Il nourrit ses parents et ses amis. Lui qui a un cœur noble, sans fautes, après la mort, il va au bonheur céleste. » (Aputtaka-Sutta). La redistribution des richesses, la noblesse du don, constitue un puissant leitmotiv dans les textes sacrés.
Une étonnante modernité
Au fond, le discours que les religions portent sur l’argent pousse à s’interroger sur des questions fondamentales : qu’est-ce que l’argent fait de moi ? Quel sens vais-je donner à ma vie ? De façon plus ou moins radicale (de manière forte dans le catholicisme, beaucoup plus tempérée en Chine), les traditions religieuses encouragent l’homme à se situer dans l’être, et non dans l’avoir. Elles enseignent que la vraie richesse n’est pas (ou pas que) matérielle. On dit souvent les religions démodées, dépassées par la modernité, porteuses d’un message d’un autre âge. En la matière, l’éthique qu’elles proposent résonne d’une étonnante modernité.
(*) Les hadiths désignent les paroles non coraniques attribuées au Prophète, qui faisait lui-même une nette distinction entre ses propos personnels et ceux du Coran.
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