*** w64 1/12 L’histoire d’une interpolation — I Jean 5:7, 8 ***
L’histoire d’une interpolation — I Jean 5:7, 8
LES érudits des temps modernes n’hésitent pas à omettre de leurs traductions de la Bible, le passage apocryphe qu’on rencontre dans I Jean 5:7, 8 (Sa). Dans ce passage, après qu’il est écrit : “Car il y en a trois qui rendent témoignage”, les mots suivants ont été ajoutés : “dans le ciel : Le Père, le Verbe, et le Saint-Esprit ; et ces trois sont une même chose. [verset 8] Et il y en a trois qui rendent témoignage sur la terre.” (Omis dans les Bibles des Moines de Maredsous, de Jérusalem, de Crampon, révisée par Bonsirven ; par la version Synodale, et les versions anglaises suivantes : American Standard Version, An American Translation, English Revised Version, Moffatt, New English Bible, Phillips, Rotherham, Revised Standard Version, Schonfield, Wade, Wand, Weymouth, etc.) À propos de ces mots ajoutés, le célèbre lettré et prélat B. F. Westcott déclara : “Les mots qui sont interpolés dans ce passage, dans le texte grec ordinaire, offrent un exemple instructif de la formation et de l’introduction d’une glose dans le texte apostolique1.” Quelle est donc l’histoire de cette glose et comment la critique textuelle montre-t-elle finalement qu’elle ne fait pas partie de la Parole inspirée de Dieu, la sainte Bible ?
PREMIÈRE APPARITION DE CE PASSAGE
Avec l’apostasie du vrai christianisme, surgirent de nombreuses controverses touchant la doctrine de la trinité ; néanmoins, les premiers écrivains de l’Église ne firent jamais appel à l’autorité de ce texte même quand la doctrine dont ils parlaient devait les amener tout naturellement à le citer. Les versets six à huit du chapitre cinq de la première épître de Jean sont cités par Hésychius, Léon dit le Grand, et Ambroise, parmi les Latins ; Cyrille d’Alexandrie, Œcumenius, Basile, Grégoire de Nazianze et Nicetas, parmi les Grecs, pour n’en citer que quelques-uns ; mais jamais le passage en question n’apparaît dans leurs citations. Par exemple, l’ouvrage anonyme intitulé De la rebaptisation, écrit aux environs de l’an 256 de notre ère, déclare : “Car Jean, nous enseignant, dit dans son épître (I Jean 5:6, 7,
‘C’est lui qui est venu par eau et sang, Jésus-Christ même : non pas avec l’eau seulement, mais avec l’eau et le sang. Et c’est l’Esprit qui rend témoignage, parce que l’Esprit est la vérité. Car il y en a trois qui rendent témoignage, l’Esprit, et l’eau et le sang ; et ces trois sont d’accord2.’” Même Jérôme ne l’avait pas indiqué dans sa Bible. On lui attribuait un prologue en faveur du texte, mais il se révéla être un faux.
Le “comma johannique”, comme on appelle cette addition de mots apocryphes, apparaît pour la première fois dans les œuvres de Priscillien, qui était chef d’une secte en Espagne vers la fin du quatrième siècle de notre ère3. Au cours du cinquième siècle, il fut inclus dans une confession de foi présentée à Hunéric, roi des Vandales, et il est cité dans les œuvres latines de Vigile de Thapse, sous des formes diverses. On le trouve dans l’ouvrage intitulé “Contra Varimadum” composé entre 445 et 450 de notre ère, et Fulgence, évêque d’Afrique, l’employa un peu plus tard.
Jusqu’alors, le “comma” s’était présenté comme une interprétation des mots authentiques consignés dans le verset huit, mais dès qu’il fut inséré de cette façon, on se mit à l’écrire en marge, comme glose, dans les manuscrits bibliques en latin. Mais il est facile de considérer une glose marginale comme une omission qui aurait été faite dans le texte authentique ; c’est ainsi que, dans des manuscrits plus récents, cette glose est insérée entre les lignes ; finalement on la fit passer dans le corps du texte latin, mais à des places différentes ; on la voit parfois avant, parfois après le verset 8. (Comparez avec le Nouveau Testament de John Wesley où le septième verset suit le huitième.) Il y a quelques années, on fit une étude intéressante de 258 manuscrits de la Bible en latin se trouvant à la Bibliothèque nationale de Paris, et on découvrit comment cette interpolation s’était glissée peu à peu dans les manuscrits à travers les siècles.
[Tableau]
Nombre des manuscrits qui
Siècle omettent l’interpolation
IXe 7 sur 10, ou 70 %
Xe 3 sur 4, ou 75 %
XIe 3 sur 5, ou 60 %
XIIe 2 sur 15, ou 13 %
XIIIe 5 sur 118, ou 4 %
XIVe-XVIe 1 sur 106, ou 1 %
Le texte trouva un regain de faveur lors d’un concile ouvert en 1215 par le pape Innocent III, lors de la condamnation d’un ouvrage de l’abbé Joachim sur la trinité. Le passage tout entier, y compris l’interpolation, tiré de la Vulgate latine, fut cité dans les actes du concile qui furent traduits en latin et en grec. Certains écrivains grecs reprirent le texte, notamment Calecas, au quatorzième siècle, et Bryenne, au quinzième.
ÉRASME ET ESTIENNE
L’invention de l’imprimerie eut pour conséquence la production en de nombreux exemplaires du texte biblique original. L’interpolation, dans I Jean 5:7, 8 fut omise dans les textes grecs d’Érasme (1516 et 1519), d’Alde Manuce (1518) et de Gerbelius (1521). Désiré Érasme fut violemment attaqué pour cette omission par Edward Lee, qui devint plus tard archevêque d’York, et par J. L. Stunica, l’un des éditeurs de la Complutensian Polyglott qui, imprimée en 1514, resta néanmoins enfermée sous clé en attendant l’approbation du pape. L’opposition à laquelle Érasme se heurta était fondée sur l’idée que la Vulgate latine, étant la Bible officielle, ne pouvait se tromper. Cette idée fut exprimée par Martin Dorp dans une lettre qu’il envoya à Érasme.
Persuadé qu’aucun manuscrit grec ne contenait le “comma johannique”, Érasme répondit à cette lettre et déclara imprudemment que, si l’on pouvait trouver un seul manuscrit grec contenant les mots apocryphes, il insérerait ces derniers dans sa prochaine édition. On lui parla du Codex Britannicus, du début du seizième siècle, plus connu sous le nom de Codex Montfortianus (no 61). Fidèle à sa promesse, Érasme inséra le passage en question dans sa troisième édition, celle de 1522 ; toutefois, il ajouta une longue note dans laquelle il exposait son point de vue contre l’interpolation.
Un examen plus attentif du Codex Montfortianus révèle certains faits intéressants. Selon O. T. Dobbin, qui collationna ce codex avec l’original, l’interpolation rencontrée dans I Jean 5:7, 8 “non seulement diffère du texte habituel, mais est écrite en un grec qu’on n’a aucune peine à identifier, comme une traduction faite d’après le latin4”. Par exemple, du fait qu’en latin l’article “le” n’existe pas devant chacune des expressions “Père”, “Fils” et “saint esprit”, il ne vint pas à l’esprit du traducteur qu’en grec l’emploi de cet article était obligatoire. Quelle valeur avait donc ce codex en tant que manuscrit grec ? On trouve la même erreur dans un autre manuscrit à l’autorité duquel on fait quelquefois appel, le Codex Ottobonianus 298 (no 629) en latin et en grec. Dans sa quatrième édition, celle de 1527, Érasme inséra l’article défini pour que le texte grec fût plus correct du point de vue grammatical.
Dès lors, les auteurs se conformèrent aux éditions d’Érasme, et l’interpolation apparut dans d’autres textes grecs. Puis, en 1550, une nouvelle confusion fut créée par une édition de Robert Estienne, publiée cette année-là. Cette édition contenait un appareil critique donnant plusieurs variantes tirées de quinze manuscrits et, dans I Jean 5:7, un demi-cercle signale au lecteur la note marginale, où il est fait appel à l’autorité de sept manuscrits, cités à l’appui de l’omission de trois mots seulement. Les critiques ont démontré que ce demi-cercle était mal placé, comme l’étaient de nombreux autres signes d’un bout à l’autre de cette version, et que cette dernière aurait dû inclure dans l’omission tout le “comma johannique”. Et, qui pis est, du fait que seuls sept manuscrits étaient cités, de nombreuses personnes, ignorantes, supposèrent que tous les autres manuscrits d’Estienne contenaient l’interpolation, car elles ne comprirent pas que ces autres manuscrits ne contenaient pas les épîtres de Jean. Ainsi, pas un seul des manuscrits (au nombre de sept) ne renfermait les mots contestés.
De là il n’y avait qu’un pas à faire pour introduire le passage dans les traductions en d’autres langues. Il se trouvait déjà dans la version de Wycliffe (1380) qui traduisit d’après le latin, car il ne connaissait pas le grec. On le vit ensuite dans des traductions faites d’après le grec, comme celles de Tyndale et de Cranmer, bien que le texte fût imprimé en italique et mis entre crochets. Mais, à l’époque de la version dite “Bible de Genève”, publiée en 1557, même cette façon de signaler l’interpolation fut abandonnée ; on écrivit le passage en caractères ordinaires sans le mettre entre crochets. C’est ainsi que la glose se glissa discrètement dans la version du roi Jacques ou Version autorisée, parue en 1611.