Ericka Bareigts, députée PS de la Réunion, présente à l'Assemblée Nationale mardi 18 février une résolution afin de faire reconnaître la « responsabilité morale » de l'Etat français dans le transfert des enfants de la Réunion en métropole des années 1963 à 1981. L'affaire est plus communément connue sous le nom des « enfants de la Creuse »
« Ce sera une libération ! » s'exclame Jean-Jacques Martial. Cet homme de 55 ans, ancien enfant de la Creuse, a fait de cette affaire son combat, et un livre, Une enfance volée (Ed. des Quatre Chemins). Un jour d'avril 1966, la DASS de la Réunion est venue le chercher. Âgé seulement de 6 ans, Jean Jacques Martial a été envoyé dans la Creuse. 1600 autres enfants placés dans soixante départements ont subi le même sort. En 1963, Michel Debré, ancien Premier ministre, gaulliste et député de la Réunion de 1963 à 1988, décide de mettre en place une politique de transfert entre la Réunion et la France métropolitaine afin de repeupler la « diagonale du vide ».
« La Réunion était dans une situation catastrophique à l'époque : extrême pauvreté, illettrisme, mauvaises conditions d'hygiène, une population qui augmentait à vue d'oeil, chômage. Michel Debré, s'inquiétait de cette situation qui menaçait l'île. Mais il avait surtout l'ambition de réintégrer l'île à l'ensemble national. » explique Ivan Jablonka, historien et auteur de Enfants en exil. Neige, froid, fratries brisées, les plus jeunes ont 6 mois, les plus âgées 20 ans. Adoptés souvent par des familles de paysans pour travailler dans les fermes, leur arrivée dans l’Hexagone est un choc. « Dans ces campagnes on avait jamais vu de noir. Ils sont victimes de racisme. On leur touchait la peau, les cheveux.... » raconte Philippe Vitale, sociologue à l’université de Aix-Marseille et auteur du livre Triste tropique de la Creuse (Editions K'A).
La situation dérape très vite. « En 1966, 200 enfants sont envoyés de mai à septembre à Guéret (Creuse) dans l'improvisation la plus totale. Il a fallu en quelque sorte « écouler » ces gosses. C'est de là que vient le terme les enfants de la Creuse. C'est dans ce département qu'ils ont été les plus nombreux et souvent ils ont été victimes d'un destin très douloureux. C'est là que l'on trouve le plus de catastrophes humaines », continue Ivan Jablonka, qui ajoute : « Cela ne veut pas dire que dans le Tarn, en Lozère ou dans les Pyrénées Atlantiques, la situation était toujours rose. » Dans les années 70, la DASS de la Creuse commence à recevoir des lettres d' enfants réunionnais, racontant leur grande détresse. Anorexie, tentative de suicide, dépression, arrêt des études, certains tombent dans la clochardisation et sombrent dans l'alcoolisme. La situation devient catastrophique. Malgré plusieurs avertissements des services sociaux de la Creuse, l'administration française relance en 1968 une campagne de promotion de ce programme, qualifié de « grande expérience de solidarité humaine » .
« On m'a fermé la bouche »
Souvent considérés comme « un non sujet », selon Ivan Jablonka, l'histoire et le destin de ces enfants n'ont jamais été vraiment analysés. En 2002, Jean-Jacques Martial dénonce les faits. Pour la première fois après 40 ans, le silence qui entoure l'affaire est rompu. « J'ai tout dévoilé. Je m'étais promis que si aucun de mes compatriotes ne le faisait, ce serait à moi de le faire et de me lever. » Il dépose une plainte contre l'Etat français et demande une indemnisation de 1 milliard d'euros. Mais en 2006, le jugement final tombe. « Mon avocat et moi n'avons pas été convoqués à l'audience. On m'a fermé la bouche. »
Jean-Jacques Martial est l'un de ces écorchés vifs à qui l'on a fait miroiter un avenir brillant en métropole. Confié une première fois à une famille à La-Chapelle-le-Taillefert, il a ensuite été adopté par les conjoints Barbey. Après la Creuse, direction la Manche à Saint-Vaast-La-Hougue. Trois ans plus tard, le couple se sépare et Jean-Jacques est confié à M. Barbey. Commence alors un cauchemar pour le jeune garçon. En effet, il affirme que son père adoptif a abusé de lui à plusieurs reprises pendant de nombreuses années. « Il a fallu que je me taise, que je fasse bonne figure. J'ai grandi. Après dépression et infarctus, j'ai porté plainte pour toute cette histoire. » Nombre de ces enfants ont été victimes de violences physiques et morales. Mais l'historien Ivan Jablonka nuance « certains ont reçu un accueil chaleureux et ont réussi à bien s'intégrer. »
Ainsi une dizaine de ces anciennes pupilles de l'Etat ont suivi ses pas et porté plainte contre l'Etat français pour violation des lois, des conventions françaises et internationales sur les droits des enfants, la primauté de la famille et la protection des mineurs. Mais les affaires ont été classées. « Certains sont même allés jusqu'à la Cour Européenne des droits de l'homme, sans succès » souligne le sociologue Philippe Vitale. « Pourquoi il y a-t-il eu prescription ? Les raisons sont très complexes mais formellement la loi n'a pas été violée », explique Ivan Jablonka. En effet, l'illettrisme était très présent à la Réunion. Les membres de la famille faisaient une croix ou posaient leur empreinte digitale sur le contrat. Ils confiaient sans le savoir leur enfant à l'Etat français.
« Maintenant c'est à la France d'assumer ses responsabilités »
2013 a été une année remplie de commémorations. Mais le cinquantenaire des enfants de la Creuse est passé sous silence, sauf à la Réunion. Le 23 novembre, une stèle a été posée à l'aéroport Rolland Garros de Grillot. Pour Jean-Jacques Martial, « c'est une première libération ». L'histoire des enfants de la Creuse s'inscrit dans une idéologie gaulliste et post-coloniale. Aux yeux d'Ivan Jablonka, « elle fait partie de l'histoire de la Vème République et de l'histoire de France. Elle touche aux questions de racisme et d'intégration. Lesquelles aujourd'hui encore sont des questions présentes dans l’actualité la plus brûlante. »
Le silence qui a entouré le transfert des enfants surprend. « Tout s'est passé de façon souterraine. On a pu lire des titres de temps à autre à la Réunion ou dans Libé sur le vol de mineurs. Mais la population réunionnaise n'a jamais réagi », indique le sociologue Philippe Vitale. Son explication est d'ailleurs double. D'un coté, pour les Réunionnais, « l'évènement peut apparaître comme mineur face à l'histoire de l'esclavagisme ». Dans un deuxième temps, « l'assimilation à la France métropolitaine est très ancrée dans les esprit. »
Pour Philippe Vitale le vote à l'Assemblée Nationale de mardi 18 février reste « une reconnaissance symbolique ». Il déplore que le texte soit aussi allusif : « Il est très général, on ne parle que des pupilles. Et les autres ? On parle de responsabilité morale, mais c'est un terme très complexe à définir. Certes, il est nécessaire mais il manque en précision. »
De son côté, Jean-Jacques Martial félicite Ericka Bareigts, députée PS de La Réunion, à la tête de cette motion. « Sans elle, nous n'aurions eu aucune reconnaissance. Elle a eu beaucoup de courage. » Et de pouursuivre : « Il ne faut pas négliger l'histoire. Maintenant c'est à la France d'assumer ses responsabilités. » L'ex-pupille de l'Etat fera partie de la délégation réunionnaise qui se rendra à Paris à l'Assemblée. Aujourd'hui, après cinquante ans de combat, il trouve enfin la paix. Il a retrouvé sa famille à la Réunion. Vit à leurs cotés. Il a même été jusqu'à changer son nom de famille de Barbey pour Martial, son nom de naissance. « Sept ans que je suis à la Réunion. A 55 ans je suis le plus heureux du monde ici. » Et d'un soupir, celui qui se considère comme l'avocat des enfants réunionnais transferés à la métropole lâche paisiblement : « Après le 18 février, ma mission sera accomplie. »