REGARD PHILOSOPHIQUE
[size=32]Un Dieu qui nous ressemble. La Bible et nous
André Comte-Sponville - publié le 01/07/2014
André Comte-Sponville, philosophe, est l’auteur d’un Dictionnaire philosophique (nouvelle édition revue et augmentée, PUF, 2013).
Il y a quelque chose d’effrayant dans l’Ancien Testament : ce Dieu vengeur et cruel n’est plus le nôtre. Toute l’humanité vouée à la douleur (à cause du péché, prétendument, d’Adam et Ève), le déluge, la destruction de Sodome et Gomorrhe, les dix plaies d’Égypte (dont le meurtre de « tous les premiers nés »)… Trop de massacres, trop de souffrances, trop d’horreurs, qui frappent d’innombrables innocents. Trop de violence et d’iniquité. Comment un Dieu infiniment bon et miséricordieux peut-il vouloir cela ? Je ne sais ce qu’en pensent les croyants d’aujourd’hui, ou plutôt je constate qu’ils n’en parlent guère. Beaucoup, dans ces récits atroces, ne voient que des mythes, qui en disent moins sur Dieu que sur l’humanité. Ils ont sans doute raison. Ce Dieu sanguinaire nous ressemble. La violence fait partie de l’homme. Comment un Dieu anthropomorphe en serait-il exempt ?
Lire la Bible, pour l’athée que je suis, c’est moins prendre des nouvelles de Dieu (on peut les supposer bonnes, s’il existe) que réfléchir à un enseignement sur l’homme. Prenons l’exemple du péché originel. Qu’on punisse des enfants pour la faute de leurs parents ou de leurs ancêtres, voilà ce que nos contemporains ne peuvent guère concevoir : ils y voient une évidente injustice, qu’ils ne sauraient moralement accepter. Tel est aussi mon point de vue. Mais est-ce à dire que ce mythe a perdu, de nos jours, toute signification, toute portée, toute vérité ? Nullement. Que nous naissions coupables, comme le voulait Pascal, je n’en crois rien. Mais que nous naissions capables du mal, voire du pire, hélas, qui le ne voit ? Le péché originel n’est pas derrière nous, comme une faute héréditaire, mais devant nous, comme une tentation, mais en nous, comme « une disposition au mal », disait Kant, laquelle nous pousse à faire passer nos intérêts avant nos devoirs, et l’amour de nous-mêmes, qui est légitime, avant l’amour d’autrui ou le respect de la justice, qui lui sont pourtant moralement supérieurs. C’est ce que Kant appelle le « mal radical », dont le péché originel n’est que l’expression mythologique, mais vraie pourtant à sa façon, en tout cas éclairante, et plus profonde que bien des niaiseries humanistes d’aujourd’hui. Que l’homme soit capable du bien, nul n’en doute. Mais qu’il soit foncièrement bon, qui peut le croire ? Il arrive, quand je tiens ce genre de propos, qu’on me juge pessimiste. Mais la Genèse me donne raison, comme Pascal ou Kant, et cela m’importe davantage.
« Alors ils virent qu’ils étaient nus… » C’est l’un des passages, dans la Genèse, qui me touchent le plus. Pas étonnant qu’on ait donné du péché d’Adam et d’Ève une lecture sexuelle, que rien, dans le texte, n’autorise absolument ! Ce que la nudité dévoile, c’est le corps en tant qu’il est sexué, donc objet d’un désir tout animal, et sujet par là (puisque nous ne sommes pas des bêtes) à la honte. On aurait tort, là encore, d’en sourire trop vite, de n’y voir que pudibonderie d’un autre âge. Adam et Ève, avant la faute, pouvaient se regarder sans trouble. Puis il y eut l’interdit (« vous ne mangerez pas du fruit de cet arbre »), puis la transgression, puis la honte, la pudeur, et les délicieuses émotions qui vont avec, entre amants, dont les bêtes, qui font l’amour innocemment, ignorent tout. L’humanité, en tout cas celle que nous connaissons, commence là, par la loi qu’elle viole sans l’abolir, par l’animalité mise à distance, par le désir d’autant plus troublant qu’il a perdu son innocence. Felix culpa ! Sans l’interdit, que saurions-nous de la liberté ? Sans la transgression, que saurions-nous de l’érotisme ?
Lisons la Bible : c’est de nous qu’elle parle.[/size]