André Gounelle
Cet article comporte quatre parties. La première retrace les grandes lignes de la vie de Castellion. La deuxième porte sur sa querelle avec Calvin à la suite de l'exécution de Michel Servet. La troisième traite de son œuvre, de ses travaux, et la quatrième s'intéresse au regard qu'on a porté sur lui, à l'influence qu'il a exercée jusqu'à nos jours.
1. Esquisse biographique
De l'enfance et de la jeunesse de Castellion, on ignore pratiquement tout. Il naît en 1515 à Saint Martin du Fresne, près de Nantua, dans l'Ain, d'une famille de paysans honnêtes, mais sans grande instruction.
Lyon et Strasbourg (1535-1541)
Comment Sébastien a-t-il été amené à faire des études ? Nous ne le savons pas. En 1535, il est à Lyon au collège de la Trinité, où il acquiert une connaissance approfondie du latin et du grec. Pour des raisons et sous des influences dont il ne parle jamais, il se rallie aux "idées nouvelles" comme on disait alors pour désigner la Réforme. En 1540, peut-être à cause de mesures de répression visant les protestants, il quitte Lyon et va à Strasbourg.
À son arrivée dans la capitale alsacienne, Castellion loge quelques jours chez Calvin, qui était alors pasteur de la paroisse francophone de la ville. N'ayant qu'un petit traitement qui ne lui permettait pas de vivre décemment, Calvin louait des chambres, de préférence à des étudiants. Faute de place, Castellion ne reste qu'une semaine chez le Réformateur, mais il continue à fréquenter sa maison et noue des liens amicaux avec les pensionnaires qui y logeaient. Il en soigne même certains avec dévouement et courage au cours d'une épidémie de peste qui atteint la ville à un moment où Calvin lui-même se trouvait en Allemagne, à Ratisbonne, pour des négociations avec les luthériens et les catholiques, et Calvin l'en remerciera beaucoup. Quelles étaient les occupations et les ressources de Castellion à Strasbourg ? La documentation dont nous disposons ne permet pas de répondre à cette question.
Genève
En septembre 1541, Calvin retourne à Genève d'où il était parti en 1538 à la suite de conflits avec les conseils de la ville. Parmi les tâches qui lui incombent, il y a celle d'organiser l'enseignement. Pour diriger le collège de la ville, après le refus de maîtres réputés, Calvin fait appel à Castellion dont il a constaté à Strasbourg qu'il était pieux, travailleur et savant. Castellion, à 26 ans, devient régent à titre d'abord intérimaire, puis définitif. Il se met à la tâche avec ardeur, et rédige des manuels qui mettent en vers latins et transposent en français des scènes bibliques. Très vite deux querelles théologiques opposent Castellion et Calvin.
La première concerne le Cantique des cantiques. Que l'on trouve dans la Bible un poème érotique (lascif, écrit Calvin) choque tout autant Castellion que Calvin, mais ils en tirent des conclusions opposées. Dans la ligne de la tradition exégétique du Moyen Age, Calvin, pourtant en général plutôt hostile à ce type d'interprétation, en propose une lecture allégorique. Les deux amants du poème seraient Dieu et l'âme croyante, ou le Christ et l'Église. Castellion juge insoutenable, indéfendable, contraire à la méthode humaniste cette lecture. Le Cantique des cantiques est pour lui un poème charnel qu'on a introduit par erreur dans la Bible. Il faut, pense-t-il, l'en enlever, le rendre à la littérature profane.
Le deuxième dissentiment concerne le symbole dit des apôtres ou Credo. Le débat porte sur la descente de Jésus aux enfers entre sa mort et sa Résurrection. Calvin voit dans le "il est descendu aux enfers" une expression métaphorique qui signifie que Jésus est allé jusqu'au bout ou jusqu'au fond de la souffrance, qu'il a connu la pire des douleurs qu'on puisse éprouver. Castellion déclare qu'il s'agit là d'une spiritualisation historiquement inexacte. Les rédacteurs inconnus du symbole ont voulu dire que Jésus a pénétré et séjourné entre le vendredi saint et Pâques dans le séjour des morts, cet espace en général localisé sous la terre.
Ces deux querelles apparaissent subalternes et sans grande portée existentielle ni doctrinale. Néanmoins, elles enveniment les relations entre les deux hommes. Quand Castellion, à qui son salaire de régent ne suffit pas pour vivre, d'autant plus qu'il s'est marié et a des enfants, demande, en 1544, à être reçu comme pasteur (il prêchait régulièrement dans une banlieue de Genève), la compagnie des pasteurs réunie sous la présidence de Calvin, le lui refuse à cause de ses opinions sur ces deux points, tout en reconnaissant qu'ils n'ont pas une importance capitale.
Bâle
La situation de Castellion devient difficile. Il manque d'argent. Il sait qu'on le surveille, qu'on n'a pas confiance en lui. À la suite d'un échange assez vif avec Calvin dans une réunion de prédicateurs, il décide d'aller s'installer à Bâle, la ville des humanistes. Il y arrive en 1545.
Il y gagne misérablement sa vie par des travaux manuels (porteur d'eau, scieur), et comme correcteur d'imprimerie. Il n'a pas assez d'argent pour se chauffer, et nourrir convenablement les siens. Ce qui ne l'empêche pas de travailler intensément. Il publie une traduction française originale de l'ensemble de la Bible (cette publication n'arrange pas ses relations avec Genève qui patronne et préconise la traduction d'Olivétan, un cousin de Calvin). En 1553, il est nommé professeur de grec à l'Université, ce qui lui donne, enfin, une relative aisance. Il s'y heurte constamment à l'hostilité des calvinistes qui, à tout propos, sur la prédestination, sur ses traductions ou commentaires de la Bible lui créent des ennuis, lui intentent des procès pour hérésie et ceci jusqu'à sa mort, mais ses collègues de Bâle le soutiennent et le défendent efficacement, tandis que Mélanchthon, le successeur de Luther, l'assure de son amitié et de son estime. Il meurt à l'âge de 48 ans, le 29 décembre 1563, cinq mois avant Calvin.
Castellion incarne une figure assez typique de la Renaissance, celle de l'érudit infatigable travailleur, et démuni de ressources (dans ses Essais, Montaigne fait une allusion à Castellion que, comme un autre savant, on a laissé mourir de faim). Toutefois, Castellion sort du lot par sa grande querelle avec Calvin et aussi par l'originalité de sa pensée.
2. La polémique à propos de Servet
À côté des deux désaccords un peu secondaires que l'on vient de mentionner, Castellion, alors qu'il vit à Bâle, s'oppose durement à Calvin à propos de l'exécution de Michel Servet.
Michel Servet
Servet, médecin espagnol, publie en 1531, à Haguenau, un petit livre d'environ 120 pages intitulé De Trinitatis erroribus qui attaque violemment la doctrine trinitaire. On trouve un exemplaire de l'édition princeps (quatre ou cinq seulement ont été conservés) à la bibliothèque de la Faculté de Théologie protestante de Montpellier. Au seizième siècle, les antitrinitaires passent pour de dangereux et odieux blasphémateurs. Ni les catholiques, ni les réformés, ni les luthériens n'ont pour eux la moindre indulgence. Partout en Europe, à l'exception de la Pologne et de la Transsylvanie, ils sont pourchassés, arrêtés, condamnés, exécutés. Servet se cache sous un nom d'emprunt, et exerce la médecine à Vienne, dans la vallée du Rhône. En même temps, en secret, il rédige un ouvrage intitulé Christianismi Restitutio, par quoi il faut entendre le retour au christianisme originel, celui de Jésus et des disciples, antérieur aux formulations trinitaires et christologiques des grands conciles des quatrième et cinquième siècles.
En 1553, Servet fait imprimer clandestinement son livre et en envoie un exemplaire à Calvin, en lui demandant "son opinion fraternelle". Un proche de Calvin communique ce texte depuis Genève à l'un de ses cousins catholiques habitant Lyon, qui le remet à l'inquisition (avec des lettres que Servet avait adressées à Calvin et qui permettent de le localiser et de l'identifier). Cette transmission s'est elle faite à l'insu, sur les instructions, avec l'accord, ou avec la complicité passive du Réformateur ? On n'en sait rien, mais cet épisode alimente un soupçon qui pèse lourdement sur la mémoire de Calvin. L'inquisition fait arrêter Servet, qui parvient à s'échapper, et qui tente de gagner Zurich, pour aller de là se cacher en Italie. Il passe par Genève, où il se rend au culte. Il est immédiatement reconnu et arrêté, passant ainsi, en quelques semaines, des geôles catholiques aux protestantes.
L'exécution
Servet est rapidement jugé et condamné. Ce n'est pas Calvin, mais le Conseil de Genève qui prononce la sentence. Il n'en demeure pas moins hautement probable que si le Réformateur s'y était opposé ou avait conseillé un bannissement, il aurait été suivi. Servet, condamné, demande d'avoir un entretien en tête à tête avec Calvin qui accepte. D'après Calvin, qui a raconté cette scène avec une froideur féroce, Servet "voulait lui crier merci", et le réformateur lui répond par un cours de théologie, comme s'il argumentait dans un salle de classe. Servet est brûlé vif sur le plateau de Champel, aux portes de Genève, le 27 octobre 1553. Devant le bûcher, Servet prie : "Jésus, Fils du Dieu éternel, ai pitié de moi". D'après l'un des récits de l'exécution (ils ne concordent pas tous), Farel, censé l'assister, lui dit : "au lieu de 'Fils du Dieu éternel', tu dois dire 'Fils éternel de Dieu'." S'il avait prononcé cette deuxième formule, commente Théodore de Bèze, il n'aurait pas été exécuté. Il y a certes une différence théologique considérable entre les deux énoncés, mais valent-elles la vie d'un homme ? La condamnation de Servet inquiète, trouble, agite l'opinion protestante qui a de la peine à l'admettre. Avant l'exécution, le Conseil de Genève consulte les grandes cités réformées pour avoir leur avis, tandis que Calvin publie en février 1554 un livre terrible, Déclaration pour maintenir la vraie foi, qui légitime la mise à mort des hérétiques.
La réaction de Castellion
Castellion entre alors en scène. L'exécution de Servet l'indigne, le révolte ; elle lui paraît criminelle, et contraire aux principes défendus, proclamés par la Réforme. Comment peut-on à la fois reprocher aux catholiques de persécuter les réformés, et se faire soi-même persécuteur ? Le persécuteur, quel qu'il soit, est toujours coupable d'inhumanité. Le persécuteur protestant est doublement coupable, car il se contredit lui-même ; il nie la cause et les principes qu'il prétend représenter.
Castellion publie, un mois après le traité de Calvin, une anthologie de textes de Pères de l'Église et d'auteurs du seizième siècle (dont Calvin lui-même) qui réprouvent des exécutions pour cause d'hérésie. Les textes sont encadrés d'une préface et d'une postface rédigées sous des pseudonymes par Castellion. Ce livre, dont il identifie vite l'auteur, met Calvin en fureur, et Théodore de Bèze y répond, en septembre de la même année 1554, par une apologie qui reprend l'argumentation de Calvin.
Castellion riposte en écrivant un deuxième ouvrage Contre le libelle de Calvin. La censure n'en autorise pas la publication, et il ne paraîtra qu'en 1612 aux Pays-Bas. Dans cet écrit admirable, se trouve la phrase fameuse : "Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme". S'adressant à Calvin, Castellion l'apostrophe : "Nous diras-tu, à la fin, si c'est le Christ qui t'a enseigné à brûler des hommes ?". Castellion ne préconise cependant pas une tolérance sans limites. S'il demande que les chrétiens ne condamnent pas les juifs et les musulmans, et réciproquement, par contre, il s'en prend à ces athées que sont à ses yeux Rabelais et Dolet ; il estime qu'ils n'ont pas leur place dans une cité chrétienne ; mais qu'on ne le tue pas, qu'on se contente de les expulser, de les exiler.
Ce traité a la forme d'un dialogue entre Calvin et un interlocuteur fictif. Castellion ne met dans la bouche du Réformateur que des phrases qu'il a écrites dans ses divers ouvrages, et les citations sont rigoureusement exactes. L'interlocuteur fictif, celui qui exprime et défend son point de vue, Castellion le nomme Vaticanus. Étrange. Veut-il dire que finalement Rome se montre plus ouvert et tolérant que Genève ? Mais Castellion sait bien que l'inquisition, après la fuite de Servet de la prison de Vienne, l'a condamné au bûcher. A-t-il choisi Vaticanus, comme on l'a supposé, parce que c'est presque, à deux lettres près, l'anagramme de Calvinus ? Il me semble plus vraisemblable que ce nom veut simplement brouiller les pistes.
La controverse s'arrête, Castellion n'ayant plus la possibilité de s'exprimer. Il rédige en 1555 une dernière réponse à Calvin, dont on a découvert la manuscrit en 1938, et qu'on a publié en 1971. De son côté, chaque fois que par la suite Calvin mentionne Castellion, il le qualifie de chien ou de Satan.
On a dit que dans l'affaire Servet, Castellion avait sauvé l'honneur de la Réforme. Je n'en sais rien, car la tâche demeure, indélébile. Castellion a, en tout cas, montré que la conduite de Calvin ne faisait pas l'unanimité parmi les réformés.
3. Les travaux de Castellion
Castellion a beaucoup écrit. On peut répartir ses œuvres en cinq catégories.
- Premièrement des manuels scolaires, en particulier des livres de lecture pour apprendre le français et le latin, dont certains sont restés en usage en Allemagne, jusqu'au dix-huitième siècle (la dernière édition, parue à Francfort, date de 1767). Castellion écrit surtout des dialogues (137 en tout, publiés entre 1542 et 1547), probablement pour faire jouer aux enfants de petits saynètes. La plupart reprennent, et transposent en latin ou en français des histoires bibliques. Le dialogue constitue une intéressante innovation pédagogique, que Castellion n'a pas inventée, mais qu'il a utilisée systématiquement et intelligemment pour un enseignement agréable et vivant.
- Deuxièmement, Castellion édite, selon les méthodes et les principes de l'humanisme, quantité de classiques grecs : Xénophon, Hérodote, Diodore de Sicile, Homère. Ces éditions, honorables, seront vite surclassées par celles éditées par Robert Estienne.
- Troisièmement, Castellion fait de nombreuses traductions, dont l'une de la Bible. A partir de l'hébreu et du grec, il en établit une version latine, publiée en 1551, puis une version française éditée en 1555. Si personne ne met en cause sa connaissance et sa maîtrise des langues, par contre on conteste ses choix de traducteur. Par exemple, il rend le grec aggelos (ange) par le latin genius génie ; il rend baptisma (baptême) par lotio (lavage), et ekklesia, église (le mot veut dire en grec assemblée) par respublica, république. En français, il essaie de traduire la Bible dans la langue courante, banale, vulgaire, pas en style noble. Il veut s'adresser aux ignorants, et non aux gens de lettres ou de cour. Aussi use-t-il, je cite "d'un langage commun et simple, le plus entendible qu'il a été possible". Ainsi, quand il rencontre le "en vérité en vérité je vous le dis" qui introduit certaines paroles de Jésus, il le rend par "je vous l'assure". Ce ne sont pas les foules, mais des "tas de gens" qui entourent Jésus. L'odorat devient "flairement", l'holocauste "brûlage", ou "flammage". Il forge des mots comme "enfantons" (petits enfants), "songe-malice" (pour "ingénieux au mal"), "arrière-femme" pour deuxième épouse. Il écrit : "Ne jasez pas beaucoup" pour "n'usez pas de vaines redites" ; "une noire et mortelle vallée" pour "la vallée de l'ombre de la mort". Les traducteurs actuels de la Bible jugent très intéressante cette tentative de traduction populaire. À l'époque, elle a choqué ; on ne la trouvait pas convenable ; on l'accusait de ne pas respecter la majesté de la Bible. Henri Estienne, le fils de Robert, lui adresse le reproche suivant : "au lieu de chercher les plus graves mots et manières de parler, il s'est étudié à parler le jargon des gueux". Cette traduction ne manque cependant pas d'allure. Je vous lis la première phrase de la Genèse dans la version qu'elle propose : "Premièrement, Dieu crée le ciel et la terre. Comme la terre était néant et lourde et ténèbres par dessus l'abîme et que l'esprit de Dieu se balançait par dessus les eaux, Dieu dit 'Lumière soit'. Et lumière fut".
- Quatrième catégorie d'écrits : ceux qui défendent la tolérance (un mot que Castellion n'emploie jamais ; il a d'ailleurs un sens négatif jusqu'au dix-huitième siècle ; tolérer ne veut pas dire alors admettre la différence, mais permettre ce qui devrait être interdit). Aux œuvres que j'ai citées à propos de l'affaire Servet, il faut ajouter le Conseil à la France désolée, publié en 1562. Ce livre, qui a été condamné par le Synode National des Églises Réformés à Lyon en août 1563, réprouve tout autant les huguenots que les catholiques qui lèvent des troupes et prennent les armes, qui persécutent et pratiquent le forcement de conscience au nom de Christ en oubliant qu'il enseigne l'amour et le respect des autres. Castellion plaide pour qu'on laisse les deux religions libres, "que chacun tienne sans contrainte celle des deux qu'il voudra".
- Enfin, dans le domaine proprement théologique, Castellion a écrit plusieurs traités et surtout un livre intitulé De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir, où alternent des idées ou des argumentations qui datent avec des passages d'une étonnante modernité. Cet écrit, à la fois de son temps et très en avance sur son temps, joint une grande piété avec une réflexion critique de haut niveau. Il comprend deux parties. La première, une sorte de discours de la méthode, porte sur l'explication et l'interprétation de textes bibliques, et pose les bases d'une explication rigoureuse des textes. On doit les comprendre dans leur contexte historique, tenir compte de leur genre littéraire (prophétie, enseignement, poésie), ne pas oublier que nous disposons de manuscrits transcrits par des copistes qui comportent des omissions et des erreurs. De plus, tout dans la Bible n'est pas Parole de Dieu ; l'inspiration divine s'y mélange avec des idées et de formulations humaines. Contre Calvin qui affirme que tout y est parfaitement clair, Castellion souligne l'obscurité et l'ambiguïté de nombreux passages, ce qui rend possibles et légitimes des interprétations différentes. La deuxième partie du livre porte sur la foi. Elle est confiance en Dieu, amour du prochain, et non connaissances de choses surnaturelles. Nos croyances ou doctrines, sur la Trinité ou sur la Cène par exemple, sont toujours approximatives, discutables et révisables. On ne doit donc pas leur donner une valeur absolue ; par contre la pureté de la vie, l'amour du prochain sont des impératifs absolus. S'il se nourrit de la Bible, le croyant ne rejette pas, mais utilise ce don de Dieu qu'est la raison ou l'intelligence humaine ; il n'a pas à en faire le sacrifice. Calvin reproche à Castellion, comme d'ailleurs à tous ceux qui réfléchissent et s'écartent des thèses du réformateur, d'être trop raisonneur et sceptique. De l'art de douter et de croire mériterait d'être plus connu. Si ce livre comporte quelques faiblesses, il fait partie des grandes œuvres de l'histoire de la théologie protestante, et il devrait y être un classique à côté des œuvres de Calvin, de Luther et de Zwingli.
4. L'historiographie
1. Du seizième au dix-neuvième siècle
De son vivant, Castellion jouit d'une certaine notoriété en tant qu'humaniste et pédagogue, mais ses autres travaux sont peu connus. Ils seront mis en valeur par une série peu banale de non conformistes. Fausto Socin (1539-1601), le théologien de l'unitarisme ou antitrinitarisme, en séjour à Bâle entre 1574 à 1578, s'enquiert des papiers de Castellion qui avait correspondu et peut-être collaboré avec son oncle Lelio. On lui communique des manuscrits où Castellion critique la double prédestination, et il les publie. Ces traités intéressent vivement le Hollandais Coornhert (1522-1590), un personnage original et attachant. Malgré de profonds désaccords avec l'Église romaine, il reste catholique et n'adhère pas au protestantisme parce qu'il trouve inacceptable la doctrine de la double prédestination, et révoltante l'intolérance des réformés, parfois plus forte que celle des catholiques. Coornhert traduit et publie en hollandais quelques textes de Castellion. "Dans une page de Castellion, écrit-il en 1580, je trouve plus de vérité, plus de piété et d'édification que dans tous les livres de Calvin et de Bèze". Les écrits de Coornhert exercent une grande influence sur les remonstrants, des réformés antiprédestinatiens et anticalvinistes, qui se rallient aux thèses d'Arminius (1560-1609), lui-même marqué par Coornhert. La charte fondatrice de la communauté des remonstrants, en 1610, reprend littéralement certaines formules de Castellion, sans toutefois mentionner son nom. Les remonstrants font venir de Bâle des manuscrits de Castellion, qu'il déposent dans leur bibliothèque de La Haye. Ils publient ceux qui leur semblent d'actualité dans cette Hollande où les calvinistes tentent d'imposer leur dictature. En 1744, un des professeurs au séminaire des remonstrants à Amsterdam, Wetstein (1693-1754), consacre à Castellion un cours d'une année.
Le XXe siècle
À l'exception de ces marginaux que sont alors les remonstrants, aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, on ne le mentionne que rarement et rapidement à propos de l'exécution de Servet. Il n'est pas tout à fait inconnu, mais il est très peu et très mal connu.
Il sort de l'oubli en 1892, où Ferdinand Buisson publie chez Hachette, en deux volumes, la thèse qu'il a consacrée à Castellion et qu'il a soutenue l'année précédente en Sorbonne. Cette thèse, écrite dans une très belle langue, avec une méthode rigoureuse, joint érudition et intelligence.. Après quelques déboires ecclésiastiques (il essaie en vain de réformer en un sens libéral l'église protestante de Neuchâtel), Buisson entre dans l'éducation nationale, il collabore étroitement avec Jules Ferry à la création de l'enseignement primaire laïc, qu'il dirige avec beaucoup de compétence et une grande autorité avant de se lancer dans une carrière politique. De protestant libéral, il devient petit à petit un libre penseur spiritualiste. Il milite activement dans l'affaire Dreyfus pour une révision du procès, et préside longtemps la Ligue des droits de l'Homme. Il reçoit le prix Nobel de la Paix en 1927. Castellion l'intéresse à plusieurs titres : à cause de son combat pour la tolérance, parce qu'il est un libre croyant chez qui la foi s'allie avec le savoir et la rationalité, mais aussi en raison de son œuvre pédagogique à laquelle sa thèse de doctorat donne beaucoup d'importance, et dont elle montre l'intérêt.
Vingt-deux ans après, en 1914, Étienne Giran, un pasteur français au service de l'Église wallonne des Pays-Bas, qui pour résistance au nazisme, devait mourir avec son fils en 1944 à Buchenwald, publie un livre qu'il présente comme un complément à celui de Buisson ; complément, d'une part, parce qu'il a pu consulter des textes auxquels Buisson n'avait pas eu accès ; et, d'autre part, parce qu'il insiste plus que ne l'avait fait Buisson sur la pensée proprement religieuse et théologique de Castellion, sur sa compréhension du message évangélique et sa conception de la vie chrétienne. Encore vingt deux ans se passent, et en 1936, Stéfan Zweig, sur la suggestion d'un pasteur libéral de Genève, Jean Schörer, publie un livre intitulé Castellion contre Calvin ou conscience contre violence (traduction française en 1946), ouvrage émouvant et courageux (car en arrière-fond il s'en prend à l'hitlérisme), mais qui n'apporte rien de nouveau du point de vue historique. E. Léonard, dans son Histoire du Protestantisme, qualifie ce livre de "vulgarisation romancée", ce qui est un peu trop méprisant. Zweig, reprenant un thème qui lui est cher, entend montrer que les vaincus du présent deviennent dans la longue durée les véritables triomphateurs de l'histoire. Castellion, en son temps réduit au silence, l'emporte à nos yeux sur son vainqueur du moment Calvin. En 1953, pour le quatrième centenaire de l'exécution de Servet, paraissent deux volumes d'études sur Servet et Castellion ; l'un plus érudit, se situe dans la mouvance du congrès international des sciences historiques ; l'autre destiné à un grand public cultivé répond à un souhait de l'I.A.R.F. association internationale pour un christianisme libéral. Une contribution (mais d'autres y font allusion) souligne que l'affrontement entre communistes et anticommunistes divise l'Europe, comme la divisait au seizième siècle la discorde entre catholiques et protestants, et que l'appel à la tolérance, dans ce contexte, n'a rien perdu de son actualité. En 1963, Charles Delormeau publie un livre sur Castellion qui est une compilation sans grande originalité des ouvrages de Buisson et de Giran. A cette liste de publications, il faut ajouter quelques articles de seizièmistes dans des revues ou ouvrages ultra-spécialisées, cinq ou six en tout.
Les éditions ont été longues à venir. Le traité Contre le Libelle de Calvin est publié seulement en 1612, au Pays Bas par les remonstrants. Il n'a été traduit en français qu'en 1998. La bibliothèque des remonstrants de Rotterdam conserve le manuscrit d'une œuvre de Castellion, dont j'ai déjà dit que je la considérais comme majeure, De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir. Elle a été publiée pour la première fois intégralement en 1937, en Italie dans une édition pour spécialistes qui contient des écrits hérétiques du seizième siècle. Buisson et Giran n'en ont connu que quelques extraits publiés au dix-huitième siècle par Wetstein. Une traduction française paraît en 1953, et le pasteur Philippe Vassaux la réédite en 1996 à La Cause. En 1967, Droz publie le Conseil à la France désolée, de 1562.
Castellion et le protestantisme libéral
À quelques exception près, ces études et ces traductions proviennent de gens qui se situent dans la mouvance du protestantisme libéral. Les protestants libéraux trouvent en Castellion un ancêtre selon leur cœur, ils voient en lui un protestant exemplaire. Ils le mettent en contraste de manière polémique avec Calvin. Ainsi, Giran oppose les deux réformes : la réforme luthéro-calviniste, étroite, dogmatique, intransigeante et bornée, et la réforme humaniste, ouverte, généreuse, intelligente et tolérante dont Castellion est la figure de proue. Giran plaide ardemment pour que le protestantisme moderne élimine les rigidités doctrinales, et fasse triompher le courant libéral au lieu de se crisper dans des orthodoxies sectaires.
L'affaire Servet a toujours beaucoup embarrassé les réformés, et leurs adversaires, en particulier les catholiques l'exploitent volontiers et abondamment. Ainsi, en 1683, deux ans avant la Révocation de l'Edit de Nantes, le Père Maimbourg écrit que l'exemple même de Calvin montre la légitimité de persécuter ceux qui s'écartent de la vérité. Du côté des philosophes, Voltaire se sert de Castellion pour dénoncer l'intolérance de Calvin et des genevois qui ne valent pas mieux que les catholiques. Plusieurs monuments, que Valentine Zuber a étudiés dans sa thèse de doctorat, commémorent Servet. Parmi ces monuments, le plus connu est une stèle élevée en 1903 à Champel, à l'endroit précis du supplice de Servet. Cette stèle porte l'inscription suivante, rédigée par Émile Doumergue, professeur à la Faculté de Théologie de Montauban et fervent calviniste : "Fils respectueux et reconnaissants de Calvin, notre grand réformateur, mais condamnant une erreur qui fut celle de son siècle, et fermement attachés à la liberté de conscience selon les vrais principes de la Réformation, nous avons élevé ce monument expiatoire". Dans cette inscription, les protestants libéraux, qui n'éprouvent pas toujours beaucoup de respect ni de reconnaissance envers Calvin, même s'ils admirent la vigueur de sa pensée, contestent plus particulièrement les mots "une erreur qui fut celle de son siècle". Mauvaise et pitoyable excuse, disent-ils. Regardez Castellion ce contemporain de Calvin, à l'esprit généreux et ouvert. Et à Castellion on pourrait associer tous les catholiques et protestants que cite Joseph Lecler dans son Histoire de la tolérance. Ferdinand Buisson va plus loin. Dans sa thèse, il analyse de près, les unes après les autres, chacune des réponses des villes et principautés réformées interrogées par le Conseil de Genève sur la légitimité de la condamnation de Servet. Il souligne les réserves, les réticences, les gènes qui s'y expriment. Plus qu'une approbation massive, elles sont une concession consentie à contrecœur, qu'on n'a pas pu ou osé refuser pour des raisons diplomatiques. Les réponses des villes protestantes s'accordent pour condamner les opinions de Servet, mais ne se prononcent guère sur le châtiment à lui infliger. Non, ce n'est pas l'erreur d'un siècle, écrit le pasteur et historien Charles Bost, il y avait des partisans et des artisans de la tolérance au seizième siècle, même s'ils n'étaient qu'une minorité. Quelles que soient par ailleurs l'impressionnante grandeur, et les immenses qualités de Calvin, rien ne vient excuser sa faute ni atténuer son crime. Au contraire, son intelligence, sa science et sa piété auraient dû, plus que tout autre, l'en préserver et constituent des circonstances aggravantes.
Conclusion
Cette historiographie montre qu'on s'est surtout intéressé à Castellion dans des moments critiques : les luttes pour la liberté religieuse en Hollande, l'affaire Dreyfus, la montée du nazisme, la guerre froide. Que des gens remarquables par leur ouverture d'esprit, leur largeur de vues, leur intelligence et leur sens de l'humain se réfèrent à lui en des circonstances critiques et dramatiques fait honneur à Castellion. Il n'en demeure pas moins que du coup sa figure a été captée par la polémique, une polémique noble, certes, et qu'on a, par contre, trop négligé ses travaux érudits, et surtout la pensée théologique qu'il expose dans De l'art de douter et de croire, d'ignorer et de savoir. Il y définit une autre manière d'être réformé que celle de l'Institution Chrétienne, et une manière certainement plus parlante pour notre temps, plus proche de nous, intellectuellement plus solide, et à mon sens plus fidèle à l'évangile, même si l'expression n'atteint pas la clarté, la précision et l'élégance des textes de Calvin. Espérons que dans les années à venir cet aspect de l'œuvre de Castellion sera étudié et mis en valeur.
(Document theolib)