Qui sont les théologiens de la libération ?
Ruggero Gambacurta-Scopello - publié le 11/06/2013
Le 16 mai 2013, deux mois après son élection, devant un parterre d’ambassadeurs auprès du Saint Siège, le Pape François a condamné les marchés financiers en les qualifiant de nouveau « veau d’or ». La presse a abondamment commenté les quelques minutes de son discours, mais son contenu est-il vraiment nouveau ? Il semble bien que non…
En tout cas, ces paroles, venues d’un Pape latino-américain, doivent être comprises par rapport à la théologie de la libération. Ce courant de pensée religieuse est né au sein du catholicisme en Amérique latine, dans les années 1950-1960. Son nom provient du livre Théologie de la libération, publié en 1973 par le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez, l’un des fondateurs de ce courant.
Théologie de la libération et pauvreté
Le fondement de la théologie de la libération réside dans son approche de la pauvreté. La misère – qu’il faut distinguer de la pauvreté – annihile ce qu’il y a d’humain dans l’homme, l’empêchant, pour des raisons économiques, de vivre pleinement une vie chrétienne. Guttiérez a écrit : « Le pauvre est, pour l’Evangile, le prochain par excellence. Cette option (préférentielle) constitue, pour cette raison, l’axe autour duquel se situe aujourd’hui une nouvelle manière d’être homme et d’être chrétien en Amérique latine. Le pauvre est le sous-produit du système dans lequel nous vivons et dont nous sommes responsables. (…) Bien plus, le pauvre est l’opprimé, l’exploité, le dépouillé du fruit de son travail, le spolié de son être d’homme. »
Un contexte favorable à la naissance de la théologie de la libération
Pendant les dictatures latino-américaines de la deuxième moitié du XXè siècle, la théologie de la libération a trouvé un terreau propice à sa réception. Un terreau économique d’abord, avec un développement inégalitaire, une urbanisation galopante du continent et une paupérisation des masses. Un terreau politique ensuite, avec des régimes dits d’autoritarisme-bureaucratique (Brésil, Chili, Argentine), des régimes dictatoriaux en Amérique Centrale, des guerres civiles (au Nicaragua), et une répression des organisations de la société civile (syndicats, partis politiques). Dans les années 1980, la doctrine économique du néolibéralisme, imposée par les Etats-Unis, a accru ce terreau. Plusieurs Eglises, dans ce contexte difficile, ont réagi en créant des communautés ecclésiales de base.
Jean-Paul II, le cardinal Joseph Ratzinger et la Congrégation pour la doctrine de la foi : tous contre la théologie de la libération
Opposant du bloc communiste, Jean-Paul II (1978-2005) ne fut pas très favorable à la théologie de la libération. Les « prêtres rouges » étaient mal vus à Rome. Dès 1984, la Congrégation pour la doctrine de la foi, dirigée par le cardinal Joseph Ratzinger, critique les positions de Miguel D’Escoto et Fernando Cardenal, théologiens de la libération et membres du gouvernement sandiniste, au Nicaragua. La Congrégation leur ordonne de choisir entre être prêtre et être au gouvernement, invoquant la nécessité de séparer l’engagement politique de l’engagement religieux. Cet argument s’oppose au principe d’adéquation entre théorie et pratique, cher à la théologie de la libération. Le document Libertatis nuntius, établi par la Congrégation en 1984, s’il considère comme louable l’intérêt pour les pauvres, conclut néanmoins que la théologie de la libération est incompatible avec la doctrine de la foi.
Une théologie historiquement et socialement située
En Amérique latine, la religion catholique a toujours été un soutien du pouvoir et de l’ordre établi. Or la théologie de la libération est, en revanche, du côté des pauvres et légitime leur protestation. Les théologiens de ce mouvement ont réagi puissamment à une situation historique précise qu’ils ont interprétée avec une optique marxiste. Le moment en question était celui du sous-développement : les pays sud-américains étaient considérés comme « sous-développés », c’est-à-dire réduits à l’état d’esclavage par les pays du nord qui leur ont imposé leurs normes libérales et leur libre échange économique. Josué de Castro (1908-1973) – médecin nutritionniste, sociologue, géographe, directeur en 1952 du Conseil exécutif de la FAO, auteur de livres sans concession sur la faim en Amérique latine et dans le monde – traduit bien cette idée : « La moitié de l’humanité ne mange pas, et l’autre moitié ne dort pas, car elle craint ceux qui ne mangent pas ». Tiermondistement parlant, l’Amérique latine, avec ses masses, est celle qui ne mange pas.
Dans ce contexte de pauvreté extrême, la théologie de la libération est une interprétation du réel : les structures de domination lui servent de guide de compréhension. Cette théologie s’attaque au système qui fait qu’il y a des dominateurs et des dominés. Lire le monde comme un théologien de la libération impose de considérer qu’il faut, dans l’histoire, aller de la domination vers l’égalité. Elle ne repose donc pas tant sur des concepts intemporels que sur des idées ancrées dans leur contexte historique et géographique.
En termes de textes religieux, la théologie de la libération n’est pas en reste : elle prône un retour à la Bible pour tous les croyants, au sein des communautés ecclésiales de base. Elle invite à lire, à commenter, et à réfléchir sur les textes. Quant aux théologiens, ils donnent un sens nouveau à certains éléments présents dans les Ecritures ; ils mettent tout spécialement l’accent sur les Prophètes et le livre de l’Exode, considérant que le sort du peuple juif a de grandes similitudes avec celui des peuples du tiers monde : dominés, chassés...
De la théorie à la pratique
Mais la théologie de la libération n’est pas que prière, théorie, théologie, elle est aussi et surtout action. Comme l’écrit le philosophe mexico-argentin Enrique Dussel dans son livre Le dualisme dans l’anthropologie de la chrétienté (1974), le parcours du théologien de la libération s’enracine non pas dans la théologie mais dans « l’état réel de la question ». En ce sens, la théologie de la libération est une nouvelle approche de la théologie.
Faire de la théologie de la libération nécessite un engagement et un lien personnel avec les déshérités. Porter la parole de Jésus au « prochain par excellence » suppose de s’en approcher soi-même. Le théologien de la libération brésilien, Clodovis Boff, explique qu’ « il y a une condition préalable : que le théologien soit en liaison organique avec le peuple, avec son histoire ecclésiale et sociale. Sans un minimum d’engagement vivant et concret avec la réalité vécue par le peuple et avec ses luttes, le théologien ne peut articuler dans son discours ni prophétie, ni utopie, ni sentiment ». Être avec les pauvres permet d’assimiler leur point de vue sur le réel et ainsi de comprendre les rapports de domination.
Un marxisme catholique ?
Mais que penser de la possibilité d’un marxisme catholique ? Ce qui est marxiste dans la théologie de la libération, ce n’est pas le matérialisme et l’athéisme : c’est la méthode marxiste. Marx écrivit que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer » (Thèses sur Feuerbach, 1845). Il en va de même pour le théologien. Que celui-ci s’attache à transformer le monde, il rencontrera l’estime de Marx.
Au-delà de ce corpus d’idées, la théologie de la libération a eu un rôle d’organisation significatif en Amérique latine. Elle s’est efforcée de canaliser la « force des pauvres », selon Leonardo Boff : le pauvre n’y est plus le récepteur passif de la charité catholique mais devient un individu pensant et agissant, avec lequel on peut interagir. On peut apprendre des choses de lui, et on peut lui en apprendre.
Ruggero Gambacurta-Scopello - publié le 11/06/2013
Le 16 mai 2013, deux mois après son élection, devant un parterre d’ambassadeurs auprès du Saint Siège, le Pape François a condamné les marchés financiers en les qualifiant de nouveau « veau d’or ». La presse a abondamment commenté les quelques minutes de son discours, mais son contenu est-il vraiment nouveau ? Il semble bien que non…
En tout cas, ces paroles, venues d’un Pape latino-américain, doivent être comprises par rapport à la théologie de la libération. Ce courant de pensée religieuse est né au sein du catholicisme en Amérique latine, dans les années 1950-1960. Son nom provient du livre Théologie de la libération, publié en 1973 par le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez, l’un des fondateurs de ce courant.
Théologie de la libération et pauvreté
Le fondement de la théologie de la libération réside dans son approche de la pauvreté. La misère – qu’il faut distinguer de la pauvreté – annihile ce qu’il y a d’humain dans l’homme, l’empêchant, pour des raisons économiques, de vivre pleinement une vie chrétienne. Guttiérez a écrit : « Le pauvre est, pour l’Evangile, le prochain par excellence. Cette option (préférentielle) constitue, pour cette raison, l’axe autour duquel se situe aujourd’hui une nouvelle manière d’être homme et d’être chrétien en Amérique latine. Le pauvre est le sous-produit du système dans lequel nous vivons et dont nous sommes responsables. (…) Bien plus, le pauvre est l’opprimé, l’exploité, le dépouillé du fruit de son travail, le spolié de son être d’homme. »
Un contexte favorable à la naissance de la théologie de la libération
Pendant les dictatures latino-américaines de la deuxième moitié du XXè siècle, la théologie de la libération a trouvé un terreau propice à sa réception. Un terreau économique d’abord, avec un développement inégalitaire, une urbanisation galopante du continent et une paupérisation des masses. Un terreau politique ensuite, avec des régimes dits d’autoritarisme-bureaucratique (Brésil, Chili, Argentine), des régimes dictatoriaux en Amérique Centrale, des guerres civiles (au Nicaragua), et une répression des organisations de la société civile (syndicats, partis politiques). Dans les années 1980, la doctrine économique du néolibéralisme, imposée par les Etats-Unis, a accru ce terreau. Plusieurs Eglises, dans ce contexte difficile, ont réagi en créant des communautés ecclésiales de base.
Jean-Paul II, le cardinal Joseph Ratzinger et la Congrégation pour la doctrine de la foi : tous contre la théologie de la libération
Opposant du bloc communiste, Jean-Paul II (1978-2005) ne fut pas très favorable à la théologie de la libération. Les « prêtres rouges » étaient mal vus à Rome. Dès 1984, la Congrégation pour la doctrine de la foi, dirigée par le cardinal Joseph Ratzinger, critique les positions de Miguel D’Escoto et Fernando Cardenal, théologiens de la libération et membres du gouvernement sandiniste, au Nicaragua. La Congrégation leur ordonne de choisir entre être prêtre et être au gouvernement, invoquant la nécessité de séparer l’engagement politique de l’engagement religieux. Cet argument s’oppose au principe d’adéquation entre théorie et pratique, cher à la théologie de la libération. Le document Libertatis nuntius, établi par la Congrégation en 1984, s’il considère comme louable l’intérêt pour les pauvres, conclut néanmoins que la théologie de la libération est incompatible avec la doctrine de la foi.
Une théologie historiquement et socialement située
En Amérique latine, la religion catholique a toujours été un soutien du pouvoir et de l’ordre établi. Or la théologie de la libération est, en revanche, du côté des pauvres et légitime leur protestation. Les théologiens de ce mouvement ont réagi puissamment à une situation historique précise qu’ils ont interprétée avec une optique marxiste. Le moment en question était celui du sous-développement : les pays sud-américains étaient considérés comme « sous-développés », c’est-à-dire réduits à l’état d’esclavage par les pays du nord qui leur ont imposé leurs normes libérales et leur libre échange économique. Josué de Castro (1908-1973) – médecin nutritionniste, sociologue, géographe, directeur en 1952 du Conseil exécutif de la FAO, auteur de livres sans concession sur la faim en Amérique latine et dans le monde – traduit bien cette idée : « La moitié de l’humanité ne mange pas, et l’autre moitié ne dort pas, car elle craint ceux qui ne mangent pas ». Tiermondistement parlant, l’Amérique latine, avec ses masses, est celle qui ne mange pas.
Dans ce contexte de pauvreté extrême, la théologie de la libération est une interprétation du réel : les structures de domination lui servent de guide de compréhension. Cette théologie s’attaque au système qui fait qu’il y a des dominateurs et des dominés. Lire le monde comme un théologien de la libération impose de considérer qu’il faut, dans l’histoire, aller de la domination vers l’égalité. Elle ne repose donc pas tant sur des concepts intemporels que sur des idées ancrées dans leur contexte historique et géographique.
En termes de textes religieux, la théologie de la libération n’est pas en reste : elle prône un retour à la Bible pour tous les croyants, au sein des communautés ecclésiales de base. Elle invite à lire, à commenter, et à réfléchir sur les textes. Quant aux théologiens, ils donnent un sens nouveau à certains éléments présents dans les Ecritures ; ils mettent tout spécialement l’accent sur les Prophètes et le livre de l’Exode, considérant que le sort du peuple juif a de grandes similitudes avec celui des peuples du tiers monde : dominés, chassés...
De la théorie à la pratique
Mais la théologie de la libération n’est pas que prière, théorie, théologie, elle est aussi et surtout action. Comme l’écrit le philosophe mexico-argentin Enrique Dussel dans son livre Le dualisme dans l’anthropologie de la chrétienté (1974), le parcours du théologien de la libération s’enracine non pas dans la théologie mais dans « l’état réel de la question ». En ce sens, la théologie de la libération est une nouvelle approche de la théologie.
Faire de la théologie de la libération nécessite un engagement et un lien personnel avec les déshérités. Porter la parole de Jésus au « prochain par excellence » suppose de s’en approcher soi-même. Le théologien de la libération brésilien, Clodovis Boff, explique qu’ « il y a une condition préalable : que le théologien soit en liaison organique avec le peuple, avec son histoire ecclésiale et sociale. Sans un minimum d’engagement vivant et concret avec la réalité vécue par le peuple et avec ses luttes, le théologien ne peut articuler dans son discours ni prophétie, ni utopie, ni sentiment ». Être avec les pauvres permet d’assimiler leur point de vue sur le réel et ainsi de comprendre les rapports de domination.
Un marxisme catholique ?
Mais que penser de la possibilité d’un marxisme catholique ? Ce qui est marxiste dans la théologie de la libération, ce n’est pas le matérialisme et l’athéisme : c’est la méthode marxiste. Marx écrivit que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer » (Thèses sur Feuerbach, 1845). Il en va de même pour le théologien. Que celui-ci s’attache à transformer le monde, il rencontrera l’estime de Marx.
Au-delà de ce corpus d’idées, la théologie de la libération a eu un rôle d’organisation significatif en Amérique latine. Elle s’est efforcée de canaliser la « force des pauvres », selon Leonardo Boff : le pauvre n’y est plus le récepteur passif de la charité catholique mais devient un individu pensant et agissant, avec lequel on peut interagir. On peut apprendre des choses de lui, et on peut lui en apprendre.