Contre la haine et les fanatismes, célébrons la diversité !
Propos recueillis par Marie Chabbert - publié le 21/02/2018
Dans Contre la haine*, la journaliste et philosophe allemande Carolin Emcke s’inquiète de la montée de la haine en Europe et décrypte les mécanismes d’exclusion en place dans nos sociétésDans votre livre, vous observez que quelque chose a changé en Allemagne, sinon dans toute l’Europe. « On hait désormais ouvertement et sans vergogne », écrivez-vous. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
La haine a malheureusement toujours existé. Dans toutes les sociétés de l’histoire, des individus et des groupes ont été rejetés du fait de la couleur de leur peau, de la façon dont ils aiment ou de leurs croyances. La haine qui se développe aujourd’hui en Allemagne, et plus généralement en Europe, n’est donc pas nouvelle. Ce qui a changé, cependant, c’est la qualité de cette haine : alors qu’elle restait jusqu’à présent cachée, qu’elle n’était exprimée qu’à demi-mot, la haine est aujourd’hui devenue acceptable. Elle s’est normalisée. Il semble même désormais y avoir une certaine fierté à rejeter l’autre, une sorte d’exhibitionnisme de la cruauté et du ressentiment.
Le tabou a sauté. Je le vois dans les lettres d’insultes que je reçois. Les journalistes ont toujours reçu ce genre de lettres anonymes, remplies de haine et de violence. Mais celles que je reçois aujourd’hui portent l’adresse et le nom de l’expéditeur. Les haineux n’ont plus honte, ils n’ont plus peur. La haine ne s’en est propagée que plus facilement, délaissant la marge, les périphéries de la société pour gagner le cœur même de la sphère publique.
Pourquoi parlez-vous de haine plutôt que de racisme, d’homophobie ou d’antisémitisme ?
Il serait, à bien des égards, plus précis d’utiliser ces termes officiels, qui distinguent plusieurs formes de haine en fonction de leur objet – les juifs, les homosexuels, les Noirs, etc. Cependant, personne ne veut être accusé d’antisémitisme ou d’homophobie. Les termes officiels sont trop directs. Les racistes refusent de se voir appelés racistes et se réfugient plutôt derrière un sentiment d’inquiétude ou de peur face à tel ou tel phénomène – l’arrivée de migrants, le terrorisme, etc. Or il est clair que ce n’est pas la peur qui guide ces personnes, mais plutôt la haine. À la différence de la peur, qui pousse les individus à s’éloigner le plus possible de l’origine de cette sensation, la haine demande une grande proximité entre le haineux à l’objet de sa haine, afin que ce dernier puisse être détruit.
C’est bien cette proximité que recherchent les haineux d’aujourd’hui lorsqu’ils manifestent en plein jour aux côtés de Pegida [ Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident, mouvement populiste allemand d’extrême droite créé en 2014, ndlr ] , ou font directement preuve de violence envers des réfugiés, comme cela a été le cas à Clausnitz [ en février 2016, des vidéos montrant l’accueil violent réservé à un bus de réfugiés à Clausnitz en Allemagne par une foule de citoyens hurlant « Nous sommes le peuple ! » avait choqué l’Europe, ndlr]. C’est donc bien un sentiment brûlant de haine qui est en jeu aujourd’hui, et c’est donc ce terme qui me permet, je pense, de décrire au mieux la manière dont l’Autre est rendu visible ou invisible.
Qu’entendez-vous par là ?
Le regard du haineux a un double pouvoir sur l’objet de sa haine. Tout d’abord, il peut rendre certains individus ou groupes totalement invisibles. C’est cette invisibilité dont parle l’écrivain afro-américain Ralph Waldo Ellison, lorsqu’il décrit la manière dont il est rendu imperceptible en tant que personne à part entière dans une société raciste. En même temps, le regard du haineux rend aussi l’Autre visible, mais uniquement sous les traits d’un démon, d’un monstre.
En France, certains médias présentent les musulmans sous les traits de ce monstre, qui menace la bonne application du principe de laïcité. Et dans le même temps, les musulmans sont rendus invisibles dans leur diversité : les médias diffusent une image monolithique de l’islam, laissant penser qu’il n’existe pas de musulmans modernes, progressistes, flexibles dans leur foi, etc. Ou pire encore, que ceux-ci ne sont en fait pas vraiment musulmans. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Et pourquoi les médias seraient-ils en droit d’en juger ? En fait, ils diffusent tout un tas de stéréotypes qui réduisent notre champ de vision. Selon eux, on ne peut être musulmane et féministe, on ne peut être lesbienne et avoir le sens de l’humour, etc. Tout cela est absurde.
Qui, d’après vous, produit et cultive la haine dans nos sociétés ?
De très nombreux acteurs sont à blâmer. À commencer par les réseaux sociaux, qui permettent aux stéréotypes de se propager à une vitesse incroyable et à une logique de surenchère, notamment haineuse, de prospérer. Au fond, cela est vrai de tous les médias. Dans les journaux et à la télévision, les stéréotypes sont reproduits, cultivés et toujours plus profondément ancrés chez les individus. Par exemple, l’islam est presque toujours associé au terrorisme ou au fondamentalisme religieux. Il n’est que rarement question de l’islam tel qu’il est pour l’immense majorité des musulmans.
Même lorsque certains médias s’efforcent d’être davantage inclusifs en donnant la parole à certaines minorités, on retombe dans les mêmes stéréotypes. En Allemagne, on ne voit des juifs à la télévision que pour parler de la Shoah, de l’antisémitisme ou de l’État d’Israël. On n’invite des homosexuels sur les plateaux télévisés que pour parler des lois sur le mariage gay. Comme si l’identité, les centres d’intérêt et les opinions de ces individus se limitaient à leur homosexualité ou au fait d’être juif ou musulman. C’est absurde ! L’identité des individus, mais aussi ce que veut dire qu’être une femme, être musulman ou être français n’est jamais aussi monolithique.
Je pense que l’école contribue malheureusement à perpétuer cette approche réductrice. Les manuels scolaires n’insistent pas assez sur la richesse du monde et la diversité des identités individuelles. Je me souviens par exemple avoir étudié Thomas Mann en classe sans que jamais ne soit évoquée son homosexualité. En France, on parle des inégalités et des tensions avec les banlieues sans relier la question au passé colonial français. C’est une approche trop réductrice, qui masque la diversité et donne donc trop peu d’espace aux enfants pour laisser s’épanouir la richesse de leur propre identité.
Mais pourquoi donc devrions-nous préférer la diversité à l’identité, la pluralité à l’unité, ou, pour reprendre vos terme, l’impureté à la pureté ?
Il me semble que tout amateur de musique, de bonne cuisine, de littérature ou même de voyages est en mesure de vanter les mérites de la diversité. La diversité, c’est la richesse, la joie de la découverte et de l’épanouissement. C’est quelque chose de tout à fait naturel dans la mesure où chaque individu est différent. L’idée même de créer l’Union européenne reposait sur la certitude que peuvent coexister, au sein d’une communauté, de nombreuses provinces, traditions, langues, individualités, etc. En Europe, nous vivons cette pluralité au quotidien et, pour ma part je trouve ça tout à fait plaisant !
L’idéal de pureté devrait, au contraire, nous paraître contre-nature. Rien dans la nature ou ce qui nous entoure n’est absolument « pur ». Il y a quelques années, les régimes totalitaires ont cherché à imposer cette pureté par la force, en prônant l’égalité absolue entre les individus. Je suis surprise que l’idée d’une monoculture ou d’une pureté nationale paraisse moins dangereuse aujourd’hui que la pluralité. Je trouve au contraire cette idée tout à fait terrifiante ! L’idée d’une société libérale et inclusive dans laquelle je suis libre d’être aussi étrange, surprenante et unique que je le souhaite me paraît beaucoup plus sécurisante. Je sais que l’État protège ce que je suis et ce que j’ai envie d’être.
Or, vous suggérez que, contre l’exigence perverse de pureté islamiste, les populismes d’extrême droite proposent encore plus de pureté...
L’exigence de pureté n’est pas le monopole des extrémismes religieux, comme les islamistes de Daech. Elle est aussi le fer de lance de l’extrême droite, qui suggère qu’une nation, une culture ou une religion est meilleure que les autres et doit donc être protégée. Il y a quelque chose de structurellement similaire entre les populismes d’extrême droite en Europe et l’idéologie de Daech, alors même qu’ils disent s’opposer. Tous deux ont des définitions réductrices et intransigeantes de ce qu’est un « vrai » Français ou un « vrai » musulman. Or, si l’on veut vraiment défendre une Europe plurielle et libérale, il me semble qu’il ne faut justement pas arrêter d’être pluriels et libéraux ! Pour lutter contre les fanatiques, il faut montrer à quel point il est agréable et bénéfique de vivre dans une société ouverte ! Pas se fermer davantage.
Or, c’est ce que semble faire la France aujourd’hui, en particulier dans son approche de plus en plus radicale de la laïcité. Lorsqu’il a été voté, le principe de laïcité n’était en aucun cas anticlérical. Bien au contraire, il visait simplement à limiter l’emprise de l’Église sur la sphère publique, tout en garantissant la liberté des citoyens de pratiquer leur religion, en privé comme en public, du moment que cela ne trouble pas l’ordre public et que chacun peut jouir de ce même droit. Si l’on veut vraiment défendre une France laïque face à l’idéologie de Daech, il ne faut pas mettre la laïcité en péril en opprimant certaines religions, comme c’est le cas de l’islam aujourd’hui !
Pensez-vous que les communautés religieuses aient un rôle à jouer dans le combat contre la haine ?
Absolument ! Les Églises catholiques et protestantes d’Allemagne ont, par exemple, joué un rôle important dans l’accueil et la protection des réfugiés ces dernières années. Elles ont toutes deux utilisé leur autorité morale pour plaider contre le racisme et la discrimination. En cela, l’engagement des autorités religieuses allemandes a été tout à fait honorable ! Mais je pense que cet engagement doit aller plus loin. Chaque communauté religieuse, chaque rabbin, chaque prêtre, chaque imam, chaque pasteur doit s’interroger sur la nature des enseignements délivrés aux croyants lors des offices. Le problème n’est pas tant le contenu des enseignements que leur interprétation et présentation de manière parfois discriminante, voire poussant à la peur et l’exclusion.
Beaucoup semblent aujourd’hui considérer la foi des autres comme une menace envers leur propre foi. C’est quelque chose que j’ai beaucoup de mal à comprendre. La foi de ces personnes est-elle si fragile que côtoyer quelqu’un d’une autre religion suffirait à la déstabiliser ? Le foulard d’une musulmane ou la kippa d’un juif ne peuvent dissoudre l’identité et la foi chrétienne de ceux qui les côtoient ! Les communautés religieuses doivent apprendre cela à leurs fidèles. Elles doivent aussi montrer que toutes les transformations qui ont lieu dans les sociétés actuelles, des mutations de la famille traditionnelle à l’arrivée de migrants, peuvent être éclairées par les Écritures. Dans l’Ancien et le Nouveau Testament, par exemple, on trouve une très grande diversité de modèles familiaux, de situations d’exil et de sentiments d’appartenance qui peuvent permettre à chacun de s’identifier et de trouver sa place dans les mutations contemporaines.
(*) Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur. Carolin Emcke (Seuil, 2017) contemporaines.