A l’occasion de la sortie de son dernier livre, Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur (CNRS Editions), l’islamologue Mohammad Ali Amir-Moezzi, Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE/Sorbonne), nous parle de son ouvrage, du chiisme et plus généralement de l’islam, dans une approche aussi novatrice et originale que rigoureuse.
Le Coran silencieux et le Coran parlant" est une expression qui provient de sources anciennes de ce courant minoritaire de l’islam que constitue le chiisme, et qui résume bien le propos de mon livre. Avant de parler du pourquoi de ce titre, il faut peut-être expliquer le sujet de l’ouvrage. Il s’agit de l’étude de l’articulation entre deux phénomènes : l’élaboration des sources sacrées de l’islam, à savoir le Coran et le Hadith, et les guerres civiles, les conflits fratricides qui ont marqué la naissance et le développement de l’islam pendant les 3 ou 4 premiers siècles de son histoire. Ces deux phénomènes ont été étudiés longuement et à de très nombreuses reprises par les spécialistes, mais curieusement l’articulation entre ces deux faits a été elle très insuffisamment examinée. C’est d’autant plus étonnant que, bien sûr, les deux événements sont liés, et qu’ils ont eu une immense influence l’un sur l’autre ; les guerres civiles ont influencé la constitution du Coran et du Hadith, et la constitution du Coran et du Hadith ont influencé la nature et le développement des conflits. Dans ce livre j’ai donc essayé d’étudier l’articulation de ces deux phénomènes à travers quelques textes chiites anciens, 5 livres majeurs mais méconnus qui datent du début du 2e siècle de l’Hégire (c’est-à-dire le 8e siècle de l’ère chrétienne) au début du 4e siècle (10e siècle de l’ère chrétienne). A travers l’histoire de ces textes, de leur contenu, de leur nature, des courants de pensée qu’ils représentent, j’ai essayé de dégager une nouvelle grille de lecture de l’histoire de l’islam naissant et de l’élaboration de ses sources sacrées.
La succession du prophète Muhammad
Ce qui déclenche les violences fratricides de l’islam et qui vont durer plusieurs siècles, aurait très probablement été la question de la succession du prophète Muhammad. Pour bien comprendre ces événements, il faut avoir une lecture critique et distanciée des sources ; et pour cause, aucune de ces sources, aucun de ces auteurs n’est neutre, ni du côté chiite - la minorité vaincue -, ni du côté sunnite - la majorité victorieuse. La seule façon de lire de manière adéquate ces textes pour tenter d’avoir une idée des faits historiques est de confronter perpétuellement les sources entre elles, de repérer l’appartenance politico-religieuse de leurs auteurs, d’étudier leurs contradictions, leurs hésitations afin de dégager peut-être une réalité historique. Mon propos en dernier lieu revient à ceci : jusque-là, on a toujours fondé notre vision de l’histoire de l’islam naissant sur les sources sunnites, c’est-à-dire des sources émanant de cette majorité de vainqueurs, au détriment des sources chiites, la minorité vaincue. Dans une logique d’impartialité scientifique, il est donc primordial d’accorder au moins autant d’importance à cette minorité chiite qu’à la majorité sunnite. L’importance que peuvent avoir les sources chiites se confirme d’ailleurs d’autant plus que certains faits, malgré leur caractère "subversif", sont parfois repris par des auteurs sunnites, et plus encore parce que certaines affirmations chiites sont désormais corroborées par les études critiques modernes. Ainsi, ce que disent les chiites sur les violences qui ont marqué la succession du prophète ou le fait que le Coran a été altéré trouvent une résonnance dans les études critiques modernes.
La falsification du Coran
Pour revenir à cette succession du Prophète, les chiites pensent qu’Ali, gendre et cousin germain de Muhammad, était désigné par le prophète lui-même, mais qu’il a été écarté par la majorité des fidèles au profit d’Abou Bakr qui devient le premier calife de l’islam. Cette arrivée au pouvoir d’Abou Bakr marque pour les chiites le début de la corruption et de la trahison du message du Prophète. C’est donc à partir de là que l’islam majoritaire devient une religion déviante par rapport au message prophétique, puisque la majorité des musulmans n’a pas respecté la volonté du Prophète, pas plus que la volonté de Dieu. Pour ces "partisans de Ali" ("Shi’a ‘Ali" en arabe, d’où provient le terme chiite), ceux qui, après la mort du Prophète, prennent la tête de la majorité des croyants sont des adversaires de l’islam qui, une fois au pouvoir, s’empressent de falsifier le Coran parce que celui-ci, dans sa version "originelle", désigne de manière explicite Ali comme le successeur du Prophète.
On revient donc à ce lien entre les guerres fratricides et l’élaboration des sources scripturaires. La conséquence première du conflit entre les partisans de Ali et l’islam majoritaire, c’est la falsification de la version originelle du Coran par les adversaires de Ali. Ainsi, Le livre, à cause de cette falsification, devient difficilement compréhensible. Le couple que l’on trouve donc dans les textes chiites des premiers siècles de l’islam, "le Guide (ou le Coran) muet(ou silencieux)" désigne ce Coran falsifié par les adversaires de l’islam. Ce Coran qui demeure un guide mais rendu inintelligible. Parallèlement, "le Coran parlant" désigne l’imam, le guide de la communauté, soit Ali et ses descendants, lesquels, par leurs enseignements, redonnent au Coran sa parole perdue. Le titre de mon livre, Le Coran silencieux et le Coran parlant est tiré de ces traditions.
Il faut ajouter que cette théorie de la falsification du Coran est appuyée par un grand nombre d’orientalistes qui, se servant de sources sunnites comme chiites, ont montré que pendant les trois ou quatre premiers siècles de l’islam, plusieurs Corans, de forme et de contenu différents, ont circulé sur les terres musulmanes. La version officielle, qui, au bout d’un véritable travail rédactionnel, a été élaborée et fixée aux environs de la fin du premier siècle de l’Hégire sous le contrôle du califat omeyyade, aurait donc mis plusieurs siècles pour être acceptée par tous les musulmans. Les partisans d'Ali, que l’on finit par appeler les chiites, sont évidemment les plus critiques à l’égard de la version coranique officielle jusqu’au 10e siècle de l’ère chrétienne. A ce moment-là, pour des raisons historiques précises - le 10e siècle étant celui de l’établissement définitif des dogmes et de l’orthodoxie islamiques, notamment concernant le sacralité absolue du Coran officiel -, il devient extrêmement périlleux de mettre en doute l’authenticité de ce dernier. La thèse de la falsification va donc peu à peu être abandonnée. Et pourtant, il y a toujours eu dans le chiisme un courant minoritaire, presque « souterrain » qui va soutenir cette thèse de la falsification, et ce jusqu’à nos jours.
Les influences extérieures
Les chiites, qui sont les vaincus de l’Histoire, massacrés pendant des siècles, persécutés, marginalisés et taxés d’hérésie, se rendent compte à partir du 3e siècle de l’Hégire que la confrontation frontale avec leurs adversaires majoritaires ne mène nulle part. Ils donnent donc une perspective métaphysique à leurs difficultés, présentant par exemple le conflit entre Ali et ses adversaires comme le prolongement d’un Combat universel qui a eu lieu à l’aube de la création entre les forces de l’Intelligence cosmique et celles de l’Ignorance cosmique. C’est l’avènement, l’arrivée massive des croyances qui sont issues d’autres religions et d’autres croyances spirituelles en islam, par l’intermédiaire du chiisme. Je veux parler par exemple des mouvements gnostiques, des courants néoplatonisants, d’un certain nombre d’autres croyances datant de l’antiquité tardive et ayant imprégné tout l’Orient méditerranéen.
Afin d’avoir une vision plus ample, plus distanciée, de l’histoire qui est tragique pour les chiites, ceux-ci semblent avoir ressenti le besoin de recourir à ce genre de traditions pour expliquer, justifier, donner sens à leur foi et en même temps se donner des raisons d’espérance. La figure cosmique de l’imam, qui devient le premier être créé, serait un exemple de l’influence des commentateurs de l’Evangile de Jean avec l’idée d’un Jésus préexistant ; ou encore, l’histoire du monde pour ces premiers chiites qui est l’histoire d’un combat entre la Connaissance et l’Ignorance, entre la Lumière et l’Obscurité, semble issue des doctrines dualistes qui trouvent leurs racines dans le manichéisme, ou chez les gnostiques marcionites ou bardesaniens. Le messianisme chiite a sans doute des fondements dans le messianisme juif. Tous ces mouvements sont d’ailleurs, il faut le rappeler, fort présents et actifs en terre d’islam pendant plusieurs siècles –la dernière église manichéenne de Bagdad est détruite au 10e siècle, soit 4 siècles après l’avènement de l’islam.
L'influence judéo-chrétienne et manichéenne
Bien sûr les écrits hagiographiques et idéologiques islamiques ne le disent pas, mais l’islam dans son ensemble et comme toute religion est héréditaire de ce qui le précède. On trouve dans la religion musulmane l’héritage du judaïsme, du christianisme, du judéo-christianisme ou du manichéisme. On n’a d’ailleurs pas encore mesuré le poids de l’influence manichéenne en islam. J’ai l’habitude de rappeler que 4 des 5 piliers de l’islam semblent avoir des antécédents chez les manichéens : la profession de foi, les cinq prières quotidiennes, un mois de jeûne par an, l’aumône, tout cela fait partie des fondements du manichéisme et se retrouve en islam. Le chiisme sert de catalyseur et de porte d’entrée à de multiples influences qui vont ensuite imprégner l’islam parfois dans son intégralité.
Je rappelle pour conclure que je n’ai évidemment aucun parti pris dans mes travaux. Je ne suis pas plus pro-chiite que pro-sunnite ; mon propos est simplement de dire que le chiisme, malgré le fait qu’il soit minoritaire, a été un élément absolument central dans la naissance et le développement de divers aspects de l’islam, soit directement, soit de manière indirecte, dans le sens où beaucoup d’éléments en islam ont été élaborés en réaction au chiisme. Celui-ci joue donc un rôle capital dans la formation des doctrines, des institutions, des rites, ou encore des courants de pensée en islam. Il me paraît par conséquent indispensable de prendre au sérieux les sources chiites dans l’étude de l’histoire et des doctrines de l’islam et ne plus considérer ce mouvement comme secondaire, isolé et négligeable puisque minoritaire. De plus, comme c’est d’ailleurs le cas dans les autres religions, les mouvements qui sont considérés progressivement comme "hérétiques", sont généralement plus anciens que "l’orthodoxie" qui prend forme en réaction à ces mouvements peu à peu jugés hétérodoxes, et ensuite ils jouent un rôle central dans la formation des croyances, des rituels, des pratiques etc. Enfin, comme je l’ai déjà souligné, quelques informations de premier ordre fournies par les sources chiites sont corroborées par la recherche scientifique et nous fournissent un nouveau et cohérent cadre de théorisation de l’histoire de l’islam naissant.
Pour aller plus loin :
Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant. Sources scripturaires de l’islam entre histoire et ferveur, CNRS Editions, 266 p., 28 €.