Les images de la mort de l'ancien dictateur libyen, qui déferlent sur la Toile et dans les médias depuis jeudi, soulèvent une vive polémique. A-t-on le droit de représenter le corps déshumanisé sous prétexte qu'il s'agit de celui d'un tyran ? L'anthropologue Jean-Jacques Courtine (1) revient sur les paradoxes de notre rapport au corps supplicié.
Le Point.fr : Que faut-il penser des images de la mort de Muammar Kadhafi ?
Jean-Jacques Courtine : Indépendamment du fait qu'il s'agit du corps de Kadhafi, la représentation d'une réalité aussi violente n'a rien d'original. L'observation à distance du corps mort est en effet malheureusement une expérience presque classique, et typiquement moderne. C'est d'ailleurs surprenant de voir à quel point les enfants ne sont plus choqués lorsqu'ils regardent les informations et tombent sur des reportages de guerre ou des programmes violents. C'est comme si la mort, puisqu'elle reste à distance, était parfaitement tolérée et banalisée. Dans le cas des photographies et des films qui montrent la dépouille du colonel Kadhafi, on va plus loin. Je crois que même les spectateurs qui ont été choqués avaient besoin de voir pour croire. L'appétit pour l'image du corps souffrant est aujourd'hui strictement le même que l'appétit pour le corps nu. Nos sociétés sont à la fois horrifiées et fascinées par la pornographie. Si ces images sont banales, c'est qu'elles appartiennent à un genre qui leur préexiste : la culture du choc, le spectacle de l'horreur.
N'est-ce pas surtout un moyen de confirmer l'information au monde entier ?
Certainement. D'autant plus que l'effet d'authenticité est amplifié ici par l'amateurisme. L'Agence France-Presse a bien précisé que le cliché qu'elle communiquait en quasi instantané était une photo d'un écran d'appareil photo. Rappelez-vous, il y avait le même amateurisme dans les clichés de la prison d'Abou Ghraib. De la même façon, ces images représentent un grand pas en avant dans la banalisation de l'horreur.
Elles ont pourtant beaucoup choqué...
Et pour cause. On est là dans une contradiction qui est propre à nos sociétés. Quelque part, nous sommes d'autant plus fascinés par la représentation de l'atrocité qu'elle nous a été cachée pendant des siècles. Par tradition, en Occident, la mise à mort, la torture, la douleur, est soustraite à la démonstration publique. Il y a tout un processus éthique dans notre histoire qui tend à la disparition de ce type de spectacle. On pense à l'oeuvre de Foucault, bien sûr, mais c'est un héritage qui date de la fin de l'Ancien Régime. À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, des garanties commencent en effet à être données au justiciable et on introduit en France la notion de proportionnalité des peines et des fautes. C'est fondamental, car l'intégrité du corps et de la personne est ainsi respectée. Toute atteinte à ce principe deviendra taboue.
Même lorsqu'il s'agit d'un dictateur ?
Dans le cas des tyrans - et on l'a constaté ces derniers jours -, c'est un peu différent. Kadhafi n'est pas le premier dictateur dont la mort a été rendue publique. Je pense immédiatement à la violence des images de Ceausescu, de Mussolini ou, plus récemment, de Saddam Hussein. C'est comme si tout le sang qu'ils avaient fait verser appelait l'observation de leur cadavre martyrisé. Parmi ceux dont la mort a été donnée en spectacle, il y a des saints, mais aussi un panthéon des hommes exécrables.
La vue du corps traqué, puis déshumanisé ne transforme pas, de fait, le tyran en martyr ?
En martyr, non. En victime, peut-être, dans certains esprits. Lorsque l'homme est traqué, poursuivi, encerclé, lorsqu'on lit dans son regard sa peur et qu'il crie sa souffrance, quels que soient les crimes qu'il a lui-même commis, il nous renvoie irrémédiablement à nos propres peurs, à notre propre mort... On ne peut pas s'empêcher d'y voir une certaine barbarie, et l'expression de la loi du talion. C'est aussi le spectacle du pouvoir mis en pièces. Comme dans l'Ancien Régime, lorsqu'on reconnaissait deux corps au roi, l'un sacré et l'autre mortel. Kadhafi désirait plus que tout construire une sacralité autour de son pouvoir, de sa dynastie. C'est comme si, d'un seul coup, à travers la représentation de son supplice et de celui de ses fils, son "auto-pharaonisation" était tragiquement anéantie.
(1) Auteur de Déchiffrer le corps. Penser avec Foucault, éditions Million, à paraître en novembre.
Le Point.fr : Que faut-il penser des images de la mort de Muammar Kadhafi ?
Jean-Jacques Courtine : Indépendamment du fait qu'il s'agit du corps de Kadhafi, la représentation d'une réalité aussi violente n'a rien d'original. L'observation à distance du corps mort est en effet malheureusement une expérience presque classique, et typiquement moderne. C'est d'ailleurs surprenant de voir à quel point les enfants ne sont plus choqués lorsqu'ils regardent les informations et tombent sur des reportages de guerre ou des programmes violents. C'est comme si la mort, puisqu'elle reste à distance, était parfaitement tolérée et banalisée. Dans le cas des photographies et des films qui montrent la dépouille du colonel Kadhafi, on va plus loin. Je crois que même les spectateurs qui ont été choqués avaient besoin de voir pour croire. L'appétit pour l'image du corps souffrant est aujourd'hui strictement le même que l'appétit pour le corps nu. Nos sociétés sont à la fois horrifiées et fascinées par la pornographie. Si ces images sont banales, c'est qu'elles appartiennent à un genre qui leur préexiste : la culture du choc, le spectacle de l'horreur.
N'est-ce pas surtout un moyen de confirmer l'information au monde entier ?
Certainement. D'autant plus que l'effet d'authenticité est amplifié ici par l'amateurisme. L'Agence France-Presse a bien précisé que le cliché qu'elle communiquait en quasi instantané était une photo d'un écran d'appareil photo. Rappelez-vous, il y avait le même amateurisme dans les clichés de la prison d'Abou Ghraib. De la même façon, ces images représentent un grand pas en avant dans la banalisation de l'horreur.
Elles ont pourtant beaucoup choqué...
Et pour cause. On est là dans une contradiction qui est propre à nos sociétés. Quelque part, nous sommes d'autant plus fascinés par la représentation de l'atrocité qu'elle nous a été cachée pendant des siècles. Par tradition, en Occident, la mise à mort, la torture, la douleur, est soustraite à la démonstration publique. Il y a tout un processus éthique dans notre histoire qui tend à la disparition de ce type de spectacle. On pense à l'oeuvre de Foucault, bien sûr, mais c'est un héritage qui date de la fin de l'Ancien Régime. À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, des garanties commencent en effet à être données au justiciable et on introduit en France la notion de proportionnalité des peines et des fautes. C'est fondamental, car l'intégrité du corps et de la personne est ainsi respectée. Toute atteinte à ce principe deviendra taboue.
Même lorsqu'il s'agit d'un dictateur ?
Dans le cas des tyrans - et on l'a constaté ces derniers jours -, c'est un peu différent. Kadhafi n'est pas le premier dictateur dont la mort a été rendue publique. Je pense immédiatement à la violence des images de Ceausescu, de Mussolini ou, plus récemment, de Saddam Hussein. C'est comme si tout le sang qu'ils avaient fait verser appelait l'observation de leur cadavre martyrisé. Parmi ceux dont la mort a été donnée en spectacle, il y a des saints, mais aussi un panthéon des hommes exécrables.
La vue du corps traqué, puis déshumanisé ne transforme pas, de fait, le tyran en martyr ?
En martyr, non. En victime, peut-être, dans certains esprits. Lorsque l'homme est traqué, poursuivi, encerclé, lorsqu'on lit dans son regard sa peur et qu'il crie sa souffrance, quels que soient les crimes qu'il a lui-même commis, il nous renvoie irrémédiablement à nos propres peurs, à notre propre mort... On ne peut pas s'empêcher d'y voir une certaine barbarie, et l'expression de la loi du talion. C'est aussi le spectacle du pouvoir mis en pièces. Comme dans l'Ancien Régime, lorsqu'on reconnaissait deux corps au roi, l'un sacré et l'autre mortel. Kadhafi désirait plus que tout construire une sacralité autour de son pouvoir, de sa dynastie. C'est comme si, d'un seul coup, à travers la représentation de son supplice et de celui de ses fils, son "auto-pharaonisation" était tragiquement anéantie.
(1) Auteur de Déchiffrer le corps. Penser avec Foucault, éditions Million, à paraître en novembre.