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Mille sept cents ans après la grande persécution

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Josué

Josué
Administrateur

Mille sept cents ans après la grande persécution

Le premier décret de persécution contre les chrétiens des empereurs Galère et Dioclétien date de 303. Une décision dictée par une terrible superstition religieuse. Un paradoxe, parce que, vu de l’extérieur, l’Empire romain, à cette époque déjà, était perçu comme l’empire des chrétiens. La persécution fut pendant une décennie semen christianorum mais elle provoqua aussi des trahisons et des déchirements au sein de l’Église. L’évêque de Rome lui même, le pape Marcellin, en vint à offrir de l’encens aux dieux


par Lorenzo Cappelletti


Mille sept cents ans après la grande persécution 1050731140265
Le portrait de l’empereur Dioclétien, de Izmit, IVe siècle ap. J. C., Musée Archéologique, Istanbul, Turquie

À l’aube du 23 février 303 – jour des Terminalia, la festivité de “Jupiter des bornes” (Juppiter Terminalis) qui pouvait servir d’occasion symbolique pour en finir une fois pour toutes avec la foi chrétienne –, les prétoriens rasent au sol dans une expédition-éclair la basilique chrétienne de Nicomédie, la ville où résident alors les empereurs Dioclétien et Galère. Le même jour ou le jour suivant est promulgué un édit concernant les chrétiens décrétant la destruction de leurs lieux de culte et de leurs livres sacrés et leur déchéance des charges publiques. Cet édit les privait en outre du droit à se défendre contre toute accusation, décrétait la dégradation des personnalités chrétiennes les plus importantes et la possibilité de soumettre celles-ci à la torture; et, en ce qui concerne les esclaves, l’impossibilité d’un éventuel affranchissement.
C’est le début de la persécution sanglante qui, pendant dix ans, non seulement multipliera les chrétiens (sanguis martyrum, semen chritianorum) mais provoquera aussi des trahisons et des déchirements au sein de l’Église (cf. Eusèbe, Histoire ecclésiastique [H. E.] VIII, 2-3), à commencer par celle de Rome, dont le pape Marcellin, comme le dit de façon lapidaire sa biographie officielle, finit par encenser les divinités païennes: «ad sacrificium ductus est ut turificaret, quod et fecit» (Liber pontificalis I, 162). Ce n’est pas sans raison que tous les fidèles demandent chaque jour dans leur prière au Seigneur «et ne nous laissez pas succomber à la tentation».
Le mille sept centième anniversaire de cette persécution, connue comme la grande persécution ou la persécution de Dioclétien, n’a eu aucun écho dans les pages culturelles de la presse. Et pourtant, il ne s’agit pas d’un événement mineur et sans signification pour nous, modernes, – “les premiers”, disait Péguy, “après Jésus sans Jésus” –, qui ne comprenons plus le sens de la lutte radicale et mystérieuse à laquelle fait allusion l’Apocalypse de Jean et qui ne voyons donc plus pourquoi la foi en Jésus-Christ devrait être un objet de haine. Nous considérons la persécution de la foi comme le simple résultat de mœurs primitives et barbares ou, au plus, comme un moyen pour arriver à d’autres fins. De même que nous considérons comme barbare et/ou instrumentale, en dépit des faits, la conversion de Constantin.
Nous allons refaire le chemin de cette persécution en nous appuyant sur les informations que fournissent deux auteurs contemporains, le grec Eusèbe, évêque de Césarée de Palestine et le rhéteur de langue et de culture latine Lactance (Lucius Caecilius Firmianus Lactantius). Le point de vue de ces deux écrivains est discutable dans la mesure où ils écrivent leurs œuvres d’historiographie en tant que champions d’un christianisme désormais triomphant. Mais nous ne nous intéresserons pas, pour notre part, au cadre plus ou moins idéologique et triomphaliste dans lequel les auteurs situent tous deux vainqueurs et vaincus, mais aux faits qui se sont produits en Orient, à cheval entre le IIIe et le IVe siècle et dont Eusèbe et Lactance furent, dans certains cas, les témoins oculaires.

Les magiciens
et le signe de la croix
Ceux qui savaient interpréter non pas le foie des animaux ou le vol des oiseaux, mais certains faits qui s’étaient produits dans la décennie précédente, pouvaient imaginer, bien avant cette Kristallnacht du 23 février, que la solution finale était en préparation.
Dans les années Quatre-vingt-dix du siècle précédent, en effet, avaient eu dans l’armée et parmi les fonctionnaires impériaux plusieurs épurations frappant des chrétiens. Ces épurations, il est vrai, avaient été sporadiques et n’avaient eu, en apparence du moins, aucune relation avec la foi chrétienne. Un lien qui apparaît seulement au tournant du siècle, après la victoire que le César Galère remporta au cours de la seconde expédition contre les Perses – expédition dont il revint plein de prétention et gonflé d’orgueil avec le titre de Persicus maximus – et en raison de la grande influence de la caste des aruspices (augures). «Dioclétien se trouvait en Orient. Cherchant avec anxiété, comme à son habitude, des présages de l’avenir, il sacrifiait des têtes de bétail et il cherchait à déchiffrer l’avenir en examinant leur foie. Certains serviteurs qui assistaient à une cérémonie et qui connaissaient le Seigneur firent sur leur front le signe immortel [de la croix]. Les puissances maléfiques furent mises en fuite par ce geste et les sacrifices en furent troublés. Les aruspices, ne découvrant pas dans les viscères des victimes sacrifiées les signes habituels, furent pris d’effroi et recommencèrent plusieurs fois, depuis le début, le sacrifice, mais les victimes immolées continuaient à ne pas fournir de présages. Jusqu’au moment où Tage, célèbre chef des aruspices, déclara – ou parce qu’il soupçonnait ou parce qu’il avait vu quelque chose – que les cérémonies sacrées restaient sans effet parce que des hommes profanes assistaient aux sacrifices rituels. Furieux, Dioclétien ordonna que des sacrifices fussent accomplis non seulement par les hommes préposés aux cérémonies sacrées, mais par tous ceux qui étaient dans le palais et que toux ceux qui opposaient de la résistance fussent fouettés; il ordonna par des dépêches écrites aux commandants que les soldats fussent obligés d’accomplir ces sacrifices: ceux qui n’avaient pas obéi devaient être effacés des rôles de l’armée» (Lactance, De mortibus persecutorum, X).
Comme dans beaucoup de récits de persécution antiques et modernes, le motif pourrait paraître insuffisant et donc peu crédible: «Il est difficile pour ceux qui n’ont jamais connu de persécution et qui n’ont jamais connu un chrétien, de croire à ces récits de persécution chrétienne», écrivait Eliot dans le VIe chœur de The Rock (aujourd’hui, la prétention à expliquer ces récits de persécution en termes culturels naît d’une absence de foi plus grande et, à son tour, fomente cette dernière). Mais il y a un précédent qui vient confirmer le récit de Lactance: la dernière persécution généralisée de 257-58, celle qui fut décidée par l’empereur Valérien qui, comme le fera plus tard Dioclétien, avait accueilli près de lui un si grand nombre de chrétiens que, dit Eusèbe (H. E. VII, 10,3), «sa maison était devenue une église de Dieu [•kklhsía Yeoû]», fut certainement déterminée par la terrible superstition de son conseiller Macrien. Eusèbe parle ainsi de ce conseiller: «Son [de Valérien] maître [Macrien], qui était le chef des magiciens égyptiens, le persuada de suivre une autre route, l’induisit à tuer et à persécuter ces hommes purs et saints, parce qu’ils s’opposaient et faisaient obstacle aux enchantements immondes et répugnants; il y avait en effet, et il y a toujours, des chrétiens capables, par leur présence, par leur regard, par leur seule respiration, par leur voix seule, de bouleverser les desseins des démons néfastes. Il lui suggéra d’accomplir des rites impurs, des maléfices abominables, des sacrifices exécrables; d’égorger de pauvres petits enfants, d’immoler les enfants de malheureux parents, de déchirer des entrailles de nouveau-nés, de couper et de tailler en morceaux les créatures de Dieu, comme s’il pouvait ainsi atteindre la félicité» (H. E. VII,10,4).
Ainsi donc, aux alentours de 300, des mesures d’épuration dans le Palais et dans l’armée, motivées comme cinquante ans plus tôt par une superstition terrible, pouvaient représenter de dangereux signes avant-coureurs.

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Saint Barlaam, victime de la persécution de Dioclétien, est traîné devant l’autel où le saint résiste à la volonté du bourreau de le faire sacrifier aux dieux. Miniature du Ménologe de Basile II. Cod. Vat. Gr. 1613, f. 187, Bibliothèque Apostolique Vaticane

Autres signes avant-coureurs
Mais il y en avait eu d’autres encore auparavant. À l’époque de la première guerre perse, en 297, le manichéisme, – celui-là même qui fascinera Augustin plus tard – avait été, en tant que «religio nova et inopinata» (Édit contre les Manichéens) et surtout en tant que «de Persica adversaria nobis gente progressa» (ibidem), condamné, et des peines très dures, qui pouvaient aller jusqu’à la décapitation et au bûcher, étaient prévues pour les chefs et les auteurs d’écrits. «Le fait que saint Augustin ait été pendant neuf ans auditor dans la secte de Mani est la preuve que cette hérésie devait avoir quelque chose de très attirant. Une attirance qu’il nous est difficile d’évaluer, dans la mesure où nous ne connaissons qu’une partie des traditions antérieures recueillies par Mani», dit Erik Peterson en conclusion de l’article qu’il a consacré au fondateur du manichéisme dans l’Enciclopedia cattolica. (L’avertissement d’un chercheur de la taille de Peterson devrait nous inciter à juger les rapports d’Augustin avec les manichéens de Rome [«amicitia eorum familiarius utebar quam caeterorum hominum qui in illa haeresi non fuissent»: Confessions V,10,19], comme, plus tard, en Afrique, avec les donatistes – qu’il réfuta mais qu’il estimait aussi [il apprécie tant les règles d’interprétation des Saintes Écritures de Ticonius qu’il les fait siennes] – en dehors de tout “schéma de conversion”. Car si l’on reste dans ce schéma, il devient encore plus difficile de croire aux récits de conversion qu’à ceux de persécution. Cela dit entre parenthèse mais avec conviction).
Le christianisme, bien qu’il ne fût pas une religion aussi nova et qu’il ne provînt pas d’une terre aussi ennemie que le manichéisme, était malgré tout apparu depuis peu sur la terre d’Orient, dans cette Palestine qui était, à cette époque-là aussi, une région cruciale. Il pouvait subir le même sort que lui.

Politique et économie
Mais il faudrait ajouter que les réformes politiques et administratives de la décennie précédente n’auguraient elles non plus rien de bon. À commencer par la réforme constitutionnelle que fut la tétrarchie. Dès les premières années de son règne, Dioclétien, s’était associé – en le promouvant, quoiqu’en position subalterne, à la dignité d’Auguste – Maximien, un général originaire de la même région que lui, à qui il confia tout particulièrement la charge des turbulentes Gaules. En 293, chacun des deux Augustes s’adjoignit un César (Galère pour Dioclétien et Constance Chlore pour Maximien), instituant ainsi la tétrarchie, une réforme destinée à assurer à l’Empire un gouvernement plus adapté et une succession indolore. Mais cette réforme était loin d’être un pur expédient technique. Elle revêtait un caractère fortement idéologique et religieux, comme le montre William Seston dans son ouvrage classique Dioclétien et la tétrarchie, surtout depuis que, en 289 – le premier 89 fatidique – Dioclétien avait pris le titre de “Jovius” (de la famille de Jupiter) et donné à Maximien celui de “Herculius” (de la famille d’Hercule): titres qui devaient passer aux “fils” de chacun d’eux. Outre cette “parenté divine”, des liens de famille unissaient le destin de ces “fils” à celui des deux Augustes. C’est le resserrement de ces liens qui obligea Constance Chlore à abandonner Hélène, la mère de Constantin, pour épouser la fille de Maximien.
Si, d’un côté, les divinités choisies appartenaient au panthéon romain traditionnel, la “parenté divine” qui fondait le système institutionnel n’avait elle rien de traditionnel: «Cet absolutisme théocratique érigeait en système et en véritable rituel les signes de respect hérités des monarchies orientales qui étaient graduellement entrés dans l’usage et qui culminaient dans l’adoratio obligatoire des princes» (J. Moreau, La persécution du christianisme dans l’Empire romain, Paris, 1956). Paradoxalement, le pouvoir à Rome (mais Rome, en réalité avait été déclassée et abandonnée comme centre de l’Empire) se comportait comme ces monarchies contre lesquelles il exerçait son plus grand effort guerrier. Et l’imitation de l’appareil symbolique était réciproque. C’est ainsi que Narsès, qui était arrivé au pouvoir en Perse en 293, l’année même où Galère et Constance Chlore furent élevés au rang de César, se proclama “fils” du grand Shâhpuhr Ier.
La réorganisation des provinces et de l’administration entreprise dans le cadre de la tétrarchie ainsi que l’importance croissante de l’armée avaient en outre rendu nécessaire une politique fiscale qui privait les citoyens de tout semblant même de liberté, conformément au «principe de la responsabilité collective appliqué avec une rigueur extrême» ( S. Mazzarino, L’Impero romano, II, p. 590). Une fois établie la redevance qui revenait à chaque division administrative, les gens qui appartenaient à cette division devaient l’acquitter coûte que coûte. Les individus sont désormais assimilés et identifiés à la terre (nous sommes à l’origine de la servitude de la glèbe): «une unité de travailleurs est équivalente, pour ce qui est des tributs, à une unité foncière imposable; il s’avère qu’une “tête” de travailleur-colon (caput) est l’équivalent d’une unité de surfaces que peut travailler un travailleur-colon (iugum). […] L’Empire romain, entouré d’ennemis et encore ébranlé dans son unité par les guerres civiles dont il venait à peine de sortir, fut ainsi organisé comme un immense camp de travail, un chantier où une plebs rusticana – celle précisément qui était frappée par la capitatio (laquelle en principe ne pèse jamais sur les plèbes urbaines) – travaillait sans relâche au maintien de la civilitas romana, travaillait à produire des denrées alimentaires pour l’annona militaris et l’annona civilis» (ibidem, pp. 589-591).
Tout est fait pour maintenir le niveau de vie acquis par les plèbes des grands centres urbains de l’Empire et pour élever celui d’une armée dont les effectifs ont quadruplé et dont il faut s’assurer la fidélité. Mais cela au prix d’une inflation croissante qui conduit à l’écroulement de la monnaie et que l’Edictum de pretiis de 301 ne parvient même pas à freiner. Une fois la persécution commencée, les difficultés économiques et la pression fiscale qui pesait surtout sur les plus pauvres, s’accentueront.
C’est un aspect qu’il faut prendre en considération lorsque l’on traite de la grande persécution, parce que toute crise économique sérieuse débouche sur une lutte pour la survie dans laquelle tout est régi par le principe mors tua vita mea. Il suffit de voir, de nos jours, comment le grave arrêt de la croissance de l’Afrique n’est pas étranger à la naissance dans ce continent de violences inconnues dans les décennies précédentes, lesquelles viennent s’ajouter aux épidémies qui, sans qu’il y ait besoin de guerres bactériologiques, sont en train de faucher des populations entières.
Une persécution inattendue
Mais personne, malgré tout, ne s’attendait au déclenchement de la persécution.
Dioclétien régnait depuis 284 et le christianisme semblait prospérer aussi sous son règne, grâce à un édit de 260 promulgué par le fils de Valérien, Gallien, après que son père eut été capturé dans la guerre contre les Parthes de Shâhpuhr Ier et que sa peau, au sens propre, eut été exposée comme un trophée dans leur temple. Cet édit avait garanti, peut-être depuis ce moment déjà, et continuait à garantir au christianisme une situation de pleine légitimité. Au point que, comme l’écrit Marta Sordi, «en Orient, romanisation et christianisme avançaient, dans certains cas, du même pas. Et on comprend comment, […] aux yeux de l’oriental Mani, le christianisme a pu apparaître comme la religion caractéristique du monde romain» (Il cristianesimo e Roma, p. 479). Mazzarino ajoute certains détails qui mettent en relief l’insoutenable contradiction d’un «État de chrétiens menant une politique antichrétienne»: «La Chronique de Seert dira que “les déportés romains [il y avait aussi l’évêque d’Antioche Démétrien et des prêtres parmi ceux qui furent capturés dans l’une des incursions de Shâhpuhr] jouirent en Perse d’un bien-être plus grand que dans leur patrie et que, grâce à eux, le christianisme fit des prosélytes en Orient”. L’Empire romain se trouvait donc dans cette situation paradoxale: constitué essentiellement de chrétiens dans ses parties orientales, il apparaissait comme l’Empire des chrétiens à ceux qui le considéraient de l’extérieur; et, cependant, son empereur avait été un persécuteur. […] Étrange situation d’un État de chrétiens (surtout dans sa partie orientale) menant une politique antichrétienne» (L’Impero romano, II, 529).
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Un groupe de tétrarques en porphyre, Venise, extérieur de la basilique Saint-Marc

Mais, comme nous l’avons vu, jusqu’en 303, seules quelques mesures avaient été prises dans le cadre de l’armée et du Palais. Ces mesures, de plus, n’avaient pas été appliquées de façon très systématique, s’il est vrai que certains fonctionnaires chrétiens comme Pierre, Dorothéee et Gorgonius jouissaient, au moment où la persécution avait éclaté, de la confiance de l’empereur et étaient encore à son service à Nicomédie, vers la fin du IIIe siècle. Lactance lui-même qui nous rend compte de ce fait, venait d’Afrique et avait débarqué sur invitation de Dioclétien, à Nicomédie, vers la fin du IIIe siècle et c’est peut-être précisément là qu’il s’était converti au christianisme, sans pour autant cesser de prêter ses services de rhéteur au palais impérial. Il semble même que la femme et la fille de Dioclétien, Prisca et Valeria, aient eu des sympathies pour le christianisme.
De plus, le premier édit lui-même du 23 février et les autres dispositions qui avaient été prises pendant cette année 303, bien qu’elles fussent devenues progressivement plus dures, ne prévoyaient pas la peine capitale par volonté explicite de Dioclétien.
Mais, à un certain moment, au début de 304, tous furent appelés partout et indistinctement à accomplir publiquement sous peine de mort un sacrifice et une libation aux dieux.
Pourquoi cette décision? Parce que la politique qui, par nature, tend au compromis et à la modération avait dû s’aligner sur l’hostilité religieuse. «La lutte assumait ainsi une signification politique, mais seulement dans la mesure où la politique devenait elle-même un fait religieux» (M. Sordi, Il cristianesimo e Roma, p. 340). Dioclétien qui avait assez de sens politique pour comprendre qu’une persécution des chrétiens aurait aggravé les problèmes, avait dû se plier à la volonté de Galère. Celui-ci, revenu victorieux du front balkanique, puis du front oriental, seul général à avoir réussi à dompter les Germains et les Parthes, les ennemis de l’Empire par excellence, se présentait de plus en plus comme l’homme fort du régime. Ce fut donc la prédominance de Galère qui, comme l’attestent nos sources (cf. De mort. pers. XI et XIV; et H.E. VIII, appendice), conduisit au défi final. Il semble qu’il faille, en particulier, reconnaître son action provocatrice derrière deux incendies qui éclatèrent à Nicomédie et qui provoquèrent, déjà après le premier édit, la mort de beaucoup de chrétiens du lieu, parmi lesquels l’évêque Antime. Dioclétien fut aussi la victime, et pas seulement sur le plan politique, de cette action: soupçonnant désormais tout le monde et toute chose, il fut frappé par une véritable maladie mentale et abdiqua l’année suivante.
Galère est-il donc à Dioclétien ce que Macrien était à Valérien? En un sens, oui. Mais à lui seul il n’aurait jamais été que cet énergumène corpulent dont parlent les sources. Il était lui aussi sous l’influence de sa mère, une femme terriblement superstitieuse, et sous celle d’un néoplatonisme qui réduit désormais à une pure pratique théurgique, voyait dans la foi chrétienne le principal obstacle à l’exercice de ses magies. Le Contre les chrétiens du disciple préféré de Plotin, Porphyre, prépara le terrain à la persécution dès avant la fin du IIIe siècle. Les Discours véridiques de Hiéroclès – lequel appartient au même courant mais est de la génération suivante – l’accompagnèrent dans son accomplissement. Hiéroclès, par ailleurs, en tant que gouverneur de Bithynie d’abord, et d’Égypte ensuite, n’agit pas seulement par des écrits. Il en alla de même pour le philosophe Théotecne placé comme surintendant à Antioche de Syrie, et pour d’autres. En Syrie, en Phénicie, en Palestine, en Égypte et dans les provinces de la péninsule anatolienne, ces derniers se déchaînèrent, comme exécuteurs des édits, contre les chrétiens, et cela presque jusqu’à la paix de 313.

Pax romana et pax christiana
La paix est un sujet qu’il nous faut renvoyer à plus tard. Nous ne devons nous intéresser ici qu’à des histoires sanglantes, ne serait-ce que pour d’évidentes raisons d’actualité. Mais il faut dire tout de suite que si la conversion de Constantin semblait réaliser le rêve d’Origène d’une coïncidence entre l’Église et l’Empire, d’une soudure entre la pax romana et la pax christiana à l’intérieur de la pax constantiniana, en fait la situation des chrétiens appartenant à l’autre Empire, l’Empire des Parthes, – il faut rappeler que, depuis l’époque apostolique, il y avait là aussi des chrétiens, comme il y en avait ailleurs, au-delà des limites de l’Empire romain – était là pour rappeler la nature illusoire et tragique de ce rêve. Ces chrétiens étaient soumis à une persécution qui s’intensifia justement en raison de la pacification constantinienne. Dans le siècle précédent, comme nous l’avons vu, les chrétiens venant de l’Empire romain avaient trouvé en terre perse une situation beaucoup plus favorable à l’exercice et à la communication de leur foi que dans leur patrie. Maintenant que romanisation et christianisme s’identifiaient, les chrétiens étaient sentis et risquaient eux-mêmes de se sentir comme des ennemis, au point de se détacher de la communion avec l’Église de Rome. De ce point de vue, l’organisation de la paix pour tous à la place d’une politique de traités particuliers devint une prétention violente qui eut pour effet de condamner certains à la persécution. L’actuel préfet de la Bibliothèque vaticane, Raffaele Farina, écrit dans un article récent: «L’organisation de la paix, à cette époque [IVe siècle], au lieu d’être une superstructure de l’organisation internationale, comme nous pouvons la penser aujourd’hui [comme paraît anachronique cette réflexion d’il y a deux ans! ] était la tâche et la prérogative de cet État universel, l’Empire romain, auquel, en raison de son caractère éthique et religieux, on pensait qu’était confié le sort de l’humanité entière. […] Que l’Empire ne fût pas vraiment universel, en ce sens qu’il ne comprenait pas concrètement la totalité du monde connu, cela était évident pour les contemporains. Cependant, dans le sentiment commun, l’Empire était considéré comme le rempart de la civilisation et l’empereur comme le maître de tous les peuples. Avec Constantin, on en arrive à affirmer la théorie selon laquelle la terre des foederati appartenait elle aussi à l’Empire. L’organisation du monde se confondait avec celle de l’Empire. L’organisation d’une pax romana, l’unique qui pût être alors conçue, remplaça ainsi progressivement le “système des traités que Rome avait mis en place à l’époque précédente et qui avait davantage visé à établir une supériorité politique en fonction d’une action à développer vers l’extérieur, qu’à maintenir, comme cela devint ensuite le souci dominant, la paix à tout prix”» (La concezione della pace nel IV secolo, dans Chiesa e Impero. Da Augusto a Giustiniano, pp. 185-186).
Mais cette vision, au début du Ve siècle déjà, au lendemain de la proclamation de la foi nicéenne comme norme de l’Empire romain, révélera son caractère contingent et «la pax romana et la pax christiana seront mises en opposition. Ce sera Léon le Grand qui le fera, en polémique non tant avec la Rome du passé qu’avec la “nouvelle Rome”, à savoir Constantinople» (ibidem, p. 195).
Léon le Grand n’est pas, comme son nom pourrait l’évoquer, le héros solitaire si cher à l’imaginaire romantique et populiste qui s’est développé au sujet des papes. Il est, au contraire, l’expression d’un apprentissage fidèle dans lequel il est précédé, accompagné et suivi par d’autres. «Innocent Ier, Léon le Grand, Gélase sont trois hommes qui ont amassé les pierres de la liberté de l’Église occidentale, […] le génie théologique d’Augustin a carré ces pierres» (H. Rahner, Chiesa e struttura politica nel cristianesimo primitivo, p. 105). Qu’ils soient romains, toscans ou africains, ce qui lie ces hommes et beaucoup d’autres au Ve siècle, c’est qu’ils se conforment à la foi et à la tradition de Rome (dont font aussi partie le lien profond avec la communauté juive, le respect de la civilisation juridique romaine et, paradoxalement, les faiblesses de beaucoup d’évêques de Rome). C’est là qu’ils prennent les pierres, c’est là qu’ils ont appris à distinguer entre l’œuvre de la nature et l’œuvre de la grâce, entre pax romana et pax christiana. La grandeur de la théologie d’Augustin est d’être en accord avec ces pierres et non d’être allée à la recherche de la pierre philosophale. C’est la raison pour laquelle Innocent Ier et Célestin Ier, Léon et Gélase la ressentent comme naturelle et l’adoptent pleinement.
http://www.30giorni.it/articoli_id_800_l4.htm

papy

papy

En faite l'apostasie n'a pas vraiment attendue longtemps pour s'imposer chez les chrétiens.

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