[size=32]Inna Shevchenko : « On ne peut plus continuer de croire en un Dieu qui nous a été présenté masculin »
Propos recueillis par Anaïs Meynier - publié le 22/07/2019Qu'est-ce qu'être une femme ? Pour Inna Shevchenko, leader des Femen, c'est être héroïque. Dans son dernier livre*, l’auteure, s'inspirant de son parcours et des figures féminines qui l'ont inspirée, propose un parcours libérateur et « immoral »pour sortir des carcans patriarcaux.
Éditions Les Échappés[/size]
Votre livre est structuré par une galerie de femmes inspirantes. Qui sont ces héroïnes ?
Ce sont des amazones, des pécheresses et des révolutionnaires, qui sont connues ou inconnues, et qui m’ont aidée à un moment précis. En général, ce sont des femmes qui ont refusé les règles imposées par les institutions patriarcales. Quand on essaie d’être libre et de suivre nos désirs, je pense que l’on devient une pécheresse aux yeux de la société. Toutes n’ont pas été révolutionnaires et radicales, toutes n’ont pas été féministes. Mais ce sont des fauteuses de troubles ! (rire). C’est peut-être ça, leur point commun.
Vous dites avoir été une « chrétienne orthodoxe dévouée » dans votre jeunesse. Vos héroïnes ont-elles remplacé le Dieu de votre enfance ?
Absolument. Je dis toujours que je suis allée vers l’athéisme en devenant féministe. C’est le féminisme qui m’a conduite vers la non-croyance : si nous comprenons que nous sommes capable et que nous pouvons être libre et indépendante, on ne peut plus continuer de croire en un Dieu qui nous a été présenté masculin. Un Dieu que l’on doit aimer, mais dont on doit aussi avoir peur. Un Dieu qui demande que l’on soit silencieuse, passive et qui nous réduit à un corps qui serait, par nature, sexuel et faible ; nous faisant nous sentir coupable pour ce que nous sommes. À un moment donné, lorsque nous commençons à croire en nous-même, on ne peut plus accepter ce Dieu.
Selon vous, « les religions et le féminisme sont incompatibles ». Pourquoi ?
Je suis vraiment convaincue que nous pouvons être croyant et féministe. Mais, pour cela, nous devons rester critique sur le dogme et laïque. Nous devons comprendre que les religions n’ont pas de place dans le monde politique. Donc, on peut être croyant dans un cadre privé et, en même temps, choisir le féminisme comme la réponse politique à tous les sujets de la société. Dans ce cas-là, il n’y a pas de conflit. Si, au contraire, nous nous comportons dans la société par le prisme de règles religieuses, il y aura litige. Nous ne pouvons pas traiter de la question des droits des femmes à travers la question des dogmes religieux. Ce serait contradictoire. Les religions rendent les femmes silencieuses alors que le féminisme se bat pour libérer leur parole. Les institutions religieuses, telles que nous les connaissons aujourd’hui, sont patriarcales et masculinistes, construites autour du culte d’un homme. Dans mon livre, je cite Mary Daly : « Si Dieu est un homme, l’homme est un Dieu. » Donc, si on continue à croire au culte qui est construit autour d’un homme, si on projette cette croyance sur la société, l’homme devient un Dieu. C’est absolument le contraire d’une société féministe.
En définitive, vous prônez une spiritualité personnelle et individualiste.
Bien sûr ! Je peux dire que je suis aussi une personne spirituelle. Je crois en la dignité, en la solidarité et en l’égalité. Mais je n’ai pas besoin de croire en un Dieu imaginaire. J’ai traversé ce chemin : je suis devenue ma propre autorité et mon propre prophète qui décide pour soi-même.
Pourtant, vous encouragez le travail de ces femmes réformistes qui sont attachées à la forme institutionnelle de leur croyance, telle que l’imame Sherin Khankan ou la rabbin Delphine Horvilleur. N’est-ce pas là un paradoxe ?
Ce qui me dérange, c’est l’ambition politique des religions, non la foi elle-même. Ces femmes-là travaillent sur les questions de la foi et font cette différence entre l’aspect politique des religions et l’aspect spirituel, entre l’aspect public et l’aspect personnel. La question de la croyance est une question philosophique dans laquelle, en tant qu’activiste politique, je ne rentre pas. Personnellement, je suis préoccupée par l’extériorité des religions. En général, il n’y a pas de paradoxe entre mes paroles et celles de ces femmes religieuses réformistes. Dans la lutte féministe, ce sont nos alliées ! Car, encore une fois, elles se battent pour la position des femmes au sein de ces institutions. Je suis solidaire de leur travail, je ne peux que les soutenir. Honnêtement, je ne sais pas si elles vont arriver à révolutionner les religions parce que leurs voix restent minoritaires et marginales. Mais si elles y arrivent, je suis absolument pour !
Vous militez pour une laïcité très stricte. En quoi les manifestations du religieux représenteraient-elles une menace pour la société ?
Extérioriser notre religion, c’est chercher le contact avec le monde afin d’être approuvé(e), de convaincre ou de chercher le conflit. Là, ça commence à être une démarche politique. Sortir dans la rue avec ses croyances, c’est une forme d’exposition et de manifestation. Par exemple, il y a la question du vêtement pour les femmes. Tout en étant consciente de la ligne très fine entre critique et xénophobie, je ne peux pas accepter l’idée de cacher un corps prétextant que celui-ci est obscène et sexuel. C’est dégradant. Le patriarcat et le sexisme se cachent derrière ce code vestimentaire religieux. J’entends l’argument de ces femmes qui défendent ces codes comme étant affaires de choix ; mais, même si nous sommes toutes libres de porter ce que l’on souhaite, cela me contrarie lorsque certaines prétendent que ces vêtements sont des symboles de libération et d’émancipation des femmes. C’est essayer de déguiser des idées patriarcales en féminisme !
Aujourd’hui, faut-il croquer le mythique fruit défendu pour déconstruire les sociétés patriarcales ?
Absolument. Personnellement, comme je l’explique dans le livre, j’ai été inspirée par la Genèse : Ève agit contre les règles établies et défie Dieu en faisant le choix d’aller vers Satan. Cette histoire est prophétique. Nous devons casser les règles imposées afin de satisfaire notre curiosité et obtenir notre liberté. Les féministes du XVIIIe siècle ont utilisé cette figure biblique et l’ont transformée en véritable femme combattante.
Pour vous, être une femme, c’est être héroïque par défaut ?
Oui. Dans ce monde masculin qui est fait de limites discriminantes et de morales humiliantes, l’existence féminine devient héroïque, par définition. Que nous soyons religieuse ou athée, nous sommes femme avant tout. Aujourd’hui, le plus grand acte féministe est d’apprendre à s’accepter et à s’aimer, à se sentir forte et courageuse. Nous pouvons être tout ce que l’on veut. C’est le message que je veux faire passer aux femmes qui continuent d’entendre qu’elles sont sales et pleines de péché. Je veux les inspirer à croire en elles-mêmes, à ne jamais douter ni à abandonner. Dans mon livre, je nomme de nombreuses héroïnes. Mais la plus importante serait cette femme anonyme qui se bat chaque jour contre sa société, sa communauté ou sa famille. Une femme qui doit juste exister dans ce monde qui n’est pas fait pour elle.
(*) Héroïques. Amazones, pécheresses, révolutionnaires, Inna Shevchenko (Les Échappés, 2019)
Leader du mouvement international Femen depuis 2012, Inna Shevchenko obtient l’asile politique en France en 2013. Diplômée en journalisme à l’université de Kiev et en droits de l’homme à Sciences Po Paris, elle milite pour le droit des femmes lors d’happenings remarqués où les corps des activistes se transforment en véritable instrument de manifestation. En 2017, elle coécrit Anatomie de l’oppression (Seuil) avec son amie Pauline Hillier. La même année, elle reçoit le prix international de la laïcité.