[size=32]Mon imam est une femme
Par Virginie Larousse - publié le 26/04/2019Une femme peut-elle diriger la prière musulmane ? Bien que la majorité des théologiens de l'islam répondent positivement à la question, le paysage musulman français reste l'apanage des hommes. Peut-être plus pour longtemps, deux projets de mosquées novatrices ayant récemment vu le jour.
Kahina Bahloul Léa Crespi[/size]
Depuis le début de l'année 2019, un vent de fébrilité agite les réseaux sociaux et les lieux de débat fréquentés par les Français de confession musulmane. Deux projets de mosquées « libérales » - c'est-à-dire progressistes et inclusives, ouvertes aussi bien aux femmes qu'aux hommes, aux non-musulmans qu'aux musulmans, aux homosexuels qu'aux hétérosexuels - ont en effet vu le jour à Paris. Si les deux projets varient quelque peu dans leur conception, ils ont en commun d'être portés essentiellement par des femmes, qui affichent par ailleurs leur volonté d'y être imames.
Défendue par l'islamologue Kahina Bahloul et le professeur de philosophie Faker Korchane, la mosquée Fatima, lorsqu'elle verra le jour, proposera aux fidèles hommes et femmes de prier dans une salle commune - les hommes à gauche, les femmes à droite, ceci afin de ne mettre personne mal à l'aise pendant les prosternations que nécessite la prière musulmane. Une mixité fondamentale pour Kahina Bahloul, qui n'en pouvait plus d'être régulièrement « reléguée à des lieux secondaires ». « Il faut savoir que dans la plupart des lieux de culte musulmans, les femmes n'ont pas le droit d'accéder à la salle de prière principale. Si je veux admirer l'architecture de la salle de prière de la Grande mosquée de Paris, je peux seulement passer une tête. Mais non y entrer, sous peine de susciter des réactions violentes de la part des hommes. Les femmes sont donc exilées au sous-sol... »
Ce constat est partagé par Anne-Sophie Monsinay et Eva Janadin qui, de leur côté, ont lancé le projet de mosquée Simorgh. « Les mosquées d'aujourd'hui sont des lieux d'injustices criantes. Les femmes sont sans cesse contraintes de vivre leur lien à Dieu en solitaire ou uniquement avec d'autres femmes. » Dans leur futur lieu de culte, hommes et femmes prieront non seulement dans la même salle, mais aussi côte à côte - point de divergence notable avec la mosquée Fatima.
Des « considérations techniques »
Si la ségrégation entre espace masculin et féminin se rencontre fréquemment dans les mosquées « classiques », elle n'a pourtant rien de traditionnel. « Dans la mosquée du Prophète, affirme Kahina Bahloul, hommes et femmes priaient dans la même salle - même si les femmes étaient à l'arrière des hommes. Elles pouvaient prendre la parole lors des débats. L'éviction des femmes est venue avec la montée en puissance de l'idéologie salafiste, qui voit dans le sexe féminin un réel danger. Comme si les hommes étaient incapables de maîtriser leurs pulsions ! Je trouve cette vision aussi dégradante pour les femmes que pour les hommes. »
Imam et recteur de la mosquée de Bordeaux, Tareq Oubrou comprend cette exaspération, même s'il relativise les causes de la non-mixité de certains lieux de culte. Pour lui, c'est en raison de «considérations techniques» que les femmes ont été progressivement reléguées dans des espaces annexes : il a fallu composer avec l'augmentation de la démographie et le manque de place. Or, traditionnellement, la prière collective n'est obligatoire que pour les hommes - et optionnelle pour les femmes. « Il ne s'agit pas donc d'une exclusion volontaire des femmes », tempère-t-il. C'est pourquoi le terme de lieu de culte « inclusif », parfois utilisé pour présenter les futures mosquées Fatima et Simorgh, gêne un peu l'imam bordelais : « Ma mosquée n'exclut personne ! Elle accueille des musulmans pratiquants ou peu pratiquants, des femmes, des hommes, des homosexuels... »
Mais si la mixité existe déjà, de fait, dans certaines mosquées françaises, aucune n'est pour l'heure dirigée par une imame. Et c'est sur ce point précis que les attaques se font les plus virulentes sur les réseaux sociaux ou lors de débats publics. Elles émanent en particulier de musulmans lambda, s'exprimant en leur nom propre. « Depuis quand les femmes peuvent-elles être imams ?, lance ainsi un anonyme visiblement remonté, lors d'une table-ronde à l'Institut du monde arabe (Paris), début avril. Vous allez inventer de nouveaux textes ? » Notons au passage que certaines femmes sont tout autant (sinon plus) virulentes que leurs coreligionnaires masculins sur ce point. Pas question de transiger avec la tradition, de risquer l'innovation (bid'a), si souvent perçue comme un égarement.
Mahomet moins frileux
Nul besoin, pourtant, d'écrire de nouveaux textes pour autoriser l'imamat des femmes, qui semble être aussi ancien que l'islam lui-même. Rappelons que dans l'islam sunnite, l'imam est celui qui dirige la prière. Autoproclamé, il doit cependant bénéficier de l'assentiment d'un nombre suffisamment grand de membres de sa communauté pour pouvoir exercer. Concrètement, le Coran ne dit rien sur la question de l'imamat - aucun verset, en particulier, n'interdit à une femme de conduire la prière. En dehors du texte coranique, une parole du Prophète (hadith) montre que Mahomet autorisa bel et bien une femme à diriger la prière : Oum Waraqa (1). Originaire de Médine, cette femme pieuse, qui connaissait le Coran par coeur, faisait partie des « Compagnons du Prophète », ses fidèles les plus proches. Néanmoins, ce hadith ne dit pas si Oum Waraqa dirigeait la prière de femmes uniquement - comme ont pu le faire Aïcha et Oum Salama, épouses du Prophète - ou d'une assemblée mixte d'hommes et de femmes.
Toujours est-il que le cas d'Oum Waraqa a permis à trois des quatre écoles de droit musulman sunnite d'autoriser l'imamat féminin pour les assemblées de femmes. Certains exégètes, tels Averroès au XIIe siècle ou Ibn Arabi au XIIIe siècle, vont même plus loin, en permettant l'imamat complet des femmes dans des groupes mixtes : selon eux, rien ne prouve qu'Oum Waraqa prêchait exclusivement aux personnes de son sexe. Et de rappeler un autre hadith de Mahomet : « Prenez pour imam celui d'entre vous qui connaît le mieux le Coran. » Or, une femme peut être tout aussi experte qu'un homme en sciences religieuses.
Bien qu'il n'y ait donc pas consensus parmi les théologiens pour autoriser, ou non, les femmes à diriger la prière, les sources historiques documentent quelques cas au fil des siècles. En particulier celui de Fatima bint Abbas (dite Oum Zaynab) au XIVe siècle : ayant assisté à l'un des prêches de cette femme savante, même le très austère Ibn Taymiyya - théologien qui est devenu l'une des références majeures du courant wahhabo-salafiste contemporain - ne tarissait pas d'éloges à son égard. À partir du XIXe siècle, le phénomène des femmes imams a pris davantage d'ampleur. Des imames officient désormais de la Chine aux États-Unis (en particulier la célèbre Amina Wadud, figure de proue du féminisme musulman), en passant par l'Allemagne ou la Scandinavie (avec la Danoise Sherin Khankan).
Une question jugée « anecdotique »
La France, où vit pourtant la plus grosse communauté musulmane d'Europe, apparaît donc passablement frileuse sur ce point, même si les instances religieuses s'en défendent. Interrogés, des représentants de l'islam français laissent entendre qu'il n'y a « aucun problème théologique »à promouvoir l'imamat au féminin, mais que « l'islam de France souffre de problèmes plus graves et plus urgents ». En clair, la question, somme toute « anecdotique », n'est pas une priorité... Cependant, si d'aucuns éludent le sujet, certains imams assument des positions plus claires. C'est le cas, là encore, de l'imam de Bordeaux Tareq Oubrou. Selon lui, « une femme peut tout à fait diriger la prière si elle en a les compétences. Ce n'est pas une question de genre. En tout cas, c'est l'option canonique que je choisis - d'autres théologiens estiment que l'imamat ne peut être féminin ».Mais de mettre en garde sur « l'immaturité » de la communauté musulmane en la matière. « Il faut avoir conscience qu'il y a d'un côté le droit canon et, de l'autre, la sociologie des mosquées. Ce n'est pas la même chose. Le poids des cultures et des traditions ne doit pas être négligé. Je pense qu'actuellement, la communauté n'est pas prête. »
Mêmes réserves du côté de l'imam d'Évry-Courcouronnes, Tarik Abou Nour, pour des motifs passablement différents. Le théologien s'inquiète des risques de « récupération islamophobe » du sujet. « En islam, sunnite ou chiite, l'imamat des femmes est autorisé depuis 1400 ans, alors que chez les catholiques, elles n'ont pas le droit d'être prêtres. Mais certains utilisent le battage médiatique qui est fait autour de ces deux projets de mosquées pour stigmatiser l'islam ».
Tenter l'expérimentation
Néanmoins, les deux hommes espèrent que ces nouveaux lieux de culte pourront voir le jour prochainement. « C'est une question de liberté, défend Tarik Abou Nour. Chacun doit avoir la liberté de créer une mosquée si elle est conforme aux lois". » Et Tareq Oubrou de renchérir : en dépit des obstacles que les jeunes femmes rencontrent - et rencontreront encore -, « il faut tenter l'expérimentation ». Pour l'heure, les pionnières de l'islam français sont dans l'attente de financements, et surtout en quête de lieux de culte adaptés à leurs projets respectifs. Elles espèrent une concrétisation vers l'automne 2019.
Ce qui n'empêche pas Kahina Bahloul, dans l'intervalle, d'avoir d'ores et déjà commencé à exercer son activité d'imame. Fin mars, la jeune islamologue a été sollicitée pour réciter une prière mortuaire conforme à la tradition musulmane, dans un cimetière de la région parisienne. Un rituel particulièrement émouvant à la fois pour la toute nouvelle imame et la famille du défunt. «C'était magnifique de vivre ce moment de communion spirituelle», confie-t-elle. Loin des polémiques et des procès d'intention. Dans le recueillement et la sérénité.