Victoire des Témoins de Jéhovah : analyses protestantes
Salle du Royaume (salle de culte) des Témoins de Jéhovah, dans la banlieue Est parisienne.
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© Marie-Lefebvre-Billiez
Après quinze ans de batailles juridiques, les Témoins de Jéhovah ont obtenu gain de cause contre le ministère des Finances, qui leur réclamait 57 millions d'euros. La Cour européenne des Droits de l'Homme a estimé que la loi fiscale française était trop imprécise et mettait en péril l'exercice du culte des plaignants. La France a donc été condamnée pour violation de la liberté de religion. Analyses de Jean-Paul Willaime, spécialiste de la laïcité, et Jean-Daniel Roque, président de la commission "Droit et liberté religieuse" de la Fédération protestante de France.
Jean-Paul Willaime, spécialiste de la laïcité
Cet arrêt de la CEDH de Strasbourg condamne la France pour atteinte à la liberté religieuse (violation de l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme) suite à l'action de redressement fiscal qu'elle a engagée contre les Témoins de Jéhovah. Cette décision, prise à l'unanimité, y compris par le juge français Costa, est importante à plus d'un titre.
Pour le comprendre, rappelons tout d'abord qu'au-delà du cas des Témoins de Jéhovah, il s'agit d'une question non négligeable pour la vie des associations déployant une activité religieuse: celle de la taxation éventuelle, par les services fiscaux, des dons manuels autrement dit des offrandes effectuées par les fidèles, en particulier lors des cultes. Si la Cour de Strasbourg avait donné raison à l'Etat français, les Témoins de Jéhovah auraient dû verser 57 millions € au fisc, ce qui, comme l'a reconnu la Cour, revenait à asphyxier les Témoins de Jéhovah et portait donc atteinte à leur libre exercice du culte. La décision de Strasbourg est une bonne nouvelle pour la liberté religieuse en France car le but recherché à travers ce redressement fiscal était bien l'étranglement des Témoins de Jéhovah, déjà épinglé dans le rapport parlementaire sur les sectes de 1995. On voit ici l'échec d'une politique qui voudrait, alors même qu'il n'existe aucune définition juridique de la secte, stigmatiser certains groupes, voire tout faire pour les annihiler. Que les croyances et les pratiques d'un groupe religieux plaisent ou non, s'il respecte les lois et ne porte pas atteinte à l'ordre public, on ne peut prendre à son égard des mesures d'exception comme si les offrandes des groupes religieux réputés être des sectes devaient être taxées alors que les offrandes des autres groupes religieux ne le sont pas. Il est significatif que le mémento Francis Lefebvre sur les associations et les fondations précise, dans sa version 2008-2009, que les associations qui sont susceptibles de faire l'objet d'une taxation sont essentiellement les sectes! Or, la décision de la Cour de Strasbourg du 30 juin dernier met en échec la distinction Eglises/Sectes au plan fiscal.
Les motifs de la décision sont également intéressants car ils dénoncent l'insécurité juridique d'une disposition, la taxation des dons manuels, qui, normalement, était essentiellement prévue pour les personnes physiques et non pour lers personnes morales (les associations). Il n' a pas échappé à la Cour de Strasbourg que l'extension, dans certains cas, aux personnes morales, avait été précisée bien après le début du redressement exigé en 1998 des Témoins de Jéhovah. Comme si l'on pouvait modifier une loi après l'engagement même de la procédure et pour mieux garantir l'aboutissement de celle-ci ! C'est le non-respect de la prévisibilité de la loi que dénonce particulièrement l'arrêt de la CEDH. Pour que l'application d'une loi soit valable, il faut que les personnes physiques et morales auxquelles elle peut s'appliquer aient une claire connaissance de ses effets. Or, comme l'a observé la Cour, on ne peut faire dépendre la taxation des dons manuels de la réalisation d'un contrôle fiscal (qui révèle les dons effectués alors qu'il n'y a pas d'obligation légale de les révéler) car cela implique nécessairement une part d'aléa et donc une imprévisibilité dans l'application de la loi fiscale. Le conseil supérieur de l'Ordre des experts comptables, organisme placé sous la tutelle du ministère des Finances, n'avait-il pas déjà fait remarquer l'aberration d'une situation "dans laquelle c'est le contrôle fiscal qui déclenche l'obligation fiscale » !
Ces questions très techniques rappellent que les groupes religieux ont droit, en régime de laïcité, en un traitement équitable, claire et prévisible. L'insécurité juridique encourage le traitement au cas par cas et favorise les discriminations. Il est heureux que la Cour de Strasbourg rappelle indirectement, à travers cet arrêt relatif aux Témoins de Jéhovah, qu'une République qui déclare ne reconnaître aucun culte, ne peut pas maltraiter fiscalement l'un deux même au prétexte qu'il serait une secte. C'est en fin de compte grâce à la juridiction européenne que la laïcité française apprend de plus en plus à être respectueuse de la pluralité religieuse.
Jean-Daniel Roque, président de la commission "Droit et liberté religieuse" de la Fédération protestante de France
L’arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme peut être lu d’au moins deux points de vue différents :
1° TECHNIQUE : Il met en évidence et sanctionne les pratiques pour le moins « curieuses » et exorbitantes (au regard des règles générales) de l’administration fiscale qui se considère comme ayant compétence à la fois pour édicter les règles de droit et les interpréter, et surtout persévérer dans une interprétation même lorsque la plupart (voire tous) les fiscalistes spécialistes la considèrent comme « infondée » ou « ne tenant pas la route » : l’analyse des griefs retenus par la Cour à l’encontre des TJ est de ce point vue particulièrement éclairante (application rétroactive d’une mesure fiscale « pénalisante », imprécision de celle-ci, etc…) ;
2° POLITIQUE : Ces « errements » peuvent s’expliquer par la volonté – intacte depuis plus de vingt ans – des pouvoirs publics de dénier la qualité de « culte » aux TJ … alors même que, petit à petit, chacun des « combats » engagés à ce sujet est perdu par le ministère concerné : la qualité d’association cultuelle a dû être reconnue, suite à une série considérable de procédures judiciaires, puis le droit à désigner des aumôniers affirmé par les tribunaux (mais pas encore accepté par l’administration pénitentiaire)… : de ce point de vue, un tel jugement est une bonne chose pour l’affirmation du droit à la liberté de culte (sur le principe… car tout dépendra de la décision – à venir – sur le montant des sommes réclamées : il est encore trop tôt pour « crier victoire »….).
Cet arrêt permet d’illustrer les restrictions qui pèsent encore (et plus particulièrement depuis vingt à trente ans), en France, sur la mise en œuvre du principe de la liberté de culte. D’autres exemples pourraient en être donnés : ainsi la lecture de l’administration fiscale limitant l’exonération de la taxe foncière aux seuls lieux concernés par la « célébration de cérémonies », ce qui exclut les salles utilisées pour le catéchisme ou l’instruction religieuse, considérant l’enseignement destiné aux enfants comme une « activité non assimilable à l’exercice du culte », contrairement à la loi du 9 décembre 1905 et à la circulaire d’application d’août 1906 signée par Aristide Briand. Ainsi, suite en outre à un glissement de la notion d’édifice à celle de local, les locaux affectés à l’instruction religieuse ne sont pas affectés au culte, alors même qu’ils se situent dans le même ensemble. Si bien que certains locaux peuvent être à la fois considérés comme destinés au culte (pour limiter les possibilités de subvention) et non destinés au culte (pour exclure l’exonération de la taxe foncière) !
De manière plus générale, cet arrêt montre qu’il serait grand temps que l’administration fiscale accepte enfin d’engager un dialogue vraiment « ouvert » avec les responsables des associations, qui ont de plus en plus le sentiment que – pour le bon motif de combler les déficits publics (mais alors qu’on peut se demander si de « plus gros poissons » ne sont pas simultanément entièrement laissés tranquilles) – cette administration multiplie les mesures « pointillistes » qui handicapent le fonctionnement des associations : la définition de la notion d’ « intérêt général » est sans cesse « rétrécie » (elle est ainsi contestée pour des associations qui s’occupent d’ « entraide » même lorsque leurs actions sont organisées au bénéfice d’un cercle non étroitement défini), celle d’ « action humanitaire » également…
Bref, l’écart croît entre l’affirmation de certains principes et leurs mises en œuvre par l’administration fiscale… C’est ce que constatent les observateurs … sans que cela ait beaucoup, jusqu’à présent du moins, entraîné une modification du comportement de l’administration fiscale.
Propos recueillis par e-mail.