[size=32]« Le sport est un lieu propice au prosélytisme d’idéologies radicales »[/size]
Propos recueillis par Valentin Fauveau - publié le 19/09/2018
« La notion d’intégration par le sport est un poncif », observe Médéric Chapitaux dans un ouvrage* qui dénonce la prédation exercée dans certains clubs et l’absence de formation des éducateurs sportifs pour prévenir la radicalisation et sécuriser le parcours des plus jeunes. C’est aussi le sujet de sa thèse à paraître.
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Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la radicalisation dans le sport ?
Tout simplement en étant investi dans le champ du sport. J’ai été cadre technique en fédération de kick-boxing et j’ai également occupé des fonctions au ministère des Sports. Sur le terrain, on constate des changements, on voit que le sport évolue, et j’ai pensé qu’il était nécessaire de poser la question du développement du communautarisme idéologique ou religieux dans le sport. J’ai donc commencé à me pencher sur le cas des auteurs des attentats de 2015, et j’ai constaté que tous avaient des liens avec le sport. Trois disciplines revenaient quasi systématiquement : les sports de combat, la musculation et les sports collectifs (notamment le football), ce qui rejoignait les observations de plusieurs chercheurs, comme le sociologue Gérald Bronner. Je me suis dit qu’il y avait matière à creuser, en s’intéressant plus particulièrement à la place du sport dans ces parcours de vie, pour savoir si le sport était, comme on l’entend trop souvent, protégé de toute menace sociétale (ce qui n’est bien sûr pas le cas), et s’il était ou non un lieu de développement des enjeux criminogènes. Voilà ce sur quoi il faut travailler.
Le sport est parfois décrit comme une sorte de sanctuaire d’intégration, où toutes les barrières tombent et tous les problèmes s’effacent grâces aux valeurs positives qu’il véhicule. Ce n’est donc pas vraiment le cas ?
La réalité et les études montrent que ce n’est pas le cas. Bien des sociologues du sport ont démontré que cette notion d’intégration par le sport était en réalité un poncif. Ce n’est pas le sport qui intègre, c’est l’éducateur sportif qui va utiliser le sport pour intégrer. Il ne faut pas se tromper d’enjeu. Le problème du sport est qu’on a tendance à le sanctuariser, ce qui est très dangereux. Croire qu’il n’y a pas de perversions, de déviances ou de risques, c’est tromper les gens et les sportifs. Si on veut qu’il garde ses « valeurs », il faut lui donner les moyens de se protéger. Pour combattre l’idéologie, il faut mettre en place des barrières éducatives, tant pour les clubs amateurs que professionnels. L’éducateur sportif doit avoir les outils pour protéger le sport. Le sport ne pourra jamais se protéger seul, c’est tout l’enjeu de son encadrement.
Pourquoi les politiques publiques ont-elles eu cette tendance à sanctuariser le sport?
Les politiques essayent de trouver les moyens pour résoudre ces problèmes. Tout le monde est aujourd’hui bien conscient de la problématique que pose le sport en terme de radicalisation. Mais le sport est aussi un formidable accélérateur de bonheur et de bien-être, on l’a vu avec la victoire en Coupe du monde de football. Tout l’enjeu est de ne pas minimiser cet impact positif tout en préservant le sport des menaces qui pèsent sur lui. C’est assez compliqué, car d’un côté les politiques aiment surfer sur les victoires, comme celles de la Coupe du monde, mais, de l’autre, des mesures coercitives devront être mises en place pour empêcher les dérives. Ce jeu d’équilibriste est loin d’être simple.
Quelle place occupe le sport dans le parcours des jeunes radicalisés ?
Il existe plusieurs hypothèses. Daesh, par exemple, invitait les candidats au djihad à se préparer dans les salles de sport, et plus particulièrement avec les arts martiaux et les sports de combat. Nous étions ainsi dans une recherche de pratique utilitariste des jeunes pour répondre à l’appel de Daesh. Par ailleurs, le sport est un lieu de socialisation et donc de recrutement potentiel aux différentes idéologies religieuses ou autres. Pratiqué par les jeunes, notamment le combat et la musculation, il se révèle être un lieu propice au prosélytisme, voire au recrutement.
Comment un club de sport devient-il un lieu d’idéologie radicale ?
Il suffit tout simplement que l’encadrement (dirigeants et/ou éducateurs) adhère aux idéologies radicales et qu’il le propage au sein du club.
Comment identifier un tel club ?
Il est assez facile de trouver des signes nous permettant de dire qu’un club s’est communautarisé idéologiquement ou religieusement. Mais pour identifier ce qui tient de la radicalité, la chose est déjà plus compliquée, car tout le monde n’est pas d’accord sur la définition de ce terme qui, en outre, n’a aucune constitution juridique. Seuls les services de renseignements et les gens qui travaillent sur le sujet peuvent être en capacité de confirmer des signes de radicalisation. Quoiqu’il en soit, selon moi, le communautarisme religieux est dans tous les cas de figure un terreau à la radicalisation.
Quels sont les signes que les adhérents d’un club sont en train de se radicaliser?
Il existe des signes ponctuels, mais il ne faut pas les interpréter de manière isolée. C’est la convergence de ces différents signes sur une temporalité plus ou moins longue qui fait que l’on peut parler de radicalisation. Dans un premier temps, il faut partir du général : les changements de comportement, de vêtements, de discours, etc. D’où l’importance de remettre des filtres aux éducateurs, pour qu’ils puissent constater cette multiplication de signes.
Aujourd’hui, lorsque l’on parle de radicalisation, on pense souvent uniquement à la radicalisation islamiste. D’autres idéologies radicales sévissent-elles dans les clubs de sport ?
Oui bien sûr. Des formes de radicalité d’ultra-droite se mettent en place, à l’image de L’Agogée, un club de sport situé à Lyon, qui se revendique ouvertement comme identitaire. Faire le raccourci entre radicalisation et islam, c’est prendre le risque de faire un amalgame dangereux. Mais on ne peut s’exonérer d’en parler aux vues des événements de ces dernières années.
Pourquoi ces idéologies radicales choisissent-elles le sport pour véhiculer leurs valeurs ?
Les sports de combat, les sports collectifs et la musculation sont synonymes de dépassement, d’acquisition de ressources physiques, mentales et bien sûr techniques. Je crois beaucoup à la logique utilitariste de la pratique sportive. Si les gens veulent s’engager dans un djihad, ou dans un affrontement identitaire, quoi de mieux que de s’entrainer dans un club de sport ? Sans oublier que fréquenter un club signifie aussi s’exercer au sein d’une certaine masse, dans une certaine discrétion. S’entraîner dans la rue les rendrait beaucoup plus identifiables.
Ce phénomène concerne-t-il uniquement les clubs pour adultes, ou touche-t-il aussi des clubs pour mineurs ?
Un des problèmes majeurs aujourd’hui est la totale opacité du dispositif, car le sport n’avait pas pris conscience de la menace qui pesait sur lui. Nous devons donc faire face à une absence de données sur les différentes tranches d’âge. Même si l’âge moyen donné par les spécialistes est de 24-26 ans, on voit qu’il tend à se réduire. Et comme je ne crois pas en un processus de radicalisation rapide, au « basculement du jour au lendemain », je suis forcé de m’inquiéter de la possible montée d’une forme de prosélytisme chez les plus jeunes. Personnellement, je pense qu’il faut s’attaquer à la prévention dès l’âge de 12 ans, ça pourrait éviter beaucoup de problèmes.
Quelles sont les mesures que vous préconisez pour éviter qu’une idéologie radicale s’empare d’un club de sport ?
La sensibilisation des personnes dirigeantes en charge de ces phénomènes, et la formation des éducateurs sportifs : ils doivent impérativement préserver et sécuriser le parcours éducatif des enfants. Cependant, il est parfois possible de se retrouver face à des dirigeants eux-mêmes radicalisés, ce qui pose des questions d’application de la politique publique. C’est alors aux services des collectivités et à l’État d’agir et de trouver des moyens juridiques et éducatifs pour faire bouger les lignes. Il est impossible pour l’instant d’évincer quelqu’un de son poste pour radicalité, puisqu’il n’existe aucune base juridique : un entraîneur que les services de renseignement ont placé dans les fichiers FSPRT (Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste) ou qui serait fiché S a tout à fait le droit de continuer à exercer. Il n’y a aucun argument juridique contre cela.
Pour revenir au sujet de la formation des éducateurs, le problème n’est pas tant dans sa mise en place – le gouvernement a déjà pris des mesures dans ce sens, notamment la mesure 24 du Plan national de prévention de la radicalisation du 23 février 2018 –, que dans sa mise en œuvre. Qui forme ? Avec quels moyens ? Avec quelle formation ? Est-ce qu’un professeur de danse doit être formé de la même manière qu’un entraîneur de boxe ? Même si c’est toujours compliqué en terme de politiques publiques, je suis persuadé qu’il est nécessaire de faire une certaine différentiation entre les formations : on ne fait pas face aux mêmes risques ni aux mêmes menaces en fonction des disciplines sportives. Là où certains doivent être sensibilisés, d’autres doivent être formés.
Attention tout de même, tout cela ne signifie pas que le sport deviendra un outil de prévention, les travaux ont déjà démontré qu’il ne pouvait pas l’être. Mais cela empêchera d’éventuels éducateurs recruteurs d’intervenir au sein des clubs de sport, et ce sera déjà une grande victoire.
(*) Le sport, une faille dans la sécurité de l’État (Enrick B., 2016)
Médéric Chapitaux a servi au sein de la Gendarmerie nationale, puis au ministère en charge des Sports comme cadre technique dans une fédération sportive de boxe, avant de s’inscrire en doctorat de sociologie à l’université de Toulouse Paul-Sabatier. Sa thèse, à paraî s’intitule : «Radicalité islamiste dans les sports de combats : entre euphémisation des politiques publiques sportives et gestion quotidienne des déviances».