[size=32]Les musulmans et le lourd héritage d’une raison décriée[/size]
Razika Adnani - publié le 01/08/2018
Honorée et louée, ou au contraire accusée d’être un danger pour la foi, la raison ne cesse d’interroger l'islam. Pour la philosophe et islamologue Razika Adnani*, ce blocage a ouvert la porte aux fanatismes.
Miniature, VIIe siècle AKG Images
La question des rapports entre raison et religion est probablement l’une de celles qui ont le plus préoccupé les musulmans. Avant de l’aborder, il est nécessaire de préciser ce que l’on entend par « raison », ce terme étant utilisé en de multiples sens. Le premier désigne ce qui relève de la morale et du bon sens : la faculté qui distingue le bien du mal, le convenable de l’inconvenant, conformément aux critères de la morale et aux règles de la société. Il s’agit de la raison au sens de la sagesse. C’est ainsi que ce terme est souvent entendu par la majorité. Ce n’est pas de cette raison qu’il s’agit ici. La raison dans son sens moral ne pose problème ni à la religion ni à aucun autre système éthique puisque toute religion, selon ses adeptes, est sagesse.
La raison qui pose problème à la religion est, elle aussi, une faculté de distinction. Elle distingue le juste du faux en s’appuyant sur des critères de logique et de rationalité, et non sur des références liées à la morale et au bon sens. Il s’agit de la raison dans son sens scientifique et épistémologique. Son rôle est de permettre à la pensée de passer d’une étape de son raisonnement à une autre dans un enchaînement cohérent. La raison veille donc au bon fonctionnement de l’activité de la pensée, c’est-à-dire de la réflexion. Selon cette définition, la raison est une faculté distincte de la pensée, mais ne s’exprime qu’à travers celle-ci. En revanche, la pensée peut effectuer son activité de réflexion sans se référer à la raison ; toute pensée n’est pas raison. Cependant, elle peut se confondre avec la pensée lorsque celle-ci est rationnelle ; on utilise alors le terme raison pour désigner la pensée rationnelle.
Les mutazilites, courant rationaliste en islam
La question de la raison s’est introduite dans la pensée musulmane au VIII e siècle. Parmi ceux qui ont recouru à ses règles et les ont revendiquées, figurent les hanafites, adeptes de la première école juridique en islam, l’école hanafite ; ceux-ci ont pratiqué le raisonnement dans le domaine juridique. Le courant rationaliste dans la civilisation musulmane est également porté par des philosophes : tous ont été préoccupés par la question de la conciliation de la foi et de la raison.
Toutefois, les adeptes du mutazilisme demeurent les représentants du rationalisme islamique. Ils ont marqué la pensée musulmane de la première période, c’est-à-dire celle qui se situe entre la date de la mort du Prophète, en 632, et celle de la mort d’Averroès, en 1198. Les mutazilites ont pris part aux débats épistémologiques concernant la question de la source de la connaissance. Pour eux, les textes sacrés sont certainement une source de savoir, mais les musulmans doivent également user de leur intelligence et de leur faculté de réflexion comme seconde source. Si la connaissance est révélée et transmise, elle ne peut pas n’être que cela et doit également être construite.
L’originalité des mutazilites vient du fait qu’ils ont introduit dans le débat épistémologique, au sein de la pensée musulmane, un nouvel élément : la raison, dans son sens aristotélicien. Autrement dit, comme une faculté rationnelle dont la fonction est de veiller à ce que la pensée ne commette pas d’erreurs de raisonnement. Ils justifient leur position par le fait qu’il ne suffit pas de réfléchir : il faut aussi bien réfléchir, c’est-à-dire le faire d’une manière correcte et exempte de contradictions.
Convaincus que la religion ne peut être bien réfléchie qu’avec une pensée rationnelle, les mutazilites ont plaidé pour l'usage de la raison. Ils ne se sont pas contentés, dans cette position, de la théorie ; ils ont pratiqué le raisonnement dans leur travail, que ce soit dans le domaine exégétique, juridique, ou encore théologique. Selon Ibn Khaldoun, les hanafites, qui ont pratiqué le raisonnement dans le domaine juridique, étaient influencés par les mutazilites.
Les mutazilites et leurs opposants
Les opposants aux mutazilites étaient évidemment nombreux. Parmi les plus farouches, les littéralistes, terme qui désigne les adeptes de toutes les écoles prônant l’interprétation littérale. Leur discours est fondé sur l’idée que seule la révélation est source de connaissance et que le rôle de la pensée est de transmettre la vérité telle qu’elle lui avait été révélée. Quant à la raison et ses règles, ils les rejetaient, ne voyant pas d’autres critères de vérité que le sens apparent des textes pour permettre à la pensée de distinguer le juste du faux.
Se fier aux règles de la raison comme critères de vérité était, selon eux, encore plus dangereux pour la religion que la pensée elle-même. Ils ont accusé la raison d’être une menace pour la religion. Leur argument : la raison est une méthode pour la philosophie et non pour la religion – philosophie qui, elle aussi, a été accusée d’être étrangère à l’islam. Pour mettre fin à l’activité de la pensée – considérée comme une intrusion humaine dans le savoir divin –, les littéralistes ont mis en place deux principes. Le premier pour contrer la pensée créatrice : toute innovation est un égarement. Le second pour contrer la pensée rationnelle : la religion est une question de cœur et non de raison.
Les soufis ont eux aussi mis en place une théorie épistémologique se fondant sur l’idée que la vérité est révélée et dévoilée. Elle n’est donc ni du domaine de la pensée ni de celui de la raison, car une fois dévoilée, la vérité ne se démontre pas, elle se déguste. Ce qui place les soufis du côté des opposants des mutazilites.
La théorie chiite de l’imamat s’inscrit dans la même position épistémologique que celle des soufis, étant donné qu’elle aussi considère que la vérité est dévoilée et inspirée à l’imam. Elle n’est donc pas du ressort des facultés intellectuelles des humains.
La fin du XIIe siècle signe la défaite du rationalisme islamique et la disparition des mutazilites. Cette défaite de la raison s’inscrit dans celle de la pensée rationnelle et créatrice, car la pensée magique et celle qui se contentait d’imiter le savoir des anciens et de le justifier ont continué au contraire à s’exprimer.
La raison dans la pensée musulmane contemporaine
Il faut attendre le XIXe siècle pour que la question de la raison se pose à nouveau dans la pensée musulmane. Le contact avec la civilisation occidentale fait prendre conscience aux musulmans de leur retard par rapport à un Occident très avancé. Certains penseurs – en majorité égyptiens et libanais ayant poursuivi des études en France, notamment, et influencés par l’esprit cartésien et le principe de liberté d’expression –, commencèrent à comprendre que si les musulmans voulaient rattraper ce retard, ils devaient libérer la pensée et l’intelligence, et encourager la raison. Les religieux n’étaient pas insensibles à cette question de retard. Dans leur discours, on dénote également un changement de position vis-à-vis de la raison.
À partir de ce moment, il n’y eut aucun ouvrage d’un musulman qui n’évoquait la question de la raison et ne faisait son éloge. Il existe désormais une forme de consensus général fondé sur l’idée que l’islam est une religion de raison, que l’exercice du raisonnement est une injonction divine, et qu’il n’y a pas d’antagonisme entre raison et islam.
Cependant, ce discours s’empresse d’ajouter que la raison ne doit pas outrepasser certaines limites. Ainsi, ce discours très flatteur à l’égard de la raison se termine systématiquement par des termes restrictifs, tels que « sauf », « à condition que ». Quel que soit le plaidoyer en faveur de la réflexion et de la critique rationnelle, le cadre qui limite ces activités intellectuelles est sans cesse rappelé. Très peu sont ceux qui dénoncent les limites tracées par les religieux empêchant la raison de s’exprimer librement, ce qui constitue un obstacle au renouvellement de la pensée musulmane.
Le double langage du discours religieux à l’égard de la raison
Lorsqu’on s’intéresse à la question de la raison dans la pensée musulmane, un autre élément qui retient l’attention est le double langage du discours religieux à l’égard de cette faculté. Il vante ses mérites et déclare que l’islam est une religion de raison, mais affirme en même temps que la religion est une question de cœur et non de raison. La raison est ainsi tantôt honorée et louée, tantôt présentée comme un danger qui menace la religion.
Ce double langage n’est pourtant pas une contradiction. Il s’agit plutôt d’un discours qui concerne deux sujets différents – quand bien même il utilise le même terme de « raison ». Lorsqu’il appelle à se méfier de la raison, lorsqu’il la déprécie et la discrédite, c’est en tant que faculté rationnelle qui distingue le juste du faux qu’il le fait. En revanche, lorsqu’il l’honore et la glorifie, c’est de la raison au sens moral, de sagesse et de bon sens qu’il s’agit. Ce double langage s’explique, d’une part, par l’image négative de la raison héritée de la guerre menée par les littéralistes et les conservateurs contre les mutazilites et les philosophes, et d’autre part par le fait que le Coran évoque le terme « raison » dans le sens de sagesse. C’est ainsi que les musulmans le comprennent et le défendent.
Il y a aussi le fait que le terme « raison » est souvent utilisé pour désigner simplement la pensée. Certains parlent aujourd’hui de « raison arabe » et de « raison islamique », alors que la raison est universelle et la singularité est le critère de la pensée. Selon Abdel Amir al-Assam, historien et philosophe irakien contemporain, ces expressions montrent une régression dans la compréhension du terme « raison » en comparaison avec ce qu’elle était dans la première période de la pensée musulmane.
Le blocage de la raison se poursuit tranquillement
Ainsi, la raison, dans la pensée musulmane contemporaine peine à retrouver son vrai sens épistémologique. Les penseurs contemporains ayant relancé au XIXe siècle le débat n’ont pas réussi à la réhabiliter. Ils ne sont pas parvenus à se libérer d’un lourd héritage qui l’accuse de représenter une menace pour la religion. Les limites qu’ils lui imposent pérennisent son blocage. De fait, la pensée musulmane continue d’être soumise à la léthargie et aux incohérences, contexte ayant permis au littéralisme et au salafisme, sources du fanatisme, de s’installer confortablement dans les esprits.
Beaucoup voient aujourd’hui dans le soufisme la solution pour sortir de l’emprise salafiste. Or, l’épistémologie du soufisme est fondée elle aussi sur des principes qui n’encouragent ni l’intelligence ni la pensée rationnelle. Elle favorise, en revanche, la pensée magique et la superstition qui prennent une ampleur effrayante au sein des sociétés maghrébines aujourd’hui, ajoutant ainsi un obscurantisme à celui qui existe déjà.
(*) Razika Adnani est philosophe, islamologue et écrivaine. Elle est membre du Conseil d’orientation de la Fondation de l’Islam de France. Son dernier ouvrage s’intitule Islam : quel problème ? Les défis de la réforme (Éditions UPblisher, 2017).