La Bible de Lucile. Notre voyage de la Genèse à l'Apocalypse
Recension
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Recension du livre de Pierre-Marie Beaude : "La Bible de Lucile. Notre voyage de la Genèse à l'Apocalypse", par Gérard Billon.
Pierre-Marie Beaude
La Bible de Lucile. Notre voyage de la Genèse à l’Apocalypse
Bayard, 2014, 1 248 pages, 39,90 €
À peu de distance, Pierre-Marie Beaude (P.-M.B.), professeur émérite de l’Université de Lorraine à Metz, nous gratifie de deux livres majeurs : Saint Paul. L’œuvre de métamorphose (cf. Cahiers Évangile n° 156, 2011, pp. 74-75) et maintenant La Bible de Lucile. Tous deux sont des ouvrages de longue haleine. Le premier, synthèse d’années de recherche, fait déjà date dans les études pauliniennes. Le second, qui a reçu en mars dernier le Prix 2015 des libraires religieux, élargit le lectorat à tous les amoureux de la Bible qui cherchent un parcours global, au souffle large, de l’ensemble de la Bible. Des amoureux à l’image de Lucile, l’interlocutrice fictive, jeune femme curieuse et bienveillante, cultivée, de tradition chrétienne, discutant avec un ami juif, se retirant parfois dans le silence d’une église.
Le souffle est là, sur plus de mille deux cents pages. Le parcours paraît de l’ordre de la traversée de l’Atlantique à la rame (l’image est employée pour la Bible elle-même). Bienheureux qui peut faire le voyage d’une traite ! Mais bienheureux aussi ceux et celles qui, intimidés, le feront par étapes : ils ne compteront pas leurs découvertes ! Enseignant, conférencier, écrivain, ami des premiers jours des Cahiers Évangile (tant pis si l’on nous taxe de partialité),P.-M.B. synthétise en effet une vie consacrée à la « vulgarisation» des livres bibliques. On aime sa rigueur mais aussi sa hauteur de vue et sa limpidité d’écriture. Toute la Bible est parcourue.
Pour l’Ancien Testament, l’ordre juif est adopté (Torah, Prophètes, Écrits), complété par les deutérocanoniques; les personnes habituées à utiliser la TOB se sentiront là en terrain connu, les autres feront un (léger) effort. Les titres de chapitres, à la manière des romans d’aventures du XIXe siècle, introduisent avec humour à un propos moins intellectuel qu’existentiel.
À quoi tient la réussite ? Au style, au ton, au rythme. Car P.-M.B. est aussi romancier. Depuis Le muet du roi Salomon (1989) jusqu’à Leïla, les jours (2005), il sait poser un décor, développer une intrigue, dessiner des personnages, alterner temps forts et pauses, tisser une atmosphère – parfois en marge de la Bible, parfois en dehors. Ici, il met en scène un oncle et sa nièce. Entre réalité et fiction – « dans un espace construit pour [eux] deux et qui ne se confond pas avec la vie ordinaire » (p. 10) – ceux-ci disent peu sur eux-mêmes et, en tout cas, rien d’anecdotique qui nous éloignerait du ressort dramatique principal. Car, comme dans tout bon récit, il y a un ressort. Il tient non pas aux multiples histoires et personnages – même pas au personnage divin – mais à l’acte même de lire et de relire la Bible.
Ce ressort dramatique est tressé de quelques fils. Un : il faut lire accompagné. Deux : les difficultés sont utiles. Trois : on n’en sort jamais indemne. Énoncés ainsi, éprouvés au long de presque quatre années (la lecture est une activité patiente), ces fils semblent classiques. Tout l’art est de souligner leur force. P.-M.B. refuse la position du professeur qui dispense son savoir ; il accompagne et adopte celui d’un dialogue entre le « cher scribe » et Lucile. Chacun apporte ses questions et ses réponses. Si les réponses du professeur sont plus longues et informées, celles de Lucile ne sont pas moins argumentées. Avec le personnage de Lucile, P.-M.B. cristallise d’ailleurs bien des réactions et interrogations de lecteurs, croyants ou non, troublés par l’écart culturel entre les textes anciens et notre monde contemporain, par l’importance de la violence et de la souffrance, le statut social des hommes et des femmes, les images diverses de Dieu, les conceptions historiographiques antiques, les contradictions apparentes entre les évangiles, etc. Devant cela, le « scribe »répond simplement, généreux dans ses résumés, ses fiches, tableaux, citations, se laissant parfois surprendre, heureux d’une interprétation proposée ;il dévoile ainsi sa conviction (celle d’Origène bien avant Umberto Eco) : l’œuvre est« ouverte » et ne cesse de parler.
Les deux voix lectrices se mêlent et plaident de facto pour l’utilité et le plaisir de la lecture à plusieurs. P.-M.B. convoque, inévitablement, des lecteurs anciens et contemporains, rabbins, « pères »de l’Église, historiens, poètes, artistes et philosophes. Il n’y a là rien de pédant, juste la reconnaissance qu’il inscrit dans un sillage, une tradition multiforme qui, d’elle-même, se régule. Au final, tout est personnel sans être subjectif et scientifique sans être scientiste. Les animateurs bibliques grappilleront quantité d’informations (dommage que l’index soit si réduit) mais aussi un encouragement à créer de nouveaux groupes, à entamer de nouveaux échanges. Leur activité, trop peu répandue, est plus que nécessaire.
À un moment, Lucile est invitée par son oncle à commenter elle-même les premiers chapitres du livre d’Isaïe. Elle s’y risque non sans peur. Plus tard, elle donne un commentaire in extenso de tout le livre de l’Apocalypse. Elle a vu l’utilité de repérer « les illogismes, les aspérités du texte, pour rebondir à un autre niveau et se mettre à la recherche d’un sens plus grand, une sorte de sagesse accordée par Dieu à celui qui se donne la peine de chercher à comprendre » (p. 1216). La distinction, basée sur une anthropologie ancienne entre sens « littéral » (le corps de l’Écriture) et « spirituels » (l’âme et l’esprit), est abordée plusieurs fois, non comme modèle à reproduire mais comme piste interprétative à actualiser. La meilleure justification donnée par l’oncle-scribe de la méthode« historico-critique » se fonde ainsi sur une chanson, HôtelSupramonte (pp. 269-270) ; et, en même temps, il conseille de ne pas casser la beauté poétique, toujours énigmatique : « Retenons qu’il s’agit là du trajet des mots » (en italiques dans le texte).
Les mots ont un trajet. Sur ce trajet, le « cher scribe » s’essaye parfois à traduire directement de l’hébreu et du grec tel récit, tel poème. Voyage sensible des mots d’une langue à une autre. Ouvrage sur et avec la Bible. Quels que soient les écrivains bibliques, les mots, les phrases, les histoires vont vers des lecteurs. « Ce n’est pas nous qui découvrons le livre, c’est lui qui nous trouve », dit Lucile dans sa préface (p. 11). Le propos rejoint celui de Erri de Luca donné en exergue et se vérifie discrètement au fil des échanges. Les dernières pages refermées, on se sent heureux du parcours accompli. Et celui ou celle qui se sentirait frustré(e) sur l’un ou l’autre point (l’élaboration des« canons » juif et chrétiens, l’inspiration, la relation entre Écritures et Église…), peut toujours se livrer à sa propre investigation. En commençant par (re)lire la Bible !
Gérard Billon
Niveau de lecture : moyen
Recension parue dans le Cahier Évangile n° 174, « La Judée au temps de Jésus » (décembre 2015), p. 93.