N'abandonnons pas les filles
Par Anne Rosencher, publié le 06/05/2018 à 08:00 , mis à jour à 08:05
En France, en 2018, de trop nombreuses filles se font chaque jour maltraiter au lycée, au collège, en primaire, ou même en maternelle.
(Emmanuel Polanco/Colagene)
L'Express consacre un dossier aux menaces, insultes et agressions sexuelles qui sévissent de plus en plus à l'école.
"Laisse tomber les filles, laisse tomber les filles... Un jour c'est toi qui pleureras." Cinquante-cinq ans ont passé depuis la bluette yéyé chantée par France Gall devant le tableau noir d'une salle de classe. Aujourd'hui, on ne peut s'empêcher de lui trouver un autre air, un drôle d'air, à la chanson.
A-t-on laissé tomber les filles ? Au détour d'une enquête sur le lycée Gallieni de Toulouse, nous apprenions récemment que, malgré l'installation d'un digicode à l'entrée des toilettes des filles - dont la seule existence signait déjà un fort déconnage des temps -, les demoiselles continuaient de s'y faire agresser sexuellement.
LIRE AUSSI >> Enquête sur un lycée en état de guerre
Au reste, il ne leur venait plus à l'esprit de se déplacer dans l'établissement autrement qu'à quatre ou cinq, pour se protéger des petits pontes du bitume, qui dictaient leur loi dans les murs mêmes de l'école, certains de leur impunité. "La mise en danger des filles est le premier symptôme de la faiblesse de l'institution, martelait, impuissant, le professeur de mathématiques Mathieu Pieron. C'est le signe que, dans notre établissement comme dans d'autres, la République a mis un genou à terre."
Agressions et porno sur smartphone
A-t-on laissé tomber les filles ? Hajar et Shanley, deux élèves du lycée Camille-Pissarro à Pontoise (Val d'Oise), en sont persuadées. Lassées des menaces, des insultes, et même des agressions physiques dont elles sont quotidiennement témoins ou victimes de la part d'élèves masculins, elles ont entrepris en décembre de mobiliser leurs camarades. Un succès : 300 lycéens et lycéennes se sont amassés devant les grilles de l'établissement pour dire leur ras-le-bol ou leur solidarité, les caméras assurant la couverture médiatique éphémère. Aujourd'hui, les deux jeunes femmes posent vaillamment en Une de L'Express, afin que les regards ne se détournent pas de nouveau et que leurs aînés les entendent enfin.
A-t-on laissé tomber les filles ? Il y a trois ans, dans un collège du très chic VIe arrondissement de Paris, cinq garçons de 10 et 11 ans, biberonnés au X trash de YouPorn et Pornhub, ont été sanctionnés - dont deux exclus - pour attouchements répétés sur des "camarades" de sixième. "Les garçons, ils regardent du borno (sic) à la récré", avait rapporté une toute jeune élève à ses parents pour les alerter. Aux derniers pointages de la justice, 9 600 mineurs avaient été impliqués dans une affaire de viol ou d'agression sexuelle en 2016 (+ 7% par rapport à 2014).
Valeur cardinale de notre société
A-t-on laissé tomber les filles ? Depuis 2004 et le rapport Obin sur "les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires", les témoignages se sont multipliés sur le développement, ici ou là, d'un islamisme juvénile qui prétend imposer sa norme dans certaines cours de récréation. Dans un livre récent, Bernard Ravet, ancien proviseur de collège dans les quartiers Nord de Marseille, rapportait que, dans beaucoup de classes, les garçons ne s'asseyaient plus à côté des filles. "Par ailleurs, ils trouvent normal de prendre part à l'éducation de leurs 'soeurs', de vouloir se marier avec une jeune fille chaste, tandis qu'eux-mêmes ne consentent pas à pareil sacrifice."
Accès précoce à la pornographie, harcèlement sur les réseaux sociaux, intimidations de petits rouleurs de mécaniques ou de mini-bigots... les causes sont multiples; elles conspirent au même résultat : en France, en 2018, de trop nombreuses filles se font chaque jour maltraiter au lycée, au collège, en primaire, ou même en maternelle. Les témoignages édifiants que notre journaliste a collectés - à découvrir sur L'Express à partir de lundi soir - proviennent de tous les milieux et dressent un constat alarmant. Qui s'en préoccupe ?
A l'heure où la fièvre #metoo tourne en boucle sur les smartphones, on oublie la mère des batailles : celle pour la génération qui se forme. Un combat qui déborde largement les frontières du féminisme. A laisser une partie de notre jeunesse détraquer une valeur cardinale de notre société - celle de l'égalité entre les hommes et les femmes -, nous préparons le pire. On connaît la chanson. Laissons tomber les filles... nous le paierons un de ces jours.