Comment est mort St Paul ?
Ariel Alvarez Valdés, Santiago dei Estero (Argentine)
Prêtre, professeur de saintes Ecritures au Grand séminaire et de théologie à l'Université catholique
La mort de St Paul reste une énigme. Pourquoi et comment l'a-t-on tué? Le Livre des Actes des apôtres l'entoure d'un silence inexplicable, qui laisse le champ libre à diverses hypothèses visitées par Ariel Alvarez Valdés. S'appuyant sur des écrits historiques, il en propose lui-même une, particulièrement intéressante, sur fond d'affrontement entre chrétiens.
Le livre des Actes des Apôtres raconte qu'à la fin de sa vie, saint Paul fut dénoncé par les Juifs et emprisonné à Jérusalem sous prétexte d'être un révolutionnaire et un agitateur social (Ac 21,27-40). Emprisonné durant deux ans en Palestine, il fut ensuite transféré à Rome pour y être jugé par l'empereur. Mais le récit des Actes se termine de façon mystérieuse avec l'arrivée de Paul dans la capitale de l'Empire,sans que les lecteurs puissent en connaître la suite.
Le fait a retenu l'attention des spécialistes, qui se sont demandé pourquoi Luc concluait si brusquement son récit. Car, finalement, Paul a-t-il été jugé par l'em pereur? Quel fut le chef d'accusation? A-t-il été condamné à mort ou a-t-il été libéré? Comment a-t-il été exécuté? " Il est vraiment curieux qu'après avoir consacré tant de pages à Paul, l'ouvrage ne dise plus rien de son sort, laissant toutes ces questions sans réponses.
Nombre de biblistes expliquent ce silence en disant que Luc ne prétendait pas parler de Paul, mais qu'il voulait expliquer comment la Parole de Dieu s'était répandue dans le monde ancien, de Jérusalem à Rome. Une fois le message de l'Evangile arrivé dans la capitale, avec Paul, Luc aurait considéré sa tâche terminée. Ce qui est probablement le cas. Mais si Luc raconte dans son ouvrage le martyre de personnages moins importants, comme Etienne (Ac 7,55-60) ou Jacques (Ac 12,1-12), pourquoi a-t-il passé sous silence la mort de Paul ? On commence à percer le mystère.
Apparition de l'épée
L'allusion la plus ancienne au martyre de Paul se trouve dans une lettre de Clément de Rome, en l'an 95, soit trente ans après les faits. Clément écrit : « C'est par suite de la jalousie et de la discorde que Paul a montré quel est le prix de la patience. Chargé sept fois de chaînes, exilé, lapidé, il devint héraut du Seigneur au levant et au couchant, et reçut pour prix de sa foi une gloire éclatante. Après avoir enseigné la justice au monde entier, jusqu'aux bornes du couchant, il a rendu son témoignage devant les autorités et c'est ainsi qu'il a quitté ce monde pour gagner le lieu saint, demeurant pour tous un illustre modèle de patience. » Clément dit que Paul a été condamné à mort, mais il ne dit pas où ni comment il fut exécuté. Vers l'an 170, un évêque de Corinthe, du nom de Denis, apporte un nouveau témoignage : « (Pierre et Paul), après avoir enseigné en Italie, ont souffert en semble le martyre. » Lui non plus ne donne pas de détails sur la mort de Paul. Il se contente de dire qu'il est mort en compagnie de Pierre .
En 180, apparaît pour la première fois l'information qui donnera naissance à la tradition officielle de la mort de Paul. On la trouve dans un Apocryphe intitulé Les Actes de Paul. Il explique que Paul a été décapité par l'empereur Néron, à Rome. Dès lors la nouvelle sera répétée presque sans variante par tous les écrivains postérieurs: Tertullien (env. 250), le prêtre Gaïus (210), Origène (250), Porphyre (300), Eusèbe de Césarée (312), Lactance (318), Sulpice Sévère (400), saint Jérôme (410), Orose (420). Une légende postérieure complètera ces informations en ajoutant que lorsque Paul fut décapité, sa tête rebondit trois fois sur le sol, faisant jaillir chaque fois une source d'eau. C'est pour cela que le lieu est aujourd'hui connu sous le nom de Ire fontane (Les trois fontaines).
Néron a-t-il vraiment exécuté Paul sur la foi des accusations que les Juifs de Jérusalem ont porté contre lui? D'après les Actes des Apôtres, alors que l'apôtre était encore prisonnier en Palestine, avant son transfert à Rome, personne ne le croyait vraiment coupable. Ni le Sanhédrin (Ac 23,9) ni le gouverneur romain Felix (Ac 24,22-23) ni son successeur Porcius Festus (Ac 25,25) ni ses officiers (Ac 26,31) ni le roi Agrippa (Ac 26,32). Aucune autorité n'a pris au sérieux les accusations d'agitateur social et d'ennemi de l'empereur portées contre lui par les Juifs. Ce qui fait penser qu'il n'a pas pu être jugé à Rome. Par contre, le fait qu'il soit mort à Rome paraît bien certain.
Bien que Luc ne le dise pas ouverte ment, il le laisse entendre dans plusieurs passages de son livre (Ac 20,25.29.38; 21,10-13). L'accusation de prêcher l'Evangile, portée contre lui par les Juifs de Jérusalem, n'a pas dû peser lourd; il ne s'agissait pas d'un délit contre le droit romain. Alors, pourquoi l'a-t-on tué?
Une nouvelle hypothèse fait peu à peu son chemin parmi les spécialistes du christianisme primitif et est acceptée par de nombreux scientifiques: O. Culmann, R. Brown, J. Roloff, J. Meier, A. Fridrichsen, X. Pikaza, J. Comblin et G. WHis. Paul serait mort suite aux dénonciations des chrétiens de Rome eux- mêmes. Certes, ils ne l'ont pas tué directement, mais ils l'ont dénoncé auprès de l'empereur pour se débarrasser de lui. Pour quelle raison? A cause de riva lités intestines entre les divers groupes de la ville.
Affrontements entre frères
Pour comprendre ce qui s'est passé, il faut se souvenir que Paul défendait une ligne opposée à d'autres courants d'opinion du christianisme primitif, avec lesquels il s'est parfois trouvé en franche opposition.
Il s'agissait de savoir que faire des lois juives après l'apparition du christianisme. Certains dirigeants chrétiens estimaient qu'il fallait continuer à les observer. Pour d'autres, la loi de Moïse ne concernait plus la vie des chrétiens, la circoncision n'avait plus de sens pour les fidèles du Christ. Cette diversité d'opinions, apparemment inoffensive, a suscité de rudes affrontements à l'intérieur de la jeune Eglise.
Deux groupes se sont formés: ceux qui estimaient que les chrétiens devaient continuer à pratiquer la loi juive (les judéo-chrétiens) et ceux qui pensaient que la loi juive ne valait plus pour le christianisme (les pagano-chrétiens).
Paul, qui appartenait au second groupe, a été l'objet d'attaques, de persécutions et de dénonciations de la part des judéo-chrétiens. Lui-même en parle dans ses lettres. Par exemple, lorsqu'il énumère pour les chrétiens de Corinthe les dangers qu'il a traversés : il mentionne « le danger des faux frères » (2 Co 11 ,26). Dans une autre lettre, il identifie ces « faux frères » avec les chrétiens du groupe adverse, c'est-à- dire ceux qui voulaient imposer la circoncision (Ga 2,4).
Cette division, qui existait dans plusieurs communautés chrétiennes, était encore plus marquée à Rome. On le sait grâce à la lettre que Paul écrivit aux chrétiens de Rome, quelques années avant son arrivée dans la capitale.
Dans sa lettre, saint Paul mentionne l'existence de deux groupes antagonistes, un qu'il appelle les faibles, for- mé par les judéo-chrétiens,et un autre appelé les forts, qui regroupe les pagano-chrétiens Les premiers se préoccupaient de circoncision, d'aliments purs et impurs, du repos du sabbat, alors que pour les autres, ces préceptes n'avaient aucune importance. « Tel croit pouvoir manger de tout, tandis que le faible ne mange que des légumes... Celui-ci préfère un jour à un autre; celui-là les estime tous pareils» (Rm 14,2.5). La division était telle, que les groupes se faisaient ouvertement la guerre, se critiquant et se méprisant mutuellement.
Dans sa lettre, saint Paul tente une médiation et cherche à apaiser les oppositions. Il écrit : « Que celui qui mange ne méprise pas l'abstienent et que l'abstinent ne juge pas celui qui mange ; Dieu l'a bien accueilli » (Rm 14,3). La situation était si tendue, que Paul dut, à plusieurs reprises, demander aux chrétiens qu'ils cessent de s'attaquer : « Mais toi, pourquoi juger ton frère? Et toi, pourquoi mépriser ton frère? » (Rm 14,10). « Finissons-en donc avec ces jugements les uns sur les autres: jugez plutôt qu'il ne faut rien mettre devant votre frère qui le fasse buter ou tomber» (Rm 14,13). « Aussi soyez accueillants les uns pour les autres, comme le Christ le fut pour vous» (Rm 15,7). « Sans vou- loir discuter des opinions» (Rm 14,1).
L'arrivée du propagandiste
Le problème était que Paul avait clairement pris position pour l'une des deux parties : « Je le sais, j'en suis certain dans le Seigneur Jésus, rien n'est impur en soi, mais seulement pour celui qui estime un aliment impur ; en ce cas il l'est pour lui» (Rm 14,14). Paul appartenait au groupe des forts qui considéraient qu'il n'était pas nécessaire d'observer les lois juives : « C'est un devoir pour nous, les forts, de porter les faiblesses de ceux qui n'ont pas cette force et de ne point rechercher ce qui nous plaît» (Rm 15,1). Il est alors facile d'imaginer ce que l'arrivée de Paul dans la poudrière de Rome a pu signifier pour les parties en conflit, d'autant plus que sa position était publique et bien connue. Paul lui-même savait que beaucoup, dans la ville, le rejetaient et le critiquaient (Rm 3,7-
. Malgré sa tentative de médiation en faveur de l'unité entre les deux parties, on savait bien que ses convictions au sujet de la loi juive étaient résolues et qu'il n'était pas prêt de céder. Aussi, tout prisonnier qu'il était, son arrivée dans la ville a dû sonner l'alarme parmi ceux qui ne partageaient pas ses idées : le principal représentant du parti des forts et le grand propagateur du courant anti-juif avait débarqué dans la ville!
A Rome, Paul n'a pas été condamné à mort par le tribunal de l'empereur, le délit dont il était accusé n'entraînant pas la peine capitale. Aussi fut-il libéré et il put missionner un certain temps dans la ville. C'est alors qu'un événement imprévu intervint : la persécution de Néron contre les chrétiens.
Une nuit de l'an 64, un gros incendie éclata à l'ouest de la ville, qui s'étendit rapidement à d'autres secteurs. Trois des quatorze quartiers de Rome furent complètement détruits et sept autres fortement endommagés ; seuls quatre échappèrent aux flammes. Rapidement, le bruit courut que c'était l'empereur lui-même qui avait ordonné l'incendie afin de reconstruire la ville. Néron rejeta la faute sur les chrétiens, déclenchant ainsi une vaste persécution, qui entraîna la mort de nombreux disciples du Christ.
Selon Tacite, un historien romain auteur d'un ouvrage publié en 117 sous le titre Annales de l'Empire romain, lorsque Néron déclencha la persécution à Rome, on captura quelques chré tiens qui déclarèrent qu'ils n'étaient pas les auteurs de l'incendie mais que c'était d'autres qui l'avaient provoqué . En clair, ils dénoncèrent leurs propres frères dans la foi. De son côté, un autre écrivain Pline le Jeune, dans une lettre adressée à Trajan vers 112, raconte que, durant la persécution, les chrétiens se dénonçaient les uns les autres. L'Evangile selon Matthieu laisse lui aussi entendre que lors du conflit avec les Romains, les chrétiens se trahissaient mutuellement et se dénonçaient auprès des autorités (Mt 24,10).
Une mort ordinaire
Ces témoignages laissent deviner à quel point les chrétiens de Rome étaient divisés et avec quel acharnement ils s'opposaient les uns aux autres. Aussi n'est-il pas outrancier de penser que durant la persécution de Néron, l'apôtre Paul fut dénoncé par les chrétiens de la partie adverse et qu'il finit ses jours parmi les nombreux fidèles martyrisés par l'empereur. Si tel est le cas, la mort de Paul n'a pas été l'événement héroïque et solennel que nous imaginons. Elle n'a pas été l'exécution privilégiée d'un citoyen romain, décapité par le glaive ; sa tête n'a pas rebondi, faisant jaillir trois sources.
Il ne faut pas confondre ces pieuses légendes, respectables par le message religieux qu'elles transmettent, avec la réalité historique qui a dû être bien plus cruelle et brutale. Paul serait mort en compagnie de tous ces chrétiens anonymes,victimes des rafles de Néron. Sa mort resterait perdue dans l'anonymat des morts terribles et inconnues rapportées par Tacite dans ses Annales. L'hypothèse de la mort de Paul à Rome, conséquence des luttes intestines de la communauté chrétienne, est peut-être celle qui explique le mieux les divers éléments transmis par la tradition:
- 1 le silence des Actes des Apôtres sur la communauté chrétienne de Rome : lorsque Paul arrive dans la capitale comme prisonnier, Luc ne mentionne jamais sa rencontre avec les chrétiens du lieu, peut-être parce que leurs relations n'étaient pas bonnes.
- le silence des Actes des Apôtres sur la mort de Paul est dû peut-être au fait qu'il ne s'agissait pas d'un événement exemplaire mais d'un épisode peu édifiant de la communauté Chrétienne.
- 1; lettre de Clément de Rome: le plus ancien témoignage sur la mort de Paul dit qu'elle fut due « à l'envie et aux rivalités » ; la formule fait sans doute allusion aux controverses et aux divisions de l'Eglise, et non aux accusations de type civil et politique présentées contre lui par les Juifs de Jérusalem;
- les témoignages de Tacite et de Pline le Jeune: tous deux concordent sur le fait que durant la persécution de Néron, les chrétiens eux-mêmes se dé nonçaient et se livraient mutuellement aux autorités;
- les plaintes amères de Paul au sujet des divisions qui déchiraient la communauté de Rome: les chrétiens de la ville n'étaient certainement pas tous en sa faveur;
- l'absence d'une tradition sur le martyre individuel durant presque un siècle et demi après sa mort: c'est un apocryphe, Les Actes de Paul, qui en parle pour la première fois; l'auteur, un prêtre de l'Asie mineure, a reconnu par la suite l'avoir inventé.
- le fait que jusqu'au III" siècle, l'Eglise de Rome ne mentionne jamais que Paul ait été à Rome.
Que tous soient un
Les querelles internes ont toujours fait plus de tord à l'Eglise que les.attaques venues de l'extérieur. Au cours de l'histoire, les luttes entre chrétiens l'ont plus affaiblie que n'importe quelle persécution venue du dehors, et les luttes in testines suscitées par l'envie ont causé plus de tort à sa crédibilité que n'importe quelle autre faiblesse. C'est bien pour cette raison que Jésus a prêché à ses disciples l'unité malgré les divergences de vues (Mc 9,38-40) et que, dans toutes ses lettres, saint Paul s'est montré préoccupé d'harmoniser les positions adverses dans les communautés, sans en éliminer aucune.
Tel est encore aujourd'hui le grand défi de l'Eglise: parvenir à la tolérance entre les divers courants internes, apprendre à vivre en bonne intelligence avec ceux qui pensent différemment, sans chercher à s'éliminer les uns les autres.
Hélas! le spectacle des dénonciations, des censures et des mises en garde, pour faire taire certains secteurs est une constante de l'histoire de l'Eglise. Comme si Dieu ne pouvait s'exprimer qu'à une seule voix.
Si Dieu est infini, pourquoi ne pourrait-il pas s'exprimer à travers diverses VOIX ?"Telle est "la question à laquelle l'Eglise devra un jour répondre. Si elle y parvient, alors elle aura opéré le plus étonnant des miracles. Le prodige que l'humanité attend de l'Eglise n'est pas qu'elle parvienne à unifier le message, mais les messagers, en une communauté où l'amour l'emporte sur toutes les diverses formes de pensée.