[size=62]Tariq Ramadan devant les juges : que va dire le prédicateur ?[/size]
[size=62]dE[/size] nouveaux éléments pourraient obliger Tariq Ramadan, écroué depuis février dernier pour des accusations de viols, à faire évoluer sa stratégie de défense. (MEHDI FEDOUACH / AFP)
Accusé de quatre viols et d’une agression sexuelle, Tariq Ramadan est auditionné ce mardi. Le point sur une affaire complexe.
Par Cécile Deffontaines
Publié le 05 juin 2018 à 06h54
Tariq Ramadan doit s’exprimer devant les juges mardi 5 juin. Il a toujours nié avoir violé Henda Ayari et "Christelle" (*), affaires dans lesquelles il est mis en examen et écroué depuis le 31 janvier. Il est en détention provisoire et donc présumé innocent.
Ces femmes l’accusent des rapports sexuels non consentis, extrêmement brutaux.
Dans le cas de Christelle, tout au plus a-t-il reconnu des échanges et une "relation coquine sur Internet", dixit son avocat, Me Emmanuel Marsigny. Puis une rencontre d’une demi-heure, et rien de plus.
Il n’est pour le moment pas mis en examen dans le cas de la troisième plaignante, Marie (*), mais pourrait l’être ce mardi.
Cette dernière a raconté avoir eu une longue relation avec le prédicateur, de février 2013 à juin 2014, faite de violence et d’emprise. Elle a porté plainte le 7 mars dernier pour neuf viols.
Elle a remis aux enquêteurs une robe noire Zara de taille XS, qui pourrait porter des traces biologiques de Tariq Ramadan. La robe est en cours d’expertise, les résultats devant arriver mi-juin.
[size=42]Quelle est la stratégie de Tariq Ramadan ?[/size]
L’avocat de Tariq Ramadan, Maître Emmanuel Marsigny, a expliqué sur Europe 1 que son client avait reconnu avoir eu avec Marie "une relation" mais qui "n’est pas celle qu’elle décrit". Tariq Ramadan en dira-t-il plus ce mardi ?
S’il reconnaissait une relation hors mariage, ce serait un coup porté à l’image de Tariq Ramadan qui a, dans ses activités publiques, toujours dénoncé l’adultère.
Le prédicateur a changé de défenseurs, en France comme en Suisse. Le 20 mars, il s’est séparé de son avocat parisien Yassine Bouzrou, qui était resté extrêmement discret sur l’affaire, ne prenant pas la parole dans les médias.
Il a ensuite pris Maître Emmanuel Marsigny pour conseil, lequel choisit l’offensive. Dans "C dans l’air", le 15 mars 2018, Me Marsigny charge ainsi les plaignantes, les accusant de mentir.
[size=42]Quel est l’état de santé de Tariq Ramadan ?[/size]
Me Emmanuel Marsigny a demandé à plusieurs reprises la libération de son client en mettant en avant l’état de santé de Tariq Ramadan. Ce dernier souffre d’une sclérose en plaque depuis 2014 et d’une autre neuropathie non identifiée. Sa famille le décrit comme affaibli.
Sa fille aînée Maryam, 31 ans, raconte, dans son unique interview, au journal suisse "Le Temps", publiée le 21 mai, trois jours avant l’audience :
"Physiquement, mon père va mal, il a beaucoup maigri. Lui qui est entré en prison en marchant normalement est maintenant handicapé et doit s’aider d’un déambulateur pour se déplacer. Il a de constants et violents maux de tête, de la peine à se concentrer. Il a des crampes insupportables dans les jambes qui le réveillent la nuit et qui l’empêchent de dormir plus d’une ou deux heures."
La cour d’appel de la chambre de l’instruction de Paris a refusé de lever la détention mardi 22 mai.
[size=42]La présomption d’innocence est-elle respectée ?[/size]
Sa fille le martèle dans son interview :
"Il ne bénéficie pas de la présomption d’innocence : il est dans les faits présumé coupable, alors que ses accusatrices bénéficient d’une présomption de sincérité, ce n’est pas normal."
Elle suit logiquement la même ligne de tout son comité de soutien, rassemblé sous la bannière "Free Tariq Ramadan". Ce comité, et certains de ses membres actifs, ont refusé de répondre aux sollicitations de "l’Obs".
Du côté de la défense de deux des plaignantes, on estime cette détention habituelle au regard des faits reprochés, comme l’a expliqué Me Francis Szpiner, avocat d’Henda Ayari et de Christelle, sur RTL le mercredi 23 mai.
Le fait que Tariq Ramadan ne soit pas ressortissant européen est un obstacle à la levée de sa détention. En cas de fuite dans son pays, la Suisse, il n’existe en effet pas d’accord d’extradition. De surcroît, la proposition de verser une caution de 150.000 euros est considérée comme affectant peu les finances de Tariq Ramadan, puisque cela correspond à peu près à la somme récoltée par son comité de soutien.
[size=42]Où en sont les plaignantes ?[/size]
Henda Ayari, la première accusatrice
C’est la première femme à avoir publiquement accusé Tariq Ramadan. Le 20 octobre, dans un tweet, cette ancienne salafiste qui a tombé le voile décide de "balancer son porc". L’homme qu’elle a désigné sous le pseudonyme de "Zoubeyr" dans son ouvrage "J’ai choisi d’être libre. Rescapée du salafisme en France" (1), serait en fait l’islamologue suisse.
Elle y décrit une violente scène de viol, qui aurait eu lieu entre le 31 mars et le 8 avril 2012, à l’Holiday Inn à Paris, en marge du congrès de l’UOIF (Frères musulmans).
Lors de son audition par les juges du 24 mai 2018, elle change la date et le lieu du viol dénoncé. Elle le situe désormais le 26 mai 2012, au Crowne Plaza, place de la République.
Pour expliquer cette différence avec sa version initiale, elle invoque les difficultés de la mémoire, six ans après des faits traumatisants.
Rencontrée par "l’Obs" mercredi 30 mai à l’occasion de la sortie de son livre "Plus jamais voilée, plus jamais violée" (2), elle explique :
"J’ai recherché dans ma mémoire et mes papiers et j’ai retrouvé, il y a quelques jours, un agenda de 2012 dans lequel il y avait une note griffonnée. Ça m’a fait un choc, je me suis effondrée en larmes car tous mes souvenirs sont remontés. J’ai appelé mon avocat pour lui dire que j’avais retrouvé la date."
La quadragénaire a fourni à la justice cet agenda, dont "l’Obs" a pu consulter une copie versée au dossier. Est bien écrit la date, "samedi 26 mai", le lieu du rendez-vous, "Hôtel Crowne Plaza", ainsi que les horaires de son train. "Départ Rouen : 20h08 ; Arrivée Saint Lazare : 21h40".
Au-dessus, un gribouillis, comme si elle avait raturé quelque chose. La jeune femme affirme qu’il s’agit du numéro de Tariq Ramadan, qu’il lui avait demandé d’effacer de toutes ses affaires, ce qu’elle aurait fait.
Elle est, depuis ce changement de version, sous la pression de la défense de Tariq Ramadan, qui traque la moindre contradiction. Dans "le Muslim Post", site d'actualité qui couvre l'affaire, très suivi par ses partisans, le défenseur de l'islamologue, Me Emmanuel Marsigny, explique qu'il existe un problème de météo dans sa nouvelle version.
Dans les PV de son audition et dans son livre, Henda Ayari indique qu'il pleuvait fortement lors de son arrivée à Paris.
Problème : selon un document délivré le 31 mai 2018 par Météo France que "l’Obs" a pu consulter, il ne pleuvait pas ce jour-là dans la capitale. Les archives en ligne de Météo France indiquent également un ciel parfaitement dégagé à Paris à cette date. Cette information est-elle suffisante pour jeter un doute sur la version d’Henda Ayari ?
L'existence de SMS échangés entre Tariq Ramadan et Henda Ayari après les faits présumés interroge, par ailleurs. Selon Buzzfeed, une personne qui se présente comme Henda Ayari, envoie de nombreux messages. Le 7 juin 2014 à 15 h 17, elle écrit par exemple :
"Bon je te propose un week-end complet. Tu m'invites dans un hôtel sympa. Si possible avec grande baignoire. On va kiffer tout le week-end."
Henda Ayari, qui compte de nombreux soutiens sur les réseaux sociaux, reçoit aussi de nombreuses injures et menaces, comme elle l'a relaté à "l'Obs".
En décembre 2017, le "New York Times" l’a mise dans sa liste de 11 femmes puissantes de l’année écoulée.
Christelle (*)
C’est l’accusatrice la plus solide, dans la mesure où elle a révélé un détail anatomique de Tariq Ramadan : une cicatrice à l’aine. C’est au terme de leur confrontation, le 31 janvier, qu’il a été incarcéré. Les faits qu’elle lui reproche auraient eu lieu le 9 octobre 2009, à l’hôtel Hilton, à Lyon.
La défense de Tariq Ramadan affirme que ce dernier dispose d’un alibi : il aurait atterri à Lyon à 18h35 le 9 octobre, en provenance de Londres, alors que la plaignante affirme avoir rencontré l’islamologue dans l’après-midi.
Or le site d’information "Muslim Post" retrouve le vrai horaire : Tariq Ramadan est arrivé à Lyon à 11h15, en provenance de Madrid. Les faits incriminés peuvent avoir donc eu lieu l’après-midi, comme l’affirme Christelle.
Cette dernière affirme qu’elle était séquestrée dans la chambre d’hôtel de Tariq Ramadan, pendant la conférence du 9 octobre 2009. La défense du prédicateur affirme cependant l'avoir identifiée et repérée dans l'assistance. Elle serait assise au quatrième rang, selon une photo versée au dossier, qui devra être comparée à des photos de la plaignante.
Un cliché que "l’Obs" a pu consulter, sans qu’il soit possible de déterminer qu’il s’agit d’elle ou pas.
Sur son fil Facebook "Je suis Christelle", la plaignante réfute totalement être la femme de la photo. Le 3 juin, elle écrit :
"C’est bien entendu totalement FAUX ! […] Etrangement, ils [la défense de Tariq Ramadan, NDLR] refusent de faire sortir cette photo dans les médias […] Ils ne montrent pas cette photo volontairement afin que, comme pour l’alibi factice du billet d’avion ; ça ne fasse pas 'pschiiit' !"
Les défenseurs de Tariq Ramadan ont fait circuler l'identité de cette plaignante sur les réseaux sociaux.
Marie (*)
C’est la troisième plaignante, qui aurait eu une relation longue avec Tariq Ramadan, entre 2013 et 2014. Elle a porté plainte pour neuf viols le 7 mars 2018.
Cette Lilloise a vite été identifiée comme étant une ancienne escort girl ayant accusé Dominique Strauss-Khan de viol et qui a témoigné lors de l’affaire dite du Carlton.
Elle a expliqué aux enquêteurs avoir raconté son passé de prostituée à Tariq Ramadan, avec qui elle entretenait une relation difficile, faite de violences, d’emprise et de chantage. Elle aurait notamment subi un viol dans un hôtel de Bruxelles.
Elle a raconté à Europe 1 :
"Il fallait que je lui obéisse, que je sois disponible 24H/24, que je fasse tout ce qu'il me dise, prendre des photos dans des positions de soumission, à genoux pour lui demander pardon, l'appeler 'maître'."
Elle dispose, pour étayer ses dires, d’un enregistrement (non expertisé à ce jour), de date inconnue, dans lequel Tariq Ramadan tient des propos salaces et à la tonalité violente, que "l’Obs" a pu écouter :
"Tu vas te dépêcher un petit peu d’obéir que ton maître te prenne […] Qui te tire des claques, qui te prenne par les cheveux […] J’vais te prendre par les cheveux et t’emmener dans la baignoire, et faire ce que je dois te faire."
Marie a fourni aux enquêteurs une robe noire, dont l’expertise est en cours.
Elle a également raconté à "l’Obs" avoir été agressée en bas de chez ellepar des individus masqués, le 24 mars, faits pour lesquels elle a porté plainte.
Marie fait par ailleurs l’objet de violentes attaques de la part de son frère, Mohamed, sur les réseaux sociaux, qui l’accuse de mentir. Selon cet homme, elle lui aurait annoncé vouloir porter plainte contre Ramadan, "pour l'argent". Dès 2014, Tariq Ramadan aurait été prévenu que la jeune femme souhaitait s'en prendre à lui.
Brigitte (*), une Suissesse
Cette musulmane convertie a à son tour porté plainte pour viol contre Tariq Ramadan le 13 avril 2018. Selon "la Tribune de Genève", les faits auraient eu lieu le 28 octobre 2008, dans un hôtel genevois. Il est question de "séquestration, contrainte sexuelle et viol avec circonstance aggravante de cruauté".
Cette femme aurait correspondu avec l’islamologue via Facebook et MSN et l’aurait vu en conférence. Jusqu’à ce jour où, après une conférence, elle l’aide à monter une planche à repasser dans son chambre d’hôtel.
"Au moment où il s’est redressé, son visage s’est transformé. Il m’a alors basculée sur le lit […] Il s’est mis à m’insulter. J’ai eu peur de mourir."
Elle est contrainte à des actes sexuels, giflée. Elle dit avoir "fait la morte".
Elle n’a pas souhaité témoigner à ce jour, requérant le respect de son anonymat.
Il existe aussi une plainte pour agression sexuelle aux Etats-Unis.
[size=42]Les "maîtresses" de l’ombre[/size]
Majda Bernoussi
Elle est la première femme à avoir dénoncé publiquement Tariq Ramadan, sur internet, dès 2014. Cette Belgo-Marocaine, quadragénaire, assure avoir été la maîtresse de Ramadan pendant cinq années de relation houleuse. Elle lance une chaîne YouTube dans laquelle elle dénonce la "duplicité" de Tariq Ramadan.
Elle écrit un projet de livre, "Un voyage en eaux troubles avec Tariq Ramadan", qu’elle transmet à Ian Hamel, correspondant du "Point "en Suisse, qui l’interviewe.
Puis ses photos et vidéos disparaissent. On n’en trouve que quelques traces en ligne. Des rumeurs font état d’une possible transaction entre Majda et Tariq Ramadan, contre son silence. Dans une bande sonore qui circule encore sur le web, on entend ce dernier lui parler durement.
Mediapart et "Le Vif" (journal belge) ont révélé que cette transaction existait bel et bien. Elle a été signée en 2015 et se monte à 27.000 euros.
Pour la défense des plaignantes, c’est le signe que Tariq Ramadan peut acheter les plaignantes ; pour la défense du prédicateur, il a dû trouver une solution face au chantage qu’il subissait.
Sollicitée par "l’Obs" plusieurs fois, elle n’a pas donné suite à nos demandes d’interviews.
Elle a en revanche témoigné sur RTL Belgique :
"A l’époque, j’ai parlé et ça n’a intéressé personne. J’ai hurlé jusqu’à m’en décoller la plèvre, ça n’a résonné nulle part […] C’est un menteur, prédateur, manipulateur de haute voltige."
Deux femmes auraient également témoigné sous X, sans porter plainte.
Quatre anciennes élèves de Tariq Ramadan, dont certaines mineures à l’époque des faits, avaient par ailleurs dénoncé, dans la "Tribune de Genève", des relations sexuelles avec leur professeur. Aucune n’a déposé plainte. La journaliste auteure de cet article a relaté son enquête à L’Obs.
Une femme, que nous avons appelé Naïma dans un article de "l'Obs" publié le 8 novembre 2017 nous avait décrit une relation consentie de plusieurs mois, selon elle marquée par la violence et l’emprise, et qui l’avait mise à terre :
"Après être passée entre les mains de Tariq, on n'est plus la même personne. Il prend possession de l'esprit de l'autre."
Naïma nous décrivait une personne qui se transformait lors des relations sexuelles. Elle disposait de nombreux documents attestant de cette relation. Elle ne souhaitait pas porter plainte.
Cécile Deffontaines
(*) Les prénoms ont été changés
(1) Flammarion, 2016
(2) Editions de l’Observatoire, parution le 6 juin 2018