Qumrân, une découverte majeure
David Hamidović, université de Lausanne, le 15/05/2017 à 14h39
[LE MONDE DE LA BIBLE] Comment 1 000 manuscrits découverts dans le désert il y a 70 ans ont changé la compréhension de la Bible et de son milieu ambiant ? David Hamidović, de l’université de Lausanne, rend compte pour Le Monde de la Bible des derniers résultats de cette découverte majeure au retentissement mondial…
Le site de Qumrân, en Cisjordanie, en 2009.
ARTICLE PUBLIÉ DANS LE MONDE DE LA BIBLE 220 (MARS-AVRIL-MAI 2017)
Il est des mots qui marquent l’imaginaire jusqu’à oublier leur signification originelle. « Qumrân » (prononcer « qoumrane ») est l’un d’eux. Il résonne comme un nom de code réservé à des initiés, mais à dire vrai, il est très rapidement devenu familier à tous ceux qui s’intéressent à la Bible et au-delà de ce cercle. En effet, il y a tout juste 70 ans, à la fin de l’année 1946 ou au début de 1947, trois bédouins de la tribu Ta‘amireh arpentaient les grottes du désert de Judée, qui borde le nord-ouest de la mer Morte. Ils faisaient paître leur troupeau de moutons et ils en profitaient pour inspecter les grottes de ce désert rocailleux dans l’espoir d’y trouver un « trésor », selon le mot de l’un d’eux.
La légende a retenu la découverte fortuite d’une cavité lors de la recherche d’une bête égarée, mais il s’agissait davantage de bédouins habitués à vivre de ce qu’ils trouvaient sur leur chemin. Il n’est pas question de voleurs ou de menus larcins, mais simplement de ce que la nature leur offrait dans une existence marquée par la rudesse des conditions de vie. Ainsi, il n’est pas étonnant d’entendre leur récit qui fit état avant tout de la découverte de grandes jarres en argile. Pourtant, dans la grotte subsistaient aussi de vieux chiffons et de vieux morceaux de cuir dont certains étaient demeurés presque intacts et marqués à l’encre d’une écriture. Analphabète, un des bergers avoua même qu’ils se servirent de ces derniers pour allumer le feu dans la fraîcheur de la nuit au désert. La découverte des manuscrits n’avait pas encore eu lieu.
De nouveaux manuscrits en 2016
Néanmoins, les bédouins furent intrigués par le contenu de certaines jarres. Trois rouleaux de cuir furent exhumés et entreposés quelques semaines dans le camp de la tribu, au sud-est de Bethléem. Certains membres de la tribu, ayant participé à des fouilles archéologiques quelques années auparavant sous la conduite du préhistorien français René Neuville, suspectaient la valeur financière de ces objets. À partir de mars 1947, les bédouins visitèrent de nouveau la grotte et sortirent quatre autres rouleaux bien conservés. Ils cherchèrent à les vendre à des marchands de Bethléem.
L’histoire retint le cordonnier antiquaire Khalil Iskander Shahin, dit Kando, qui avait l’habitude de faire du troc avec eux, et qui devint l’intermédiaire entre les savants et les bédouins. Kando fut en possession de quatre rouleaux et des fragments issus de la grotte, mais un autre marchand, Faidi Salahi, en acheta trois autres. Ce dernier céda son lot au professeur Éléazar Sukenik, de la jeune Université hébraïque de Jérusalem, alors que Kando vendit ses manuscrits au métropolite Athanase Samuel, supérieur du couvent Saint-Marc de Jérusalem.
Le récit de la première circulation des manuscrits est anecdotique, mais il explique pourquoi en 2016 furent publiés deux recueils de fragments inconnus des manuscrits de Qumrân (voir « Á lire » p. 36 et p. 60-65). Il s’agit du reliquat du trésor de Kando vendu par ses descendants à de riches collectionneurs privés.
Bien qu’on ne puisse avoir la certitude que tous les fragments proviennent des grottes apparentées au site archéologique de Qumrân, la traçabilité des fragments oriente majoritairement vers des restes de manuscrits de Qumrân exhumés par les bédouins. Ces nouveaux textes, souvent réduits à quelques mots, contiennent presque tous des passages de la Bible hébraïque ou Ancien Testament. Il est à prévoir dans les années à venir que d’autres fragments inédits apparaissent à la faveur des successions de collectionneurs privés.
Un conservatoire de la culture juive au tournant de notre ère
De 1947 à 1956, furent découvertes onze grottes avec un peu moins de 1 000 manuscrits copiés principalement au cours du Ier siècle av. J.-C. Les grottes 1 et 11 donnèrent les manuscrits les mieux conservés, mais c’est la grotte 4, située à environ 30 m du site archéologique de Qumrân, qui fournit les deux tiers des manuscrits exhumés.
C’est pourquoi l’hypothèse d’une seule collection de textes, voire de la bibliothèque d’une communauté, a été formulée. Bien que des doutes aient été émis sur l’unité théologique des textes dispersés dans onze grottes, l’ensemble, finalement publié en 2009, révèle une cohérence d’idées sur des thèmes très variés : origine du mal, prédestination, victoire finale du bien sur le mal, généralisation de lois sacerdotales à l’ensemble des juifs, adoption du calendrier solaire et rejet du comput lunaire, prééminence des prêtres, existence d’un message caché dans la Torah…
Le rouleau de cuivre contenant une liste de trésors cachés fait figure d’exception : un consensus naissant en fait un manuscrit déposé plus tardivement dans la grotte 3. Néanmoins, à côté des textes rédigés par la communauté de Qumrân, figurent des textes hérités d’autres milieux sociaux. Ces textes semblent avoir été choisis et conservés dans les grottes dites de Qumrân, parce qu’ils justifient et promeuvent le même projet politico-religieux. Par exemple, aucun texte ne célèbre les dirigeants maccabéens et hasmonéens (lire p. 30) pourtant contemporains.
Ainsi, les manuscrits de Qumrân ne forment pas la bibliothèque d’un groupe d’humanistes collectant toutes les opinions de leur temps, ils forment un rhizome (lire p. 34) aux racines différentes mais aux thèmes et idées choisis bien qu’exprimés différemment. C’est pourquoi les textes de Qumrân sont à la fois le choix d’un milieu juif particulier et un conservatoire de la culture juive au tournant de notre ère. Ainsi, le terme de « secte », qualifiant ce milieu, et l’adjectif « sectaire », pour décrire une idée ou une expression en particulier, ne sont plus de mise aujourd’hui dans la recherche.
La révélation continue
Les manuscrits de Qumrân conservent les plus anciens témoins connus de la Bible hébraïque ou Ancien Testament. Outre la preuve que ces textes circulaient dans l’Israël ancien avant notre ère – ce qui fit la une des journaux dans le monde entier en 1948 avec le déchiffrement du Grand Rouleau d’Isaïe trouvé dans la grotte 1 –, les manuscrits de Qumrân témoignent de l’extraordinaire variabilité du texte d’un même passage avant la fixation du canon juif à la fin du Ier siècle ap. J.-C.
Les collections de la Torah et des Prophètes semblent acceptées par tous les juifs, mais les écrits mis à l’intérieur de ces collections et le texte précis de chacun de ces écrits connaissent une grande diversité à lire les textes de Qumrân. Les hypothèses sur l’écriture et les réécritures de la Bible hébraïque sont alors interrogées à frais nouveaux sur la base de ces témoins matériels et non plus sur des reconstructions théoriques.
Le statut de la parole de Dieu, c’est-à-dire la révélation, face à cette diversité pour un même passage biblique dans une même communauté à la même époque relègue l’autorité littérale du texte au profit du message qui demeure le même au-delà des versions et des variantes textuelles.
Enfin, l’idée d’un texte dépositaire d’une autorité, qui suscitait plus tardivement des interprétations contenues dans d’autres textes ayant moins d’autorité, a vécu, car ces écrits semblent mis sur un même niveau d’autorité. Par exemple, le livre des Jubilés, qui reprend des passages de Genèse et Exode, est considéré en parallèle de la Torah dans le Document de Damas (CD A XVI 1-4).
L’interprétation des textes existe, mais elle se confond avec le processus d’écriture et de réécriture. Ainsi, la distinction entre les textes « bibliques » et « non-bibliques » avant le canon juif ne tient plus. Au fondement de ce processus narratif se mêle la prétention à recevoir de nouvelles révélations de Dieu et à comprendre totalement les révélations plus anciennes consignées dans la Torah et les Prophètes. Ainsi, la révélation continue dans les textes de Qumrân.
Le chaînon culturel manquant
Les manuscrits de Qumrân laissent aussi entrevoir un monde intellectuel juif insoupçonné avant la découverte. En effet, les textes de Qumrân documentent des idées qui établissent des passerelles entre la Bible hébraïque, ou Ancien Testament, et le Nouveau Testament, alors que les deux corpus clos étaient perçus en rupture.
Par exemple, les textes de Qumrân conservent des attentes messianiques au tournant de notre ère qui permettent de réévaluer les continuités et les spécificités de la croyance en Jésus de Nazareth comme le Messie. De même, des textes juridiques découverts à Qumrân constituent le lien manquant entre des lois bibliques et des préceptes collectés dans la Mishna au début du IIIe siècle ap. J.-C. Les traditions de sagesse sur les relations sociales, la famille, la femme ou l’argent, par exemple, conservées dans des écrits inédits, comme 4QInstruction, complètent la connaissance des jalons moraux et éthiques en vigueur dans la société juive palestinienne au tournant de notre ère.
Enfin, des textes liturgiques et calendaires donnent à voir des croyances, des pratiques et des débats quelques décennies avant la destruction du Temple de Jérusalem en 70 ap. J.-C. Bien qu’il demeure difficile d’établir si ceux-ci sont propres à la communauté de Qumrân ou à l’ensemble des juifs, ils sont les premières attestations d’une vie religieuse où s’articulent finement le Temple et la communauté, la prière individuelle et les rites collectifs. Certains de ces textes sont probablement empruntés à la liturgie du second Temple de Jérusalem.
La « communauté de Qumrân » est-elle composée de juifs esséniens ?
Dans l’esprit du plus grand nombre, le nom « Qumrân » est associé à des scandales qui fleurirent à partir des années 1960. Sans revenir sur les accusations de dissimulation de manuscrits contraires à la doctrine chrétienne ou sur l’identification du chef de la communauté de Qumrân, le Maître de Justice, avec Jésus de Nazareth, son frère Jacques ou Jean le Baptiste, il est opportun de rappeler qu’aucun fragment du Nouveau Testament n’a été trouvé dans les grottes de Qumrân et que les idées, notamment celles autour de rites de pureté avec l’eau, sont bien différentes de celles professées par Jean le Baptiste et Jésus de Nazareth sur le baptême.
Dans les années 1990, l’accès à toutes les photographies de fragments provenant de la grotte 4 interrogea à bon droit les hypothèses sur ceux qui ont rédigé, choisi, conservé et copié les manuscrits de Qumrân. Ainsi, la comparaison des préceptes juridiques dans les textes de Qumrân et la Mishna mena Lawrence Schiffman, en 1995, à identifier la communauté de Qumrân avec celle des juifs sadducéens. Mais les nombreuses différences sur des sujets-clés suggèrent que les points communs identifiés révèlent plutôt un avis partagé par l’ensemble des juifs.
D’autres théories étaient plus spéculatives. L’autorité conférée au patriarche Hénoch et ses traditions dans les textes de Qumrân ont fait naître chez Gabriele Boccaccini, en 1998, l’hypothèse d’un milieu intellectuel appelé le « judaïsme hénochite » ; ce milieu serait aussi à l’origine des groupes de Jean le Baptiste et de Jésus.
Bien qu’Hénoch soit une figure d’autorité dans la communauté de Qumrân, les textes n’en font pas la figure centrale ; seulement une tradition littéraire plus ancienne parmi d’autres reprises dans les textes de Qumrân. À l’opposé, Shemaryahu Talmon renonça en 1994 à identifier la communauté de Qumrân avec un groupe juif connu dans les sources littéraires anciennes. Par ailleurs, l’hypothèse formulée par Norman Golb, en 1995, d’un dépôt des manuscrits des bibliothèques de Jérusalem dans le désert de Judée lors de la Révolte juive de 66 à 73/4, sans lien avec le site de Qumrân, ne trouve pas d’appui.
Un consensus s’établit à l’orée des années 2000 avec la reprise de l’hypothèse d’un groupe juif nommé « esséniens » derrière l’expression « communauté » (yahad) lue dans les textes de Qumrân. En effet, environ 95 % des informations données par les auteurs antiques sur les esséniens corroborent les idées déchiffrées dans les manuscrits de Qumrân.
Outre la localisation sur la rive occidentale de la mer Morte, fournie par Pline l’Ancien (Histoire naturelle 5,73), les notices grecques de Flavius Josèphe (Guerre des Juifs 2,119-161 ; Antiquités juives 13,171-173 ; 18,18-22) et Philon d’Alexandrie (Quod omnis probus liber sit [Que tout homme bon soit libre] 75-91) s’accordent avec les textes de Qumrân sur la théologie et les pratiques communautaires. Les rares différences s’expliquent par la connaissance indirecte des esséniens chez Philon et Josèphe, bien que ce dernier prétende avoir été essénien durant trois ans selon son Autobiographie. De plus, ils conservèrent des passages sur les esséniens pour des motivations éditoriales bien distinctes de la volonté d’établir la connaissance historique.
Toutefois, des zones d’ombre demeurent dans l’hypothèse essénienne. Bien qu’ancienne, l’hypothèse dite de Groningen défendue par Florentino García Martínez perdure : le groupe essénien antérieur à la révolte maccabéenne au milieu du IIe siècle av. J.-C. se serait scindé au moment de la révolte pour donner naissance au groupe essénien de Qumrân. L’identité du groupe originel continue d’être débattue. À la lecture des textes juridiques de Qumrân, des positions communes existent entre les esséniens et les pharisiens, ce qui signifierait que les deux groupes n’en formaient qu’un à l’origine. Des chercheurs allant jusqu’à identifier celui-ci avec les « pieux » (hassidim) selon 1 Maccabées 2,42 et 7,13-18. En outre, il est difficile de prouver à travers les textes que l’arrivée du Maître de Justice provoqua la scission dans le groupe.
Qui est le Maître de Justice ?
Le consensus sur l’identité du Maître de Justice a également volé en éclats ces dernières années. Alors qu’à partir de 1950 les chercheurs s’accordaient sur son identité, grand prêtre du Temple de Jérusalem, spolié par l’accession au grand pontificat de Jonathan Maccabée en 152 av. J.-C., mais dont le nom demeure inconnu, les études récentes sur les rares passages mentionnant le Maître de Justice s’orientent vers un nouveau consensus. Il s’agirait d’un prêtre, et non d’un grand prêtre, appartenant à une des familles sacerdotales promptes à critiquer les familles les plus prestigieuses qui contrôlaient le Temple de Jérusalem et son service.
Étant donné que les noms propres ne sont jamais cités dans les textes de Qumrân (seul les fonctions le sont), il n’est pas surprenant que l’identité du Maître de Justice ne soit pas mentionnée. À la mort du Maître, au plus tard à la fin du IIe siècle av. J.-C., l’assemblée des esséniens aurait repris le pouvoir de légiférer selon des procédures très strictes. Les manuscrits de Qumrân sont majoritairement copiés à partir de cette époque.
Enfin, l’énigme de la disparition du nom « esséniens » dans les sources littéraires après la première Révolte juive n’a pas à ce jour trouvé d’explication convaincante. 70 ans après leur découverte, les manuscrits de Qumrân contiennent encore de nombreuses questions irrésolues.
http://www.la-croix.com/Religion/Qumran-decouverte-majeure-2017-05-15-1200847227
David Hamidović, université de Lausanne, le 15/05/2017 à 14h39
[LE MONDE DE LA BIBLE] Comment 1 000 manuscrits découverts dans le désert il y a 70 ans ont changé la compréhension de la Bible et de son milieu ambiant ? David Hamidović, de l’université de Lausanne, rend compte pour Le Monde de la Bible des derniers résultats de cette découverte majeure au retentissement mondial…
Le site de Qumrân, en Cisjordanie, en 2009.
ARTICLE PUBLIÉ DANS LE MONDE DE LA BIBLE 220 (MARS-AVRIL-MAI 2017)
Il est des mots qui marquent l’imaginaire jusqu’à oublier leur signification originelle. « Qumrân » (prononcer « qoumrane ») est l’un d’eux. Il résonne comme un nom de code réservé à des initiés, mais à dire vrai, il est très rapidement devenu familier à tous ceux qui s’intéressent à la Bible et au-delà de ce cercle. En effet, il y a tout juste 70 ans, à la fin de l’année 1946 ou au début de 1947, trois bédouins de la tribu Ta‘amireh arpentaient les grottes du désert de Judée, qui borde le nord-ouest de la mer Morte. Ils faisaient paître leur troupeau de moutons et ils en profitaient pour inspecter les grottes de ce désert rocailleux dans l’espoir d’y trouver un « trésor », selon le mot de l’un d’eux.
La légende a retenu la découverte fortuite d’une cavité lors de la recherche d’une bête égarée, mais il s’agissait davantage de bédouins habitués à vivre de ce qu’ils trouvaient sur leur chemin. Il n’est pas question de voleurs ou de menus larcins, mais simplement de ce que la nature leur offrait dans une existence marquée par la rudesse des conditions de vie. Ainsi, il n’est pas étonnant d’entendre leur récit qui fit état avant tout de la découverte de grandes jarres en argile. Pourtant, dans la grotte subsistaient aussi de vieux chiffons et de vieux morceaux de cuir dont certains étaient demeurés presque intacts et marqués à l’encre d’une écriture. Analphabète, un des bergers avoua même qu’ils se servirent de ces derniers pour allumer le feu dans la fraîcheur de la nuit au désert. La découverte des manuscrits n’avait pas encore eu lieu.
De nouveaux manuscrits en 2016
Néanmoins, les bédouins furent intrigués par le contenu de certaines jarres. Trois rouleaux de cuir furent exhumés et entreposés quelques semaines dans le camp de la tribu, au sud-est de Bethléem. Certains membres de la tribu, ayant participé à des fouilles archéologiques quelques années auparavant sous la conduite du préhistorien français René Neuville, suspectaient la valeur financière de ces objets. À partir de mars 1947, les bédouins visitèrent de nouveau la grotte et sortirent quatre autres rouleaux bien conservés. Ils cherchèrent à les vendre à des marchands de Bethléem.
L’histoire retint le cordonnier antiquaire Khalil Iskander Shahin, dit Kando, qui avait l’habitude de faire du troc avec eux, et qui devint l’intermédiaire entre les savants et les bédouins. Kando fut en possession de quatre rouleaux et des fragments issus de la grotte, mais un autre marchand, Faidi Salahi, en acheta trois autres. Ce dernier céda son lot au professeur Éléazar Sukenik, de la jeune Université hébraïque de Jérusalem, alors que Kando vendit ses manuscrits au métropolite Athanase Samuel, supérieur du couvent Saint-Marc de Jérusalem.
Le récit de la première circulation des manuscrits est anecdotique, mais il explique pourquoi en 2016 furent publiés deux recueils de fragments inconnus des manuscrits de Qumrân (voir « Á lire » p. 36 et p. 60-65). Il s’agit du reliquat du trésor de Kando vendu par ses descendants à de riches collectionneurs privés.
Bien qu’on ne puisse avoir la certitude que tous les fragments proviennent des grottes apparentées au site archéologique de Qumrân, la traçabilité des fragments oriente majoritairement vers des restes de manuscrits de Qumrân exhumés par les bédouins. Ces nouveaux textes, souvent réduits à quelques mots, contiennent presque tous des passages de la Bible hébraïque ou Ancien Testament. Il est à prévoir dans les années à venir que d’autres fragments inédits apparaissent à la faveur des successions de collectionneurs privés.
Un conservatoire de la culture juive au tournant de notre ère
De 1947 à 1956, furent découvertes onze grottes avec un peu moins de 1 000 manuscrits copiés principalement au cours du Ier siècle av. J.-C. Les grottes 1 et 11 donnèrent les manuscrits les mieux conservés, mais c’est la grotte 4, située à environ 30 m du site archéologique de Qumrân, qui fournit les deux tiers des manuscrits exhumés.
C’est pourquoi l’hypothèse d’une seule collection de textes, voire de la bibliothèque d’une communauté, a été formulée. Bien que des doutes aient été émis sur l’unité théologique des textes dispersés dans onze grottes, l’ensemble, finalement publié en 2009, révèle une cohérence d’idées sur des thèmes très variés : origine du mal, prédestination, victoire finale du bien sur le mal, généralisation de lois sacerdotales à l’ensemble des juifs, adoption du calendrier solaire et rejet du comput lunaire, prééminence des prêtres, existence d’un message caché dans la Torah…
Le rouleau de cuivre contenant une liste de trésors cachés fait figure d’exception : un consensus naissant en fait un manuscrit déposé plus tardivement dans la grotte 3. Néanmoins, à côté des textes rédigés par la communauté de Qumrân, figurent des textes hérités d’autres milieux sociaux. Ces textes semblent avoir été choisis et conservés dans les grottes dites de Qumrân, parce qu’ils justifient et promeuvent le même projet politico-religieux. Par exemple, aucun texte ne célèbre les dirigeants maccabéens et hasmonéens (lire p. 30) pourtant contemporains.
Ainsi, les manuscrits de Qumrân ne forment pas la bibliothèque d’un groupe d’humanistes collectant toutes les opinions de leur temps, ils forment un rhizome (lire p. 34) aux racines différentes mais aux thèmes et idées choisis bien qu’exprimés différemment. C’est pourquoi les textes de Qumrân sont à la fois le choix d’un milieu juif particulier et un conservatoire de la culture juive au tournant de notre ère. Ainsi, le terme de « secte », qualifiant ce milieu, et l’adjectif « sectaire », pour décrire une idée ou une expression en particulier, ne sont plus de mise aujourd’hui dans la recherche.
La révélation continue
Les manuscrits de Qumrân conservent les plus anciens témoins connus de la Bible hébraïque ou Ancien Testament. Outre la preuve que ces textes circulaient dans l’Israël ancien avant notre ère – ce qui fit la une des journaux dans le monde entier en 1948 avec le déchiffrement du Grand Rouleau d’Isaïe trouvé dans la grotte 1 –, les manuscrits de Qumrân témoignent de l’extraordinaire variabilité du texte d’un même passage avant la fixation du canon juif à la fin du Ier siècle ap. J.-C.
Les collections de la Torah et des Prophètes semblent acceptées par tous les juifs, mais les écrits mis à l’intérieur de ces collections et le texte précis de chacun de ces écrits connaissent une grande diversité à lire les textes de Qumrân. Les hypothèses sur l’écriture et les réécritures de la Bible hébraïque sont alors interrogées à frais nouveaux sur la base de ces témoins matériels et non plus sur des reconstructions théoriques.
Le statut de la parole de Dieu, c’est-à-dire la révélation, face à cette diversité pour un même passage biblique dans une même communauté à la même époque relègue l’autorité littérale du texte au profit du message qui demeure le même au-delà des versions et des variantes textuelles.
Enfin, l’idée d’un texte dépositaire d’une autorité, qui suscitait plus tardivement des interprétations contenues dans d’autres textes ayant moins d’autorité, a vécu, car ces écrits semblent mis sur un même niveau d’autorité. Par exemple, le livre des Jubilés, qui reprend des passages de Genèse et Exode, est considéré en parallèle de la Torah dans le Document de Damas (CD A XVI 1-4).
L’interprétation des textes existe, mais elle se confond avec le processus d’écriture et de réécriture. Ainsi, la distinction entre les textes « bibliques » et « non-bibliques » avant le canon juif ne tient plus. Au fondement de ce processus narratif se mêle la prétention à recevoir de nouvelles révélations de Dieu et à comprendre totalement les révélations plus anciennes consignées dans la Torah et les Prophètes. Ainsi, la révélation continue dans les textes de Qumrân.
Le chaînon culturel manquant
Les manuscrits de Qumrân laissent aussi entrevoir un monde intellectuel juif insoupçonné avant la découverte. En effet, les textes de Qumrân documentent des idées qui établissent des passerelles entre la Bible hébraïque, ou Ancien Testament, et le Nouveau Testament, alors que les deux corpus clos étaient perçus en rupture.
Par exemple, les textes de Qumrân conservent des attentes messianiques au tournant de notre ère qui permettent de réévaluer les continuités et les spécificités de la croyance en Jésus de Nazareth comme le Messie. De même, des textes juridiques découverts à Qumrân constituent le lien manquant entre des lois bibliques et des préceptes collectés dans la Mishna au début du IIIe siècle ap. J.-C. Les traditions de sagesse sur les relations sociales, la famille, la femme ou l’argent, par exemple, conservées dans des écrits inédits, comme 4QInstruction, complètent la connaissance des jalons moraux et éthiques en vigueur dans la société juive palestinienne au tournant de notre ère.
Enfin, des textes liturgiques et calendaires donnent à voir des croyances, des pratiques et des débats quelques décennies avant la destruction du Temple de Jérusalem en 70 ap. J.-C. Bien qu’il demeure difficile d’établir si ceux-ci sont propres à la communauté de Qumrân ou à l’ensemble des juifs, ils sont les premières attestations d’une vie religieuse où s’articulent finement le Temple et la communauté, la prière individuelle et les rites collectifs. Certains de ces textes sont probablement empruntés à la liturgie du second Temple de Jérusalem.
La « communauté de Qumrân » est-elle composée de juifs esséniens ?
Dans l’esprit du plus grand nombre, le nom « Qumrân » est associé à des scandales qui fleurirent à partir des années 1960. Sans revenir sur les accusations de dissimulation de manuscrits contraires à la doctrine chrétienne ou sur l’identification du chef de la communauté de Qumrân, le Maître de Justice, avec Jésus de Nazareth, son frère Jacques ou Jean le Baptiste, il est opportun de rappeler qu’aucun fragment du Nouveau Testament n’a été trouvé dans les grottes de Qumrân et que les idées, notamment celles autour de rites de pureté avec l’eau, sont bien différentes de celles professées par Jean le Baptiste et Jésus de Nazareth sur le baptême.
Dans les années 1990, l’accès à toutes les photographies de fragments provenant de la grotte 4 interrogea à bon droit les hypothèses sur ceux qui ont rédigé, choisi, conservé et copié les manuscrits de Qumrân. Ainsi, la comparaison des préceptes juridiques dans les textes de Qumrân et la Mishna mena Lawrence Schiffman, en 1995, à identifier la communauté de Qumrân avec celle des juifs sadducéens. Mais les nombreuses différences sur des sujets-clés suggèrent que les points communs identifiés révèlent plutôt un avis partagé par l’ensemble des juifs.
D’autres théories étaient plus spéculatives. L’autorité conférée au patriarche Hénoch et ses traditions dans les textes de Qumrân ont fait naître chez Gabriele Boccaccini, en 1998, l’hypothèse d’un milieu intellectuel appelé le « judaïsme hénochite » ; ce milieu serait aussi à l’origine des groupes de Jean le Baptiste et de Jésus.
Bien qu’Hénoch soit une figure d’autorité dans la communauté de Qumrân, les textes n’en font pas la figure centrale ; seulement une tradition littéraire plus ancienne parmi d’autres reprises dans les textes de Qumrân. À l’opposé, Shemaryahu Talmon renonça en 1994 à identifier la communauté de Qumrân avec un groupe juif connu dans les sources littéraires anciennes. Par ailleurs, l’hypothèse formulée par Norman Golb, en 1995, d’un dépôt des manuscrits des bibliothèques de Jérusalem dans le désert de Judée lors de la Révolte juive de 66 à 73/4, sans lien avec le site de Qumrân, ne trouve pas d’appui.
Un consensus s’établit à l’orée des années 2000 avec la reprise de l’hypothèse d’un groupe juif nommé « esséniens » derrière l’expression « communauté » (yahad) lue dans les textes de Qumrân. En effet, environ 95 % des informations données par les auteurs antiques sur les esséniens corroborent les idées déchiffrées dans les manuscrits de Qumrân.
Outre la localisation sur la rive occidentale de la mer Morte, fournie par Pline l’Ancien (Histoire naturelle 5,73), les notices grecques de Flavius Josèphe (Guerre des Juifs 2,119-161 ; Antiquités juives 13,171-173 ; 18,18-22) et Philon d’Alexandrie (Quod omnis probus liber sit [Que tout homme bon soit libre] 75-91) s’accordent avec les textes de Qumrân sur la théologie et les pratiques communautaires. Les rares différences s’expliquent par la connaissance indirecte des esséniens chez Philon et Josèphe, bien que ce dernier prétende avoir été essénien durant trois ans selon son Autobiographie. De plus, ils conservèrent des passages sur les esséniens pour des motivations éditoriales bien distinctes de la volonté d’établir la connaissance historique.
Toutefois, des zones d’ombre demeurent dans l’hypothèse essénienne. Bien qu’ancienne, l’hypothèse dite de Groningen défendue par Florentino García Martínez perdure : le groupe essénien antérieur à la révolte maccabéenne au milieu du IIe siècle av. J.-C. se serait scindé au moment de la révolte pour donner naissance au groupe essénien de Qumrân. L’identité du groupe originel continue d’être débattue. À la lecture des textes juridiques de Qumrân, des positions communes existent entre les esséniens et les pharisiens, ce qui signifierait que les deux groupes n’en formaient qu’un à l’origine. Des chercheurs allant jusqu’à identifier celui-ci avec les « pieux » (hassidim) selon 1 Maccabées 2,42 et 7,13-18. En outre, il est difficile de prouver à travers les textes que l’arrivée du Maître de Justice provoqua la scission dans le groupe.
Qui est le Maître de Justice ?
Le consensus sur l’identité du Maître de Justice a également volé en éclats ces dernières années. Alors qu’à partir de 1950 les chercheurs s’accordaient sur son identité, grand prêtre du Temple de Jérusalem, spolié par l’accession au grand pontificat de Jonathan Maccabée en 152 av. J.-C., mais dont le nom demeure inconnu, les études récentes sur les rares passages mentionnant le Maître de Justice s’orientent vers un nouveau consensus. Il s’agirait d’un prêtre, et non d’un grand prêtre, appartenant à une des familles sacerdotales promptes à critiquer les familles les plus prestigieuses qui contrôlaient le Temple de Jérusalem et son service.
Étant donné que les noms propres ne sont jamais cités dans les textes de Qumrân (seul les fonctions le sont), il n’est pas surprenant que l’identité du Maître de Justice ne soit pas mentionnée. À la mort du Maître, au plus tard à la fin du IIe siècle av. J.-C., l’assemblée des esséniens aurait repris le pouvoir de légiférer selon des procédures très strictes. Les manuscrits de Qumrân sont majoritairement copiés à partir de cette époque.
Enfin, l’énigme de la disparition du nom « esséniens » dans les sources littéraires après la première Révolte juive n’a pas à ce jour trouvé d’explication convaincante. 70 ans après leur découverte, les manuscrits de Qumrân contiennent encore de nombreuses questions irrésolues.
http://www.la-croix.com/Religion/Qumran-decouverte-majeure-2017-05-15-1200847227