« Dans la kabbale, c’est à l’homme de compléter le monde créé par Dieu »
Propos recueillis par Audrey Fella - publié le 31/03/2017
Depuis plus de trente ans, le rabbin Mordékhaï Chriqui s’intéresse à la kabbale et ses implications philosophiques dans l’histoire. Dans son livre Tikoun Olam. La réparation du monde*, il observe que cette réfection du monde ne peut se faire sans l’homme. Ce qui lui confère une responsabilité spirituelle très profonde.
Pourriez-vous nous rappeler ce qu’est la kabbale dans la tradition juive et ce qu’elle cherche à nous enseigner ?
Kabbale en hébreu signifie « tradition », « recevoir ». Quoi ? Cela n’est pas défini a priori. Elle a commencé sur le mont Sinaï avec Moïse et concerne le sens secret de la Torah, des lois, des commandements, des figures et des histoires qui y sont rapportés. En somme, la kabbale désigne l’ésotérisme juif : elle va au-delà du texte, elle cherche la symbolique de tous les éléments bibliques, ainsi que des mots et des lettres, dans leur rapport avec Dieu.
En osant parler d’autres choses que de la loi et de l’éthique – auxquelles s’intéressent tous les maîtres exotéristes, traditionnels – Rabbi Akiva et Rabbi Chimon bar Yohaï (IIe siècle de notre ère) sont à l’origine de la kabbale. Dans le Talmud (IIe siècle), Rabbi Akiva est la figure qui entre dans le Pardes, le « paradis », et y accompagne trois autres amis. Pardes en hébreu signifie également le « jardin mystique », où l’on rencontre la Présence divine. Aussi Rabbi Akiva prévient-il tout un chacun des dangers de ce chemin initiatique vers l’Éternel.
Les grands sujets de la kabbale sont le Récit de la création et le Récit du chariot. Le premier est une cosmogonie, un enseignement sur la création du monde ainsi que sur l’Être avant la création, appelé l’Infini ou le Sans fin (En Sof). Pourquoi la création ? Quels sont sa structure primordiale et son but ? La kabbale étudie les mondes qui se sont enchaînés et ont précédé le nôtre. Elle propose une approche théocentrique de l’univers, dans lequel l’homme est invité à entrer. Elle ne s’intéresse pas, en effet, au comportement de l’homme pour sortir de sa condition animale, ni à l’organisation de la justice sociale, etc., mais plutôt à Dieu et ses divers attributs (ou Visages) : les sefirot, les forces ou émanations du divin.
À côté, le Récit du chariot a été très discuté – quant à sa signification – entre les différents maîtres kabbalistes. Pour le Ramhal (XVIIIe siècle), qui fonde sa kabbale sur la logique de Ramus (Pierre de la Ramée, XIVe siècle), le chariot concerne la dynamique du cours de l’histoire, le déplacement des événements dans le temps. Dieu fait déplacer ou amène l’humanité et l’univers d’une étape à une autre. Le chariot correspond ainsi à leur histoire.
L’un des grands principes de la kabbale est que tout ce qui existe en bas a son parallèle en haut, et inversement. Chaque chose a sa place, chaque créature a son temps. D’après le Ramhal, les principes premiers (les s efirot), qui ont réalisé toute la création, permettent aussi de comprendre la dynamique de l’histoire et son but.
Parmi les textes clés de la kabbale figure le Sefer Yetsirah, le Livre de la Création. Attribué à Rabbi Akiva, il aborde le sujet principal de la création, qui est la première expression du divin. Omnipotent, omniscient, Dieu est seul et n’a besoin de personne. Pourquoi donc a-t-il créé le monde ? Le Sefer Yetsirah parle de la création par le biais des lettres. Ce sont les lettres, la parole, le Verbe qui vont permettre à Dieu de s’exprimer et donc de créer. Un autre texte clé est le Zohar, publié au XIIIe siècle par Moïse de León. Attribué cependant à Rabbi Chimon bar Yohaï, il est un commentaire ésotérique de la Torah, qui tente d’expliquer le sens caché du texte.
Qu’est-ce que le Tikoun Olam, la réparation du monde ? Quels sont ses enjeux ?
Pour le Ramhal, il existe une direction divine de l’histoire qui est au-delà de la justice, de l’amour, etc., faisant partie des douze Visages de Dieu ou modes de direction divine : la réparation du monde. Dieu a créé le monde incomplet et l’homme doit le compléter. Aussi l’inspire-t-il dans cette réalisation, dont le but lui échappe. L’homme ne peut pas en effet écrire l’histoire : il peut la vivre comme un sujet, sans être passif, accepter qu’elle est déjà définie et qu’il ne peut pas la changer. Dieu fait tout, il frappe, guérit, etc. Il est le Souverain et le Maître de l’histoire. L’important est de comprendre la direction divine, le but. Car celui qui ne le comprend pas ne peut pas saisir le processus. Or, l’histoire n’est qu’un processus pour arriver à un but : réparer aussi bien les créatures que l’acte de Dieu créateur. Acte qui laisse place au mal ontologique et le sépare de la création. Les lois de l’univers dissimulent Dieu. La nature est incomplète : elle se détériore et ne peut subsister éternellement. Seul Dieu est éternel. Étape après étape, il révèle le principe d’éternité à l’œuvre dans l’histoire pour mener le monde à la perfection. Le Tikoun Olam permet aux hommes de participer à celle-ci.
D’où vient cette volonté de réparer, d’arranger, d’améliorer chez l’homme ?
Dieu a créé l’homme et le monde avec un manque, mais il lui a octroyé le principe de complétude à travers le souffle. Dans ce souffle, il y a comme une sorte de programme : le désir de réparer – pas de survivre, manger, procréer et se protéger comme chez les animaux. L’homme est la seule créature qui parle. Dieu lui a insufflé le souffle de vie, la parole, pour lui permettre de parler et de créer comme lui. Chez l’animal, il n’y a que l’âme nutritive. Ce souffle intelligible chez l’homme le pousse à sophistiquer, arranger, réparer ; ce désir est inhérent à l’âme humaine. Quand il dépasse la volonté de survivre, l’homme dévoile son but : atteindre la perfection, cette image de Dieu, et s’unir à l’éternité.
Quel est le rôle du « mal ontologique » dans la réparation du monde ?
Pour comprendre l’origine du mal, il faut commencer par expliquer ce qu’est le bien. Le roi David dit : « Mon bonheur, c’est la proximité avec Dieu » (Ps. 73, 28). C’est vivre dans le palais, afin de contempler Sa présence. Ainsi, le bien représente la proximité et l’union avec un être chéri, un groupe ou Dieu. Être uni avec l’Être suprême, l’Être primordial, voilà le véritable bonheur ! Le mal, dit le Ramhal, est donc la division, la séparation. Il n’y a pas de créatures mauvaises, ni de Satan. Par contre, il existe un principe qui sépare. La création, l’humanité elle-même, est séparée du divin. Nous pouvons survivre tout en étant séparés de Dieu. Cependant, grâce à notre sagesse, à l’âme divine qui est en nous, nous sommes capables de rester en contact avec l’éternité, d’avoir de la compassion envers Dieu, qui a créé des choses antinomiques.
Épouser cet esprit de pluralité et d’unité nous permet donc de nous dégager de cette séparation, de réparer cette dichotomie et de revenir à l’union, tout en vivant dans ce monde. Pour le Ramhal, le monde n’est pas en contradiction avec cette aspiration. Mieux, il est là pour nous aider. L’homme a en effet besoin de la vie matérielle, de s’éprouver dans l’expérience, même s’il est affecté. Sa présence ici-bas est une nécessité pour vivre cette union entre son corps et son âme, le haut et le bas, et tout rattacher à la vie divine afin que le mal ontologique ne devienne pas un mal moral.
Vous écrivez : « Le sentiment d’appartenir à un grand ensemble qui partage le même but (…) pourra seul unifier la société des hommes et leur donner un espoir meilleur. » Pourriez-vous préciser votre pensée ?
Nous pouvons être différents et avoir un même but. Le Tikoun Olam, c’est l’espoir de partager un but commun. Dans un cercle, chacun occupe une place définie tout en étant réuni. Le rayon est le même et chacun a le sien. Chaque rayon est une vision. Le but, qui se trouve au centre, n’est pas de triompher ou d’obtenir un pouvoir, qui appartient seulement à Dieu, mais de lui redonner sa place dans le monde.
« Quelle est la maison que vous pourriez me bâtir ? » est-il écrit dans Isaïe (66, 1). Le temple, c’est le cœur de chacun de nous, portant la Présence. Ainsi les scientifiques, les religieux, les politiques, etc., doivent-ils se rencontrer, parler entre eux de ce but commun. Aujourd’hui, Dieu est un mot qui fait peur. Or la kabbale peut, à mon avis, donner une véritable définition de Dieu, comme principe qui rassemble tous les hommes pour les amener à un entendement, qui les aide à se comprendre et à s’unir avec lui. L’homme doit atteindre cette conscience de l’Unité et la vivre. Se délivrer de sa condition animale pour manifester la gloire de Dieu et faire avancer l’humanité. Sa préoccupation ultime doit être la réparation du monde !
(*) Tikoun Olam. La réparation du monde (Auteurs du Monde, 2016)
La métaphysique de l’unité chez le Ramhal (Auteurs du Monde, 2016)
http://www.lemondedesreligions.fr/une/dans-la-kabbale-c-est-a-l-homme-de-completer-le-monde-cree-par-dieu-31-03-2017-6230_115.php
Propos recueillis par Audrey Fella - publié le 31/03/2017
Depuis plus de trente ans, le rabbin Mordékhaï Chriqui s’intéresse à la kabbale et ses implications philosophiques dans l’histoire. Dans son livre Tikoun Olam. La réparation du monde*, il observe que cette réfection du monde ne peut se faire sans l’homme. Ce qui lui confère une responsabilité spirituelle très profonde.
Pourriez-vous nous rappeler ce qu’est la kabbale dans la tradition juive et ce qu’elle cherche à nous enseigner ?
Kabbale en hébreu signifie « tradition », « recevoir ». Quoi ? Cela n’est pas défini a priori. Elle a commencé sur le mont Sinaï avec Moïse et concerne le sens secret de la Torah, des lois, des commandements, des figures et des histoires qui y sont rapportés. En somme, la kabbale désigne l’ésotérisme juif : elle va au-delà du texte, elle cherche la symbolique de tous les éléments bibliques, ainsi que des mots et des lettres, dans leur rapport avec Dieu.
En osant parler d’autres choses que de la loi et de l’éthique – auxquelles s’intéressent tous les maîtres exotéristes, traditionnels – Rabbi Akiva et Rabbi Chimon bar Yohaï (IIe siècle de notre ère) sont à l’origine de la kabbale. Dans le Talmud (IIe siècle), Rabbi Akiva est la figure qui entre dans le Pardes, le « paradis », et y accompagne trois autres amis. Pardes en hébreu signifie également le « jardin mystique », où l’on rencontre la Présence divine. Aussi Rabbi Akiva prévient-il tout un chacun des dangers de ce chemin initiatique vers l’Éternel.
Les grands sujets de la kabbale sont le Récit de la création et le Récit du chariot. Le premier est une cosmogonie, un enseignement sur la création du monde ainsi que sur l’Être avant la création, appelé l’Infini ou le Sans fin (En Sof). Pourquoi la création ? Quels sont sa structure primordiale et son but ? La kabbale étudie les mondes qui se sont enchaînés et ont précédé le nôtre. Elle propose une approche théocentrique de l’univers, dans lequel l’homme est invité à entrer. Elle ne s’intéresse pas, en effet, au comportement de l’homme pour sortir de sa condition animale, ni à l’organisation de la justice sociale, etc., mais plutôt à Dieu et ses divers attributs (ou Visages) : les sefirot, les forces ou émanations du divin.
À côté, le Récit du chariot a été très discuté – quant à sa signification – entre les différents maîtres kabbalistes. Pour le Ramhal (XVIIIe siècle), qui fonde sa kabbale sur la logique de Ramus (Pierre de la Ramée, XIVe siècle), le chariot concerne la dynamique du cours de l’histoire, le déplacement des événements dans le temps. Dieu fait déplacer ou amène l’humanité et l’univers d’une étape à une autre. Le chariot correspond ainsi à leur histoire.
L’un des grands principes de la kabbale est que tout ce qui existe en bas a son parallèle en haut, et inversement. Chaque chose a sa place, chaque créature a son temps. D’après le Ramhal, les principes premiers (les s efirot), qui ont réalisé toute la création, permettent aussi de comprendre la dynamique de l’histoire et son but.
Parmi les textes clés de la kabbale figure le Sefer Yetsirah, le Livre de la Création. Attribué à Rabbi Akiva, il aborde le sujet principal de la création, qui est la première expression du divin. Omnipotent, omniscient, Dieu est seul et n’a besoin de personne. Pourquoi donc a-t-il créé le monde ? Le Sefer Yetsirah parle de la création par le biais des lettres. Ce sont les lettres, la parole, le Verbe qui vont permettre à Dieu de s’exprimer et donc de créer. Un autre texte clé est le Zohar, publié au XIIIe siècle par Moïse de León. Attribué cependant à Rabbi Chimon bar Yohaï, il est un commentaire ésotérique de la Torah, qui tente d’expliquer le sens caché du texte.
Qu’est-ce que le Tikoun Olam, la réparation du monde ? Quels sont ses enjeux ?
Pour le Ramhal, il existe une direction divine de l’histoire qui est au-delà de la justice, de l’amour, etc., faisant partie des douze Visages de Dieu ou modes de direction divine : la réparation du monde. Dieu a créé le monde incomplet et l’homme doit le compléter. Aussi l’inspire-t-il dans cette réalisation, dont le but lui échappe. L’homme ne peut pas en effet écrire l’histoire : il peut la vivre comme un sujet, sans être passif, accepter qu’elle est déjà définie et qu’il ne peut pas la changer. Dieu fait tout, il frappe, guérit, etc. Il est le Souverain et le Maître de l’histoire. L’important est de comprendre la direction divine, le but. Car celui qui ne le comprend pas ne peut pas saisir le processus. Or, l’histoire n’est qu’un processus pour arriver à un but : réparer aussi bien les créatures que l’acte de Dieu créateur. Acte qui laisse place au mal ontologique et le sépare de la création. Les lois de l’univers dissimulent Dieu. La nature est incomplète : elle se détériore et ne peut subsister éternellement. Seul Dieu est éternel. Étape après étape, il révèle le principe d’éternité à l’œuvre dans l’histoire pour mener le monde à la perfection. Le Tikoun Olam permet aux hommes de participer à celle-ci.
D’où vient cette volonté de réparer, d’arranger, d’améliorer chez l’homme ?
Dieu a créé l’homme et le monde avec un manque, mais il lui a octroyé le principe de complétude à travers le souffle. Dans ce souffle, il y a comme une sorte de programme : le désir de réparer – pas de survivre, manger, procréer et se protéger comme chez les animaux. L’homme est la seule créature qui parle. Dieu lui a insufflé le souffle de vie, la parole, pour lui permettre de parler et de créer comme lui. Chez l’animal, il n’y a que l’âme nutritive. Ce souffle intelligible chez l’homme le pousse à sophistiquer, arranger, réparer ; ce désir est inhérent à l’âme humaine. Quand il dépasse la volonté de survivre, l’homme dévoile son but : atteindre la perfection, cette image de Dieu, et s’unir à l’éternité.
Quel est le rôle du « mal ontologique » dans la réparation du monde ?
Pour comprendre l’origine du mal, il faut commencer par expliquer ce qu’est le bien. Le roi David dit : « Mon bonheur, c’est la proximité avec Dieu » (Ps. 73, 28). C’est vivre dans le palais, afin de contempler Sa présence. Ainsi, le bien représente la proximité et l’union avec un être chéri, un groupe ou Dieu. Être uni avec l’Être suprême, l’Être primordial, voilà le véritable bonheur ! Le mal, dit le Ramhal, est donc la division, la séparation. Il n’y a pas de créatures mauvaises, ni de Satan. Par contre, il existe un principe qui sépare. La création, l’humanité elle-même, est séparée du divin. Nous pouvons survivre tout en étant séparés de Dieu. Cependant, grâce à notre sagesse, à l’âme divine qui est en nous, nous sommes capables de rester en contact avec l’éternité, d’avoir de la compassion envers Dieu, qui a créé des choses antinomiques.
Épouser cet esprit de pluralité et d’unité nous permet donc de nous dégager de cette séparation, de réparer cette dichotomie et de revenir à l’union, tout en vivant dans ce monde. Pour le Ramhal, le monde n’est pas en contradiction avec cette aspiration. Mieux, il est là pour nous aider. L’homme a en effet besoin de la vie matérielle, de s’éprouver dans l’expérience, même s’il est affecté. Sa présence ici-bas est une nécessité pour vivre cette union entre son corps et son âme, le haut et le bas, et tout rattacher à la vie divine afin que le mal ontologique ne devienne pas un mal moral.
Vous écrivez : « Le sentiment d’appartenir à un grand ensemble qui partage le même but (…) pourra seul unifier la société des hommes et leur donner un espoir meilleur. » Pourriez-vous préciser votre pensée ?
Nous pouvons être différents et avoir un même but. Le Tikoun Olam, c’est l’espoir de partager un but commun. Dans un cercle, chacun occupe une place définie tout en étant réuni. Le rayon est le même et chacun a le sien. Chaque rayon est une vision. Le but, qui se trouve au centre, n’est pas de triompher ou d’obtenir un pouvoir, qui appartient seulement à Dieu, mais de lui redonner sa place dans le monde.
« Quelle est la maison que vous pourriez me bâtir ? » est-il écrit dans Isaïe (66, 1). Le temple, c’est le cœur de chacun de nous, portant la Présence. Ainsi les scientifiques, les religieux, les politiques, etc., doivent-ils se rencontrer, parler entre eux de ce but commun. Aujourd’hui, Dieu est un mot qui fait peur. Or la kabbale peut, à mon avis, donner une véritable définition de Dieu, comme principe qui rassemble tous les hommes pour les amener à un entendement, qui les aide à se comprendre et à s’unir avec lui. L’homme doit atteindre cette conscience de l’Unité et la vivre. Se délivrer de sa condition animale pour manifester la gloire de Dieu et faire avancer l’humanité. Sa préoccupation ultime doit être la réparation du monde !
(*) Tikoun Olam. La réparation du monde (Auteurs du Monde, 2016)
La métaphysique de l’unité chez le Ramhal (Auteurs du Monde, 2016)
http://www.lemondedesreligions.fr/une/dans-la-kabbale-c-est-a-l-homme-de-completer-le-monde-cree-par-dieu-31-03-2017-6230_115.php